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Oct
2016
Racines historiques profondes des valeurs, des institutions et de l’identité européennes, par Peter Turchin
Source : euromind, le 16/09/2016
Peter Turchin
Le grand projet d’intégration européenne est un échec. Les signes de dysfonctionnement abondent : de la débâcle de la dette grecque à la crise de l’immigration et maintenant le “Brexit”. La tendance à la désintégration au niveau européen se reflète dans les États constituants : pensez aux envies d’indépendance des Écossais et des Catalans, ou à l’incapacité de la Belgique à former un gouvernement national depuis des années. Dans un renversement spectaculaire de la tendance d’Après-guerre, les Européens ont apparemment perdu leur capacité à coopérer au travers des différentes entités nationales et entre les différents groupes ethniques.
Pour mettre cet échec en perspective, amener les gens à coopérer dans de très grands groupes comme l’UE est difficile. La science qui tente de comprendre comment les humains peuvent être en mesure de former d’énormes sociétés coopératives comptant des dizaines ou des centaines de millions de membres en est encore à ses balbutiements. Les sociologues ne disposent pas vraiment d’expériences impliquant des centaines de millions de personnes. Néanmoins, beaucoup de progrès ont été accomplis en adoptant une approche scientifique pour l’analyse des données historiques. [Voir Turchin, Peter. 2016. Ultrasociety: How 10,000 Years of War Made Humans the Greatest Cooperators on Earth(Comment 10 000 ans de guerre ont fait des Hommes les plus grands coopérateurs sur Terre), Chaplin, CT: Beresta Books.]
Ce que nous avons appris nous montre que la capacité des gens à former de grands groupes coopératifs est conditionnée par l’Histoire lointaine – des événements qui ont eu lieu des centaines et parfois des milliers d’années auparavant. Les analyses historiques ont identifié un facteur particulièrement important : l’influence durable du passé et des empires maintenant disparus depuis longtemps. Pourquoi ?
Une coopération réussie exige que les gens partagent des valeurs, des institutions et une identité sociale. Les valeurs nous disent pourquoi nous voulons coopérer : quel bien public voulons-nous produire collectivement ? Les normes et les institutions nous disent comment organiser cette coopération. L’identité partagée aide les gens à œuvrer ensemble pour surmonter les obstacles à la coopération (comme la tentation de profiter des efforts des autres). A titre d’exemple, le premier principe de la gestion de l’action coopérative, identifié par le politologue et prix Nobel Elinor Ostrom, était de définir des limites claires pour les groupes. Des valeurs, institutions et identités incompatibles condamnent souvent tout effort de coopération avant même qu’il puisse se développer.
L’expérience historique de la vie dans un même État se traduit souvent par la diffusion de valeurs, d’institutions et d’identités communes au sein de groupes initialement disparates. Des éléments de culture changent progressivement, y compris ceux qui influent sur la coopération, mais souvent persistent encore longtemps après la désintégration de l’empire.
Nous pouvons utiliser les données de la World Values Survey (WVS) pour visualiser ces « fantômes des empires passés ». Depuis 1981, la WVS a recueilli des données sur les croyances des gens dans de nombreux pays. Les chercheurs ont découvert qu’une grande partie des variantes entre les populations des différents pays peuvent être définies en seulement deux dimensions : (1) les valeurs traditionnelles par rapport à des valeurs laïques et rationnelles, et (2) les valeurs de survie par rapport aux valeurs d’expression personnelle. Lorsque les valeurs de chaque pays de l’échantillon sont représentées dans un espace à deux dimensions définies par ces deux axes, nous obtenons ce qu’on appelle la carte culturelle Inglehart-Welzel. J’ai pris les données du WVS pour les pays européens de la dernière (sixième) enquête et mis la légende en fonction de l’histoire partagée au sein des anciens États : les empires carolingien, des Habsbourg, ottoman, britannique et russe. « Nordique » se réfère aux empires danois et suédois (attendu que le Danemark à certaines périodes de l’histoire incluait la Norvège, l’Islande et une partie de la Suède, tandis que la Suède incluait la Finlande).
Comme le montre la figure, les pays modernes, qui partagent le même passé et le même empire disparu depuis longtemps, sont groupés très étroitement. Il y a peu de chevauchements. Et quand il y en a, cela peut refléter l’influence d’empires encore plus anciens. Par exemple, l’Espagne, l’Italie, la Grèce et les Balkans étaient tous au cœur de l’Empire romain.
Le groupe des pays qui faisaient partie de l’Empire carolingien (qui a atteint son apogée en 800 sous Charlemagne) est d’un intérêt particulier. Il est remarquable que le groupe initial de six États européens qui ont signé en 1957 le traité instituant la Communauté Economique Européenne, précurseur de l’Union européenne (France, Allemagne, Italie et Benelux), étaient également au cœur de l’empire de Charlemagne.
Ce n’est pas une coïncidence. L’empire carolingien était la forme embryonnaire de ce que nous appelons aujourd’hui la civilisation occidentale, à savoir la majeure partie de la chrétienté latine, cette partie de l’Europe médiévale qui était catholique, plutôt qu’orthodoxe ou non-chrétienne, composée des États qui ont succédé aux Carolingiens (par exemple, la France et l’Empire allemand, aussi appelé « saint Empire romain »). Plus tard, à ce noyau, on a ajouté des régions qui ont été conquises par des non-chrétiens (par exemple, la plus grande partie de l’Espagne, la Prusse) ou des terres anciennement carolingiennes converties (par exemple, le Danemark et la Pologne). Bien que jamais unis politiquement après l’éclatement de l’Empire carolingien, les habitants de la chrétienté latine savaient qu’ils partageaient un certain sens supranational. Ils étaient unis par leur foi commune, dirigée par le pape à Rome, par une culture partagée et par le langage commun de la littérature, de la liturgie, et de la diplomatie internationale latine. Comme l’historien Robert Bartlett nous le dit dans The Making of Europe: Conquest, Colonization and Cultural Change, 950-1350, les étrangers étaient également conscients de cette identité supranationale, et désignaient les chrétiens latins sous le nom de “Francs” (“Faranga” en arabe, “Fraggoi” en grec). Le ménestrel Ambroise a écrit à propos de la première Croisade : « Quand la Syrie a été reprise dans une autre guerre et Antioche assiégée, l’une de ces grandes guerres et ces combats contre les Turcs et les mécréants, dont beaucoup d’entre eux ont été abattus, il n’y avait pas de conspirations ou de querelles, personne ne demandait qui était Normand ou Français, qui était Poitevin ou Breton, qui était du Maine ou de Bourgogne, qui était Flamand ou Anglais… tous ont été appelés « Francs », qu’ils fussent bruns ou blonds ou roux ou blancs. » La chrétienté latine a été le précurseur direct de la civilisation occidentale, et même le schisme religieux de la Réforme, malgré le sang versé, s’est avéré n’être qu’une querelle de famille. Il n’a pas détruit l’identité globale dont les racines remontent aux Carolingiens, et qui a servi de base pour le projet d’unification européenne actuelle. [Pour en savoir plus sur cette histoire, voir Turchin, Peter. 2006. War and Peace and War: The Life Cycles of Imperial Nations. NY: Pi Press.]
Rétrospectivement, cependant, l’expansion bien trop rapide de l’UE à partir du groupe de base des six pour arriver à 28 membres a clairement contribué à son dysfonctionnement. Premièrement parce qu’il est plus facile à six personnes (ou six chefs d’État) de se mettre d’accord sur une façon de procéder, que de le faire à vingt-huit. Deuxièmement, et tout aussi important, l’expansion au-delà du noyau carolingien (les cercles rouge dans la figure) a réuni des gens (et des politiciens) de diverses cultures, détenant des valeurs différentes, et prenant des chemins incompatibles avec la coopération. Ceci peut être vu dans la façon dont les cercles représentant les 22 pays supplémentaires sont largement dispersés dans la figure. Un tel décalage dans les normes et les institutions a créé des obstacles supplémentaires à une action collective efficace.
L’intégration européenne serait-elle mieux servie par une approche « modulaire » plus progressive ? Par exemple, les pays nordiques ont déjà leur propre « noyau d’intégration », le Conseil nordique. Le groupe Visegrad (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République tchèque) en est un autre. Peut-être l’UE fonctionnerait-elle mieux comme ensemble imbriqué de ces groupes, plutôt qu’en étant un seul vaste groupe qui repose sur des arrangements informels entre les États les plus puissants ?
Dans un article récemment publié dans la revue scientifique internationale Nature, [Turchin, Peter. 2016. Mine the past for Patterns. Nature 535: 488-489.] je demandais davantage de recherches pour étudier ces pistes, de manière empirique et systématique, en utilisant de nombreuses bases de données historiques qui analysent méticuleusement le dossier historique (par exemple, voir Seshat: Global History Databank). Voici quelques-unes des questions que nous pourrions poser : quels arrangements et quelles institutions politiques administratives ont aidé la coopération dans les grands empires (qui ont souvent commencé comme des confédérations), tels que Rome, ou la Confédération Maratha, aux États-Unis ? Que pouvons-nous apprendre du sort de l’Empire des Habsbourg, que nous considérons comme une tentative antérieure (qui a échoué) d’« Union européenne », mis en place par une série de mariages entre dynasties ? Est-ce qu’une construction graduelle et progressive aurait pour résultat une union plus durable ? Avec quel type de hiérarchie les unités politiques fonctionnent-elles le mieux : l’horizontale avec un seul niveau, ou l’imbriquée, à plusieurs niveaux ? Quelle est l’importance du sentiment d’identité pour préserver l’unité de grands groupes humains ?
C’est une tendance marquée chez les décideurs politiques de considérer les crises économiques et politiques actuelles comme si elles étaient totalement sans précédent, ce qui les conduit à répéter les vieilles erreurs. Mais alors que nous choisissons d’ignorer les leçons de l’Histoire, l’Histoire, elle, ne nous ignore pas.
Source : euromind, le 16/09/2016
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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