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À la poursuite du dragon de méthane tapi dans les fonds marins
Nous avons accompagné une scientifique dans les profondeurs de l’océan afin d’essayer de comprendre comment les gisements de gaz solidifiés sont susceptibles de réagir face à l’accélération du réchauffement de la planète.
Par Chris D'Angelo
15/09/2019 16:30 CEST
SCIENCE – À 60 kilomètres des côtes de Caroline du Nord, l’Atlantis, un navire océanographique de plus de 80 mètres, parcourt une étendue maritime sombre et déserte. Tandis qu’il laisse derrière lui des traînées régulièrement espacées, son équipage envoie des ondes sonores dans les abîmes. Un demi-kilomètre plus loin, des panaches de méthane – un puissant gaz à effet de serre – surgissent du fond des mers.
Le site, baptisé Pea Island en référence à une région des Outer Banks, compte parmi la centaine de suintements actifs découverts au large de la côte Atlantique depuis 2012. Aucun être humain n’a, à ce jour, exploré cet univers subaquatique, mais Samantha Joye, océanographe et microbiologiste, s’apprête à y remédier.
À 6 h du matin, elle pénètre dans le labo informatique du navire, un thermos de thé à la main. Elle semble inquiète en découvrant ce que le sonar a détecté.
Jason Chaytor, géologue marin de l’Institut d’études géologiques américain (USGS), a passé une bonne partie de la nuit à cartographier le plancher océanique. Il pointe du doigt les colonnes de bulles visibles sur les clichés multicolores. Le plus important des panaches s’est élevé à quelque 250 mètres du fond, soit à peu près à mi-chemin de la surface.
“Il faut examiner celui-là en premier”, lui conseille-t-il. Samantha se penche par-dessus son épaule et plisse les yeux derrière ses lunettes à monture violette. Elle arbore un sourire de savant fou.
On appelle ce type de site un suintement froid, c’est-à-dire une zone ou du méthane et d’autres hydrocarbures s’échappent naturellement du plancher océanique. Les suintements froids abritent différents types d’organismes, dont ceux que Samantha préfère: les beggiatoa, de longues bactéries filiformes.
Outre leur capacité à absorber l’énergie dégagée par le sulfure d’hydrogène, un gaz toxique, les beggiatoa s’assemblent sous forme de colonies semblables à des “tapis” et attirent les micro-organismes environnants qui se nourrissent de méthane. Ensemble, ces populations microbiennes jouent le rôle de filtres biologiques et recouvrent les suintements actifs tout en limitant la quantité de gaz qui se retrouve dans la colonne d’eau et, surtout, dans l’atmosphère.
DEEP SEARCH IVAN HURZELER/ERIN HENNINGAoût 2018. L’océanographe Samantha Joye et l’écologiste des fonds marins Erik Cordes discutent sur le pont de l’Atlantis.
De l’hydrate de méthane (du méthane sous forme congelée) observé sur l’un des nombreux suintements froids au large de la côte atlantique des États-Unis. Ce composé est très répandu dans les grands fonds et absorbe jusqu’à 20% du carbone de la planète.
Les suintements qui se produisent tout au long de la marge continentale de l’Atlantique n’ont rien de nouveau, mais les derniers progrès en matière d’imagerie sonar ont permis aux scientifiques de savoir précisément où ils se trouvent (des centaines d’autres ont été découverts ces dernières années au large des côtes du Pacifique Nord-Ouest). Cependant, sachant que cette technologie est toute récente, les scientifiques ne disposent pas des données de référence leur permettant de comparer la quantité de méthane qui s’échappe aujourd’hui à celle d’il y a 20 ou 200 ans, par exemple.
Le méthane est l’un des gaz à effet de serre les plus puissants. Bien que ses diverses sources soient bien connues, les causes de l’augmentation récente des émissions mondiales font toujours débat dans les milieux scientifiques.
