Taxer les superprofits : le débat imposé par la gauche ressurgit
La Nupes a fait front commun à l’Assemblée nationale pour soutenir la taxation des bénéfices exceptionnels des entreprises. L’annonce des résultats record des grands groupes au premier semestre fait résonner cette revendication écartée par le gouvernement.
29 juillet 2022 à 17h24
Le débat sur le « pouvoir d’achat » à l’Assemblée nationale s’est clos il y a quelques jours, mais c’est comme si l’actualité voulait jouer les prolongations. Le 28 juillet, l’annonce des résultats semestriels des grandes entreprises a fait revenir au centre de l’attention la question des « superprofits ». Total, Engie, Stellantis ou encore LVMH croulent sous les bénéfices, en hausse par rapport au premier semestre 2021. Les sommes sont mirobolantes : 18,5 milliards pour Total, 6,5 milliards pour LVMH, 8 milliards pour Stellantis, 5 milliards pour Engie...
Pourtant, l’Assemblée nationale a manqué l’occasion de décider de mettre en place une taxation sur ces bénéfices monstres, à l’inverse de nombreux pays européens (Espagne, Italie, Allemagne). Plusieurs amendements déposés et débattus dans l’hémicycle portaient bien sur cette proposition.
Les député·es de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) en avaient particulièrement fait leur cheval de bataille. Mais l’Assemblée en a décidé autrement, au grand soulagement du ministre de l’économie, Bruno Le Maire.
Le député de La France insoumise (LFI) du Val-de-Marne, Louis Boyard, ne décolère pas à ce sujet : « Cette loi sur le pouvoir d’achat, qui aurait dû porter sur le partage des richesses, ne prendra pas un euro à ces entreprises qui n’ont jamais fait autant de profits. C’est la philosophie politique de la Macronie : le pouvoir politique sous Macron est dans les mains des multinationales. »
De fait, les débats houleux et prolongés sur le « pouvoir d’achat » dans l’enceinte du Palais-Bourbon ont mis au jour une ligne de fracture très nette au niveau économique. D’un côté, le gouvernement et la majorité présidentielle prônent la baisse des impôts, la compétitivité des entreprises et autres ingrédients du ruissellement économique ; de l’autre, les élu·es de la Nupes martèlent la redistribution, la taxation des plus riches et le souci de la dette écologique.
Le président de la commission des finances Éric Coquerel (LFI) a joué les chefs d’orchestre de cette bataille de fond. Dès le 22 juillet, à l’ouverture du débat sur le projet de loi de finances rectificative, il rappelait la grille de lecture de la Nupes, en s’adressant à Bruno Le Maire : « Vous partez de préceptes économiques, ceux du néolibéralisme, pour déterminer le degré des réponses aux besoins. Nous devons au contraire partir des besoins, et plus particulièrement de ceux dictés par l’urgence écologique, sociale, sanitaire, pour élaborer la stratégie économique et financière apte à les satisfaire. »
Pendant plusieurs jours, les porte-parole de la coalition de gauche et écologiste se sont relayés pour promouvoir l’idée d’une « contribution exceptionnelle de 25 % » assise sur les profits des compagnies pétrolières, des grands transporteurs maritimes et des sociétés d’autoroute.
Une majorité manquée de peu
« Certains se gavent : ce n’est plus acceptable. En la matière, vous êtes au pied du mur, et vous êtes de plus en plus isolés. Combien de temps tiendra le gouvernement, fervent défenseur des grandes entreprises, avant d’y venir à son tour ? », a prévenu la députée de La Réunion Karine Lebon, membre du groupe Gauche démocrate et républicaine.
Sa collègue insoumise Marianne Maximi a abondé : « La fortune des milliardaires atteint déjà des sommets, les profits du CAC 40 battent tous les records depuis la pandémie, mais vous continuez à refuser notre taxe sur les profiteurs de crise. » L’Insoumis Manuel Bompard avait conclu, amer, le 25 juillet, en s’adressant à la coalition présidentielle : « La seule chose que vous ayez protégée dans ce débat, ce n’est pas le pouvoir d’achat des Français, c’est le pouvoir d’achat des ultrariches et des grandes fortunes de ce pays ! »
Cette revendication a pourtant bien failli faire l’objet d’un quasi-consensus, et mettre en minorité le gouvernement et la majorité présidentielle – comme ce fut le cas sur d’autres sujets. À l’issue de discussions en commission des finances, la députée membre de Renaissance (le nouveau nom du groupe LREM) Stella Dupont a en effet déposé un amendement allant dans ce sens.
