Cet été, j’avais emmené dans mes bagages la nouvelle traduction des « Raisins de la colère » de John Steinbeck. Non parce que je voulais comparer avec l’ancienne : je dois avouer que je n’avais jamais lu le roman du prix Nobel de littérature 1962. Donc, je voulais juste le lire, en me disant qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir un grand classique. Or, justement, ce que j’ai lu, ce n’est pas du tout un « classique » tel qu’on le conçoit habituellement dans la foulée des grands romans du XIXe siècle : une narration explorant des sentiments et les rouages des sociétés humaines. Il y a ça, bien sûr, mais pas que. Car « les Raisins de la colère », c’est avant tout une incroyable description d’une catastrophe écologique, qui affecte l’ensemble du vivant, les humains autant que les « non-humains », comme aurait dit Latour. Ici, la nature n’est pas un décor, elle mène sa propre existence, c’est un vivier de personnages à part entière.
L’exemple le plus frappant, c’est le chapitre III, entièrement consacré à la description du lent cheminement d’une tortue qui se retrouve sur une route. Des lignes écrites à hauteur de tétrapode : « La tortue s’arrêta un moment et leva la tête. Elle cligna des paupières en étudiant la pente. Enfin, elle entama son ascension. » On suit ses efforts, on partage son inquiétude d’échouer à franchir le remblai, on tremble quand une voiture la frôle… Mais on trouve ailleurs un chien qui a peur et qui cherche « aux alentours quelque chose qui détournerait son attention sans lui faire perdre la face » − il finit par repérer une poule et lui fonce dessus. Ou un plaidoyer en faveur des sols agricoles maltraités par l’agriculture chimico-industrielle : « Les nitrates ne sont pas la terre, de même que les phosphates ou la longueur des fibres de coton ne sont pas la terre (… ) La terre est bien plus que l’analyse qui en est faite. »
Cette catastrophe est bien connue des historiens de l’agriculture. Enivré par la puissance grandissante de ses tracteurs, l’agro-business américain a entrepris, au cours des années 1920, de transformer les grandes prairies du Middle West, en particulier dans l’Oklahoma, en champs de céréales, sans réaliser que les sols y étaient bien trop fragiles. Epuisée par le labourage répété, la terre s’est émiettée et, lorsque sont survenues les sécheresses, s’est transformée en poussière soumise aux caprices du vent. La poussière a détruit les pousses, envahi les maisons, recouvert les routes, abîmé les humains. L’avidité des banques, ces créatures qui « ne respirent pas de l’air et ne se nourrissent pas de lard (mais) respirent des profits (et) se nourrissent de taux d’intérêt », a fait le reste. Un engrenage qui ressemble fort à ce que nous vivons aujourd’hui, par exemple avec les algues vertes en Bretagne et que Steinbeck raconte avec un luxe de détails, surtout dans la première partie du livre.
Wikipedia nous apprend d’où l’écrivain tenait son savoir en matière agricole : du biologiste marin Ed Ricketts, qui devient un ami proche et son mentor à partir de 1930 − « les Raisins de la Colère » sortent en 1938. Or, ce Ricketts a lui-même suivi un cours universitaire de Warder Clyde Allee, l’une des figures de l’écologie américaine : lecteur de Kropotkine, il travaillait sur la sociabilité animale et montra que la coopération est à la fois profitable et essentielle dans la nature. On retrouve des références à Allee par exemple dans les écrits de l’essayiste Pablo Servigne.
Que conclure de cette étonnante jonction ? Que la littérature n’a pas toujours regardé la biologie avec dédain et qu’elle a pu, par le passé, y trouver une formidable matière romanesque. Il serait heureux que les écrivains d’aujourd’hui reprennent le flambeau de Steinbeck, en ayant l’humilité de commencer par se documenter. Un peu d’études des écosystèmes et de chimie agricole dans le cursus des narrative studies, ça aurait de la gueule, non ?
Eric Aeschimann
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