L’expédition à bord de l’Atlantis, qui doit durer deux semaines, s’inscrit dans le cadre du projet Deep Search, une étude de cinq ans financée par les autorités en vue d’examiner les écosystèmes des suintements froids, des canyons et des récifs coralliens de cette zone de l’Atlantique, encore en grande partie inexplorée. L’équipe de plus de 20 scientifiques est partie de Woods Hole (dans le Massachusetts) à la mi-août 2018, en prévoyant d’effectuer une douzaine de plongées habitées au large de la côte sud-est de l’Atlantique, la plupart vers des sites encore inexplorés.
Samantha Joye, professeure à l’Université de Géorgie, espère que la mission permettra aux scientifiques d’en apprendre davantage sur les suintements de méthane et les communautés microbiennes complexes qu’ils abritent, et de savoir dans quelle mesure ils sont susceptibles de contribuer au réchauffement climatique.
En 2006, alors qu’elle menait des recherches dans le golfe du Mexique, ses coéquipiers et elle ont découvert un énorme amas d’hydrates de méthane, un bloc solide comme de la glace, constitué de ces gaz abondants dans les sédiments marins des grands fonds. Comme cela faisait penser à une tête de dragon, ils l’ont baptisé le “dragon endormi”. Pour la chercheuse, c’est une bonne métaphore de la catastrophe qui adviendrait si une explosion géante de méthane se produisait un jour dans l’atmosphère.
“Nous risquons de réveiller le dragon de méthane”, prévient-elle. “Or nous avons tout intérêt à ce qu’il reste tapi dans son antre.”
NOAA OFFICE OF OCEAN EXPLORATION AND RESEARCH
Le méthane (CH4), qui participe au cycle naturel du carbone, provient des zones humides, du sol, des volcans, des feux de forêt, des rizières ou encore de l’activité des termites. Dans les océans, il apparaît lorsque des micro-organismes ou des processus géologiques au cœur de la croûte terrestre décomposent la matière organique qui se dépose sur le plancher océanique: poissons morts, krill, bactéries, etc.
C’est par ailleurs un polluant extrêmement puissant qui retient, sur une période d’un siècle, presque 30 fois plus la chaleur que le dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère. Bien qu’il soit beaucoup moins répandu au sein du bouclier d’ozone de la planète que le CO2, le méthane est à l’origine d’un cinquième du réchauffement planétaire causé par l’homme. Depuis 1750, les teneurs en méthane ont augmenté de plus de 150%, ce qui est dû à la combustion d’énergies fossiles, l’agriculture et la déforestation.
Dans les grands fonds marins comme dans le pergélisol arctique, une importante quantité de méthane est retenue par les hydrates. Cette substance surnaturelle, également appelée “glace de méthane” ou “glace de feu”, se forme lorsque le méthane se mêle à de l’eau à basse température et sous forte pression. Elle constitue l’un des plus grands réservoirs de carbone de la planète, puisque l’on estime qu’elle retient 16 à 20% de la quantité totale de carbone.
“Imaginez un peu!”, s’exclame Erik Cordes, écologiste des grands fonds marins à l’Université Temple de Philadelphie, et responsable scientifique de l’expédition, tandis que l’Atlantis quitte Woods Hole et se dirige vers le large. “Il y a moins de carbone dans toutes les forêts de la planète et l’ensemble des organismes vivants réunis que dans les hydrates de méthane.”
Les hydrates restent stables dans des conditions analogues à celles des grands fonds marins glacials. Cependant, lorsqu’ils sont exposés à des températures plus élevées ou des chutes de pression, ils peuvent se transformer en gaz, avec une multiplication de l’ordre de 180 de leur volume. Certains scientifiques craignent que la fonte du pergélisol arctique et le réchauffement des océans induits par les changements climatiques observés au niveau mondial ne provoquent la décomposition de ces hydrates, ce qui pourrait entraîner des effets en cascade catastrophiques.
Nous risquons de réveiller le dragon de méthane. Or nous avons tout intérêt à ce qu’il reste tapi dans son antre.Samantha Joye, océanographe et microbiologiste
À partir d’une certaine proportion de méthane dans les océans, l’oxygène pourrait venir à manquer dans l’eau, ce qui aurait des conséquences désastreuses sur la vie marine. Une forte augmentation du méthane dans l’atmosphère provoquerait, quant à elle, un réchauffement rapide et dramatique de la planète.
Ce cas de figure préoccupe fortement Samantha Joye. Elle étudie les suintements de méthane et les évents hydrothermaux depuis près de 20 ans et estime en avoir observé suffisamment pour affirmer que ces écosystèmes sont sur le point d’être affectés par les bouleversements qui frappent actuellement les océans. Selon elle, la forte diminution des taux d’hydrates due aux changements climatiques n’a rien d’hypothétique.
″Ça m’embête de dire que c’est une bombe à retardement, parce que je ne veux pas angoisser tout le monde, mais ça me terrorise”, ajoute-t-elle.
En 2016, dix ans après avoir découvert le “dragon endormi”, Samantha Joye est retournée au même endroit en compagnie d’une équipe de tournage de la BBC, ce qui lui a permis de constater que l’amas d’hydrates – l’un des plus importants jamais observés – avait complètement disparu. C’était aussi le cas pour des gisements similaires situés à proximité, qui avaient laissé place à des cratères, ou “pockmarks”, là où le méthane gelé avait surgi du plancher océanique. La température relevée près du fond de l’océan dépassait alors les normales de plusieurs degrés.
“Nous savons que c’est dû à une déstabilisation des hydrates”, indique-t-elle, avant d’ajouter que des confrères et elle-même avaient tenté, en vain, d’obtenir un financement permettant de mener des études plus approfondies. “Il faut absolument faire comprendre aux gens qu’il est essentiel d’assurer un suivi de ces phénomènes.”
Les pics de méthane dans l’atmosphère ont été tenus responsables de précédents épisodes de réchauffement planétaire. Le plus grave, la “grande extinction”, s’est produit il y a 250 millions d’années et a anéanti près de 90% des espèces. La cause de ce phénomène fait débat, mais la décomposition des hydrates est l’une des théories scientifiques avancées. Il pourrait aussi s’agir d’une prolifération massive de microbes producteurs de méthane, comme l’a fait valoir un groupe de chercheurs du MIT dans un article de 2014.
Des scientifiques ont également relevé des traces d’un jaillissement important et soudain de méthane en provenance des fonds marins de l’Arctique, qui se serait produit au cours d’une période de réchauffement extrême il y a plus de 100 millions d’années et pourrait s’expliquer par une déstabilisation des hydrates. Ces derniers ont également joué un rôle lors d’une période de réchauffement intense survenue il y a 55 millions d’années, que l’on appelle le maximum thermique du passage Paléocène-Eocène, au cours de laquelle les températures mondiales ont augmenté de près de 8°C.
Ça m’embête de dire que c’est une bombe à retardement, parce que je ne veux pas angoisser tout le monde, mais ça me terrorise.Samantha Joye
Contrairement aux précédents épisodes de grandes variations climatiques, les activités d’une seule espèce sont à l’origine de la situation actuelle, laquelle pourrait bien toucher tous les endroits du globe. Le dioxyde de carbone provenant de la consommation de combustibles fossiles constitue la menace la plus imminente, mais le fait est que nous ne savons pas vraiment dans quelle mesure de nombreux écosystèmes complexes risquent ainsi d’être endommagés. Les communautés microbiennes présentes dans les suintements de méthane ne constituent qu’un exemple parmi d’autres.
À 500 mètres de profondeur, Pea Island se trouve à l’extrême limite de stabilité des hydrates, ce que les scientifiques appellent le “biseau”. Elle est donc particulièrement menacée par la hausse des températures de l’océan. Il existe une myriade de suintements similaires dans le monde.
“Cette île est l’exemple parfait des changements qui se produisent dans les océans à cause du méthane”, affirme Samantha.
D’autres scientifiques et experts se montrent plus circonspects quant à l’hypothèse d’une explosion de CH4 due aux hydrates, du moins à court terme. Carolyn Ruppel, qui dirige le projet sur les hydrates de gaz de l’USGS, fait partie des spécialistes qui ne cèdent pas à la crainte d’une éventuelle “bombe à retardement au méthane”. Ses recherches montrent que la grande majorité des hydrates de méthane connus – plus de 95% – se trouvent dans les grands fonds marins, à plus de 1 000 mètres de profondeur, et qu’un rejet à grande échelle ne pourra avoir lieu avant des centaines, voire des milliers d’années de réchauffement.
Par ailleurs, les caractéristiques physiques des océans limitent considérablement la quantité de gaz susceptible de gagner l’atmosphère, comme nous l’explique le professeur Ruppel au cours d’un entretien téléphonique. Le gaz se dissout dans l’eau de mer en remontant le long de colonnes d’eau où les microbes le transforment en dioxyde de carbone. Selon elle, il est très peu probable qu’une bulle rejetée d’une profondeur où les hydrates peuvent subsister soit susceptible de retenir le méthane jusqu’à la surface.
Dans un article de 2016 qui a fait date, Carolyn Ruppel et John Kessler, un océanographe de l’Université de Rochester (dans l’État de New York), ont fait remarquer que “rien ne prouve en l’état que du méthane issu des hydrates se retrouve dans l’atmosphère”. Ils ont néanmoins reconnu qu’il existe de nombreux endroits dans lesquels le méthane congelé est menacé par le réchauffement, en particulier dans l’Arctique et sur les pentes continentales supérieures, ce qui “pourrait constituer une source importante de CH4 atmosphérique dans certaines circonstances catastrophiques, quoique peu probables”.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que le grand public se préoccupe à présent des hydrates de méthane. Cependant, selon Ruppel, ce sont les suintements situés en eaux peu profondes, à savoir sur les plateaux continentaux et donc sans rapport avec les hydrates, qui sont le plus susceptibles de rejeter du méthane dans l’atmosphère terrestre.
“Je dis souvent à mes jeunes collègues que, s’ils veulent faire carrière dans ce domaine, il ne faut pas se soucier en premier lieu des suintements en eaux profondes”, confie-t-elle. “Je leur conseille de s’intéresser plutôt au méthane qui s’échappe des plateaux.”
Ce qui rend encore plus complexe ce nouveau champ d’études tient au fait que de nombreux pays, dont les États-Unis, estiment que les hydrates constituent une source d’énergie potentielle, malgré le risque accru d’émissions de ce gaz que cela représente.
Samantha Joye n’est pas du genre à édulcorer ce qu’elle observe, ni les conclusions qu’elle en tire. Cette attitude pragmatique lui a valu des louanges comme des reproches et l’a mise en porte à faux avec des personnes d’influence.
Lorsque la plateforme pétrolière Deepwater Horizon de BP a explosé dans le golfe du Mexique en avril 2010, relâchant plus de 750 millions de litres de pétrole brut, la scientifique avait déjà passé 15 ans à examiner les suintements naturels et la vie microbienne de la région. Quelques semaines après la catastrophe, elle a mis sur pied une équipe de recherche en vue de prélever des échantillons à bord du Pelican, le premier navire scientifique dépêché sur les lieux de l’explosion.
C’est au cours de cette première mission que son équipe s’est aperçue que d’importants panaches de pétrole et de méthane se formaient dans les profondeurs du golfe, indiquant que le déversement avait été bien plus grave que les déclarations de BP ne le laissaient supposer. La compagnie pétrolière a alors prétendu que ces panaches n’existaient pas: “Le pétrole se trouve à la surface”, affirmait ainsi Tony Hayward, son directeur général. D’autres chercheurs ont néanmoins confirmé les constatations de leur consœur.
La chercheuse a également eu maille à partir avec le gouvernement Obama. En août 2010, la Maison-Blanche a publié un rapport officiel selon lequel 76% du pétrole avait été dissous ou récupéré. Moins de deux semaines plus tard, la chercheuse coécrivait un rapport révélant que près de 80% du pétrole se trouvait encore en mer, ce qui constituait une menace pour l’écosystème du golfe. Les scientifiques du gouvernement ont maintenu que leurs chiffres étaient les bons.
Cette catastrophe – la plus grande marée noire de l’Histoire – a contribué à faire de Samantha Joye une figure exemplaire dans le milieu scientifique: une intello introvertie, mais décidée à partager des informations non divulguées par BP et les autorités, comme beaucoup le soupçonnaient.
Elle n’a pas lâché le morceau. Cinq ans plus tard, elle a copublié une étude qui a permis d’établir que les 7 millions de litres de dispersants chimiques déversés par les équipes de nettoyage avaient vraisemblablement aggravé la situation. Elle a ainsi découvert qu’au lieu de décomposer les nappes de pétrole en fines gouttelettes plus faciles à absorber pour les bactéries oléagineuses, ces produits chimiques avaient, dans une certaine mesure, empêché les microbes de décomposer le pétrole.
“Pour ce qui est d’éliminer le pétrole en surface, les dispersants ont été très efficaces”, déclarait-elle à l’Associated Press à l’époque.
Ses confrères estiment que la chercheuse est une véritable “force de la nature” et qu’elle a “accompli des efforts considérables en faveur de la sensibilisation du grand public aux questions scientifiques”.
La collaboration entre Erik Cordes et Samantha Joye remonte à leur première expédition, en 2001. Selon lui, peu de personnes sont en mesure de tenir le rythme qu’elle impose.
“C’est l’une des scientifiques les plus douées que j’aie jamais rencontrées”, dit-il. ”À peine a-t-elle recueilli des données qu’elle les interprète, tout en émettant des hypothèses. Et, la plupart du temps, elle a raison.”
Un peu avant 8 h du matin, Samantha Joye et Chris Kellogg, un microbiologiste de l’USGS, gravissent un escalier étroit à l’arrière de l’Atlantis et se débarrassent de leurs chaussures. Le chercheur fait signe à ses confrères qui se trouvent sur le pont, tandis que Samantha esquisse un petit sourire. Tous deux empruntent une petite échelle qui les mène à l’Alvin, un sous-marin d’exploration en eaux profondes conçu pour trois personnes, célèbre pour avoir examiné l’épave du Titanic en 1985. Il est muni de deux bras robotiques à l’avant, de plusieurs caméras et d’un caisson permettant de recueillir des prélèvements.
Une fois les écoutilles verrouillées, une grue hydraulique géante dépose le sous-marin en mer et son équipage s’enfonce dans les profondeurs.
L’Atlantis, propriété de l’U.S. Navy, date du milieu des années 1990. Il peut accueillir plus de 50 personnes, dispose de six laboratoires, et a été spécialement conçu pour pouvoir embarquer l’Alvin. Le navire reste en contact permanent avec le sous-marin au moyen d’un téléphone acoustique. Lorsque l’on se trouve sous le pont au cours d’une plongée, les conversations radio provenant du sous-marin sont renvoyées par la coque en acier du navire.
Huit heures plus tard, l’Alvin se déleste de nombreux poids et regagne lentement la surface avec les premiers échantillons recueillis. Une fois à bord, une équipe enthousiaste se hâte de procéder au déchargement de vers annélides, de deux ou trois étoiles de mer, de roches carbonatées, d’échantillons de sédiments boueux et de beggiatoa. Victimes de leur curiosité, des calmars sans vie restent accrochés à la coque de l’engin.
La descente s’est bien passée: la visibilité était bonne, le courant favorable et de nombreux spécimens ont été recueillis. Cela n’empêche pas Samantha d’être déçue. L’équipe n’a pas pu observer le panache de méthane repéré sur le radar, et plusieurs échantillons de boues, les “carottes de sondage”, ont dégazé en remontant à la surface, ce qui n’a pas facilité l’analyse des sédiments. Elle pense qu’ils contenaient des blocs d’hydrates, à en juger par la façon brutale dont ils ont surgi.
Heureusement, les échantillons recueillis ne sont pas complètement inutilisables. Après une journée dans la chambre froide du navire – qui reproduit les conditions glaciales des profondeurs de l’océan – les beggiatoa, à la recherche d’oxygène, sont remontées à la surface, formant ainsi de belles structures géométriques blanches. Toujours vêtue, dans la chambre froide, de sa combinaison, qui n’est pas sans rappeler celle d’un astronaute, Samantha dispose un récipient sous un microscope et m’invite à jeter un coup d’œil. De près, les beggiatoa ressemblent à des spaghettis creux. À l’intérieur de certains spécimens, des molécules jaunes de soufre surgissent sur un fond de boue noire. Un ver translucide se glisse sous les bactéries en les faisant tourner sur elles-mêmes.
“C’est comme de l’or extrait du fin fond de l’océan”, dit-elle. “De l’or blanc.”
Les suintements de méthane qui abritent ces bactéries sont des environnements hostiles. Ils constituent cependant un écosystème diversifié qui fait partie de la chaîne alimentaire océanique, dont des centaines de millions de personnes dépendent pour se nourrir et gagner leur vie.
Amanda Demopoulos, écologiste benthique spécialiste des grands fonds marins à l’USGS, espère bien mettre en avant ce lien avec la vie humaine.
Elle a passé la plupart de ses soirées enfermée dans le laboratoire humide du navire à examiner des prélèvements de sédiments du plancher océanique. C’est un travail fastidieux, qui consiste à diviser des carottes de boues en sections minutieusement mesurées, avant de transvaser avec précaution les sédiments dans des fioles en vue de les analyser. Une seule carotte peut contenir des centaines de micro-organismes qui seront identifiés et analysés. Ces minuscules créatures fournissent de précieuses indications sur la santé de l’écosystème et participent à la décomposition de la matière organique à mesure qu’elle rejoint le plancher océanique. En leur absence, cette matière risque de donner naissance à des environnements où rien ne peut vivre, prévient l’écologiste.
“Nous savons que les vers de terre assurent la santé de nos jardins”, rappelle-t-elle. “Il faut aussi que les océans soient peuplés de ce type de créatures bien utiles.”
Le dixième jour de l’expédition, j’accompagne Samantha Joye au cours d’une “chasse au dragon” vers un suintement de gaz situé à plus de 200 kilomètres des côtes de Caroline du Nord et à plus de 2 000 mètres de profondeur.
Une plongée en sous-marin ressemble un peu à une chute au ralenti au cœur d’une galaxie lointaine. De l’autre côté de notre coquille de sécurité en titane de presque 10 centimètres d’épaisseur, une myriade de créatures bioluminescentes – des crevettes, des méduses, mais aussi des colonies d’animaux semblables à des œufs, appelés salpes – vacille et détale avant de se briser au contact des bras robotisés de l’Alvin. Samantha y voit un feu d’artifice par excellence, offert par la nature.
“La fête nationale ne fait pas le poids face à une plongée sous-marine”, dit-elle tandis que nous progressons vers les profondeurs.
Au bout de 1h10, nous voici plongés dans l’obscurité totale. On ne peut s’empêcher de penser à toutes les créatures invisibles qui rôdent dans les ténèbres. Quelques jours plus tôt, lors d’une plongée dans un canyon obscur, un requin-griset de plus de six mètres s’était heurté à l’avant de l’engin.
Lorsque le pilote, Jefferson Grau, allume les projecteurs de l’appareil, nous découvrons pour la première fois le fond de l’océan. C’est un spectacle étrange et merveilleux, surprenant et hypnotisant, d’autant plus saisissant qu’il est accompagné d’une musique planante, choisie par Jefferson. À cette profondeur, l’Alvin rétrécit légèrement, car la pression extérieure atteint 220 bars. La force qu’il faudrait mobiliser pour ouvrir l