Mais le 23 juillet, l’annonce par Total d’une remise allant jusqu’à 20 centimes par litre de carburant a désamorcé la bombe, en convainquant le parti Les Républicains (LR) de soutenir la majorité, et en dissuadant la députée de maintenir son amendement. Le coût de cette ristourne est pourtant relativement faible, comparé aux ressources qu’une telle taxe aurait permis d’engranger (environ 10 milliards d'euros). Il en va de même pour la remise annoncée par Engie ce 29 juillet de 100 euros en moyenne en direction de ses clients les plus modestes.
Le député socialiste de l’Eure, Philippe Brun, membre de la commission des finances, est monté au créneau pour dénoncer ce retrait soudain de l’amendement de Stella Dupont. Dans son intervention, très partagée sur les réseaux sociaux, il déclarait solennellement : « Les législateurs ont renoncé à leur pouvoir pour céder à l’influence des lobbys. C’est un scandale d’État ! » Les amendements similaires de la Nupes ont finalement été rejetés, à dix voix près pour le plus serré.
Un clivage entre « eux » et « nous »
Joint par Mediapart, Philippe Brun réagit aux résultats trimestriels annoncés par Total : « Ces résultats sont la preuve que l’Assemblée nationale n’a pas joué son rôle, et du scandale d’État de ce retrait d’amendement. Le législateur a fait une pub gratuite pour Total », regrette-t-il, tout en revendiquant d’avoir « mené la bataille culturelle » avec ses collègues.
Après son intervention à l’Assemblée, Bruno Le Maire avait répliqué : « Le seul lobbyiste, c’est moi. » Ce que le socialiste considère comme un « aveu » : « Il a convaincu les députés, missionné par Total. »
Cette passe d’armes illustre en tout cas la réussite de la Nupes à se faire entendre et à apparaître comme une opposition solide, en mêlant les registres conflictuels ou plus diplomatiques, selon les sensibilités. Un baptême du feu salué par l’écologiste Sandrine Rousseau : « Ce qui a été très fort, c’est l’union dans la diversité. Les amendements portés par le PS, LFI, le PC ou nous n’étaient pas les mêmes, mais ils allaient tous dans le même sens, ça a montré la force de la Nupes. »
Son collègue insoumis Louis Boyard estime aussi avoir eu « le sentiment de faire partie du même bataillon », alors que certains mettent en doute la stabilité de la Nupes dans le temps : « Au début du débat, on nous disait irresponsables. Mais au fur et à mesure de nos interventions, les gens ont compris qu’on voulait le partage des richesses, et on a gagné sur le terrain des idées », se félicite-t-il.
Les tribuns de la Nupes espèrent aussi avoir surclassé par contraste le Rassemblement national (RN) en voie de banalisation, et qui, fort de ses 89 député·es, convoitait la place de « première opposition » à Emmanuel Macron. « Le RN s’est révélé d’une faiblesse incroyable au cours de ces débats. Il a été de connivence avec la majorité présidentielle au moment où il fallait voter. Il fallait faire tomber les masques, donc tant mieux », avance Sandrine Rousseau.
La quasi-totalité des élu·es RN a cependant bien soutenu l’idée d’une taxe sur les superprofits. Sur d’autres amendements qui apparaissent comme des mains tendues aux classes populaires, ils ont en revanche détourné le regard.
Ce qui fait dire à la députée de Paris Danielle Simonnet (LFI) que les débats ont agi comme un révélateur de « deux blocs : nous, la Nupes, et eux, tous les libéraux, de LREM au LR en passant par le RN qui, dans cette séquence, a été contre la hausse du Smic, contre le gel des loyers et contre le blocage des prix ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire