Après une semaine de spéculations de tous genres concernant l'apparition inexpliquée de quatre fuites géantes des pipelines Nord Stream 1 et 2 près de l'île danoise de Bornholm, peu de choses peuvent être affirmées avec certitude. L'incident a bien évidemment exposé la fragilité alarmante des infrastructures critiques pour l'Europe, augmentant l'incertitude sur le marché énergétique et faisant planer sur la Mer Baltique le spectre d’une catastrophe écologique. En ce qui concerne la cause des fuites, toutes les parties ont écarté l'hypothèse d'un accident, à cause de la simultanéité des explosions et l'affirmation des sismologues qu'il ne s'agissait pas d'un tremblement de terre. Cependant, si tous privilégient la piste du sabotage, les nombreux débats du type « à qui profite le crime ? » ne s'appuient pour l'instant sur aucun indice concret. Étant donné que les investigations matérielles ne peuvent commencer tant que de grandes quantités de méthane fuient encore des tuyaux, il est peu probable que l'identité des éventuels saboteurs soit établie dans l'immédiat. Les controverses autour du Nord Stream se caractérisent donc par des conjectures et des accusations mutuelles de la Russie (visant les « anglo-saxons ») et les pays occidentaux. Chose normale en temps de guerre, dirait-on. Par contre, les réactions contradictoires au sein de l’opinion publique occidentale ont révélé un haut degré de tension et de nervosité sociétale, la divergence des hypothèses étant le reflet de lectures incompatibles du conflit en Ukraine, principalement au sujet du rôle des États-Unis et leurs relations avec l'Europe.
Une bonne illustration de cette situation insolite est le destin spectaculaire et étrange d'un tweet de Radoslaw Sikorski, eurodéputé et ancien ministre polonais de la défense, qui a réussi à déclencher une tempête diplomatique internationale avec seulement trois mots sur Twitter : « Thank you, USA », au-dessus d'une image d'un tourbillon de gaz dans la Baltique. Dans ses tweets successifs, Sikorski a exprimé sa satisfaction quant à la disparition de Nord Stream 1 et 2, affirmant que les États-Unis avaient (à juste titre selon lui) éliminé une source potentielle de chantage énergétique de la part de Moscou. Il a appuyé son hypothèse avec une vidéo désormais célèbre de Joe Biden datant du 7 février, où le Président américain promettait de « mettre fin » à Nord Stream 2 en cas d'invasion de l'Ukraine.
Étonnamment pour ce diplomate très expérimenté, Sikorski ne semble pas avoir anticipé les réactions internationales à son interprétation personnelle des événements. Il a immédiatement été condamné pour irresponsabilité flagrante en Pologne (où le gouvernement a suivi une toute autre ligne), accusé de servir la « désinformation » russe. Une critique très ironique, étant donné que Sikorski et sa femme, l'auteure américaine Anne Applebaum, sont connus pour leurs propos acerbes contre Vladimir Poutine. Par la suite, les « remerciements » de Sikorski envers Washington ont effectivement été utilisés par la porte-parole du Kremlin, Maria Zakharova, comme preuve de la responsabilité américaine pour le sabotage du Nord Stream, étant même cités vendredi par le représentant russe au Conseil de Sécurité des Nations-Unies. Par contre, le tweet de Sikorski a également été intégré au récit anti-Biden existant de certains secteurs de la droite nord-américaine, le très suivi Tucker Carlson de FOX News le citant afin de fustiger le Président comme un va-t-en-guerre hors contrôle. Il faudrait en même temps souligner que Carlson a été largement critiqué à son tour, y compris par John Jordan sur le très conservateur NewsMax, pour un non-sequitur logique évident en lisant dans le discours de Biden de février 2022, l'intention de « faire sauter » le Nord Stream 2 plutôt que d'obtenir sa fermeture par des moyens diplomatiques (l'Allemagne a gelé le NS2 15 jours plus tard).
Autre ironie du sort, Sikorski, membre du principal parti d'opposition polonais, a été soupçonné par les médias pro-gouvernementaux d'être un agent russe. On lui reproche principalement ses actions en tant que ministre dans le gouvernement de Donald Tusk à une époque où la Pologne cherchait effectivement une sorte de rapprochement avec la Russie pendant la « présidence fantôme » de Dmitri Medvedev (2008-2012), période pendant laquelle le Kremlin semblait plutôt ouvert au dialogue avec Varsovie et Berlin. Aujourd'hui chef du parti de Sikorski, Tusk a ouvertement critiqué son tweet, le qualifiant d'« erreur évidente [...] ni sage, ni nécessaire, ni responsable ».
Le message et le fil de discussion de Sikorski ont maintenant été supprimés, mais l'incident permet de souligner le rôle potentiellement explosif des réseaux sociaux dans un contexte international surchauffé. L'historien britannique A.J.P. Taylor avait qualifié les premières semaines au front occidental en 1914 de « guerre par horaires », le déroulement des événements étant dicté par les horaires des trains ; un siècle plus tard, on pourrait dire que nous nous trouvons désormais confrontés au danger d'une « guerre par Twitter ».
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