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CHRONIQUE «L'ÂGE DE RÉSEAUX»
Les «gueules cassées» des réseaux, martyr des gilets jaunes
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Les images des nombreuses victimes de violences policières chez les gilets jaunes inondent depuis des semaines les réseaux sociaux dans une relative indifférence médiatique.
Tous les samedis, le même rituel. Les deux écrans sont branchés en même temps. A la télévision défilent les violences des gilets jaunes. Sur l’ordinateur, les vidéos de violences policières s’enchaînent sur le fil Facebook. Les suiveurs du mouvement sont un peu comme ces parents éplorés, qui doivent déterminer qui a frappé le premier entre leurs deux enfants. A la fin, à la vérité, on ne sait plus qui a frappé en premier. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il faut que ça s’arrête. Et au plus vite.
La violence des manifestants est au cœur des débats sur les plateaux télé depuis deux mois, mais jusqu’à très récemment, les violences policières sont restées un sujet à basse intensité dans les médias. Ce n’est pas que les journalistes n’en aient pas parlé, c’est qu’ils ne s’en sont pas indignés alors qu’à côté, les réseaux sociaux pleuraient. Les images de «gueules cassées» au lanceur de balle de défense (LBD) inondaient Facebook et les JT télé semblaient ignorer ces visages fracturés, ces nez fracassés, ces yeux éborgnés.
Arrêt sur images a épluché les JT de 20 heures de TF1 et France 2pour compter le nombre de sujets consacrés aux violences policières entre le 17 novembre et le 13 janvier. Le site d’information n’en a dénombré que deux sur TF1, et deux sur France 2, tous consacrés au commandant Andrieux de Toulon. Le 10 janvier, dans une séquence surréaliste, le journaliste de TF1 Georges Bernier assure qu’il n’y a eu aucune «bavure» ni «aucun blessé grave». «De l’avis de tous les experts, c’est la preuve de beaucoup de sang-froid et de maîtrise», ajoute-t-il.
Ces «experts» dont il parle ont-ils seulement été voir ce qui était diffusé sur Facebook ? Le niveau de violences policières serait inédit depuis les années 60, d’après le journaliste indépendant David Dufresne. Au-delà de l’intensité, c’est la visibilité de ces violences qui n’a aucun équivalent dans l’histoire. Dans le conflit des gilets jaunes, tout est publié en temps réel sur les réseaux, avec une infinité de documents produits: Facebook Live de gilets jaunes, courtes vidéos d’agences de presse publiées directement sur les réseaux (Line Press), photos de blessés dans la rue ou à l’hôpital. Tous ces documents font l’objet d’une intense discussion sur les réseaux sociaux, principalement sur les groupes Facebook de gilets jaunes. La viralité des ces violences policières a été renforcée par la création de cagnottes en ligne pour les blessés, ensuite partagées à tous leurs contacts et dans les réseaux gilets jaunes. Le site desarmons.net en recense au moins dix-neuf.
Les montages de «gueules cassées» se sont multipliés sur les réseaux, créant un martyr collectif, des anonymes défigurés qu’on pleure sur Facebook mais qu’on voit peu dans les médias. J’ai soumis cette image virale à Jacques Pezet, journaliste à Checknews de Libération, qui fait le décompte des blessés graves du côté des gilets jaunes et journalistes. Il en authentifie environ les deux tiers (avec une pastille verte), le reste étant difficile à vérifier. En temps normal, cette mosaïque aurait été constituée d’un nombre incalculable de vieilles photos n’ayant rien à voir avec le conflit actuel. La réalité du conflit des gilets jaunes est qu’il y a eu tellement de manifestants défigurés que les traditionnels fakes n’ont même pas été nécessaires. Il n’est pas question de dire qu’aucune fausse photo ou vidéo n’a circulé, mais elles n’ont pas joué un rôle décisif, tant les vrais documents suffisaient à créer l’indignation.
Le conflit des gilets jaunes a exposé une population jusque-là restée éloignée des conflits sociaux à la réalité visuelle des violences policières. Chacune de ces vidéos, chacune de ces mosaïques de «gueules cassées» a radicalisé des gilets jaunes indignés par le niveau de violence reçu. Cette réponse policière a nourri chez les gilets jaunes un discours d’acceptation de la violence, pensée comme une réaction à la répression.
A raison, Christophe Castaner déclarait lors de ses vœux aux forces de l’ordre : «Nous devons la transparence aux Français» sur les violences policières. De transparence, il n’y aura jamais eu. Le gouvernement n’a fait aucun cas de ces documents montrant des violences policières. Dans un monde idéal, pendant qu’Emmanuel Macron débattait avec les maires, Christophe Castaner aurait dû passer sept heures en Facebook Live à commenter une par une toutes les vidéos de violences policières pour expliquer en quoi la réaction était «proportionnelle». Les médias le laissant relativement tranquille sur le sujet, Castaner a pu déclarer le 14 janvier, en déplacement à Carcassonne : «Je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué un citoyen ou un journaliste.»
La vidéo de ses propos est devenue virale sur Facebook. La déclaration est apparue tellement énorme aux yeux des gilets jaunes qu’elle a davantage suscitée de l’ironie que de la colère: «Monsieur Castaner je pense que vous devriez vous acheter une paire de lunettes. En plus ça tombe bien Macron a dit qu’elles étaient remboursées à 100%», pouvait-on lire. Au moment où Castaner assurait que jamais la police n’était en faute, ironiquement, un montage de sa tête dessinée avec des photos de «gueules cassées» circulait sur les réseaux. Décidément, le premier opposant au gouvernement, c’est Facebook.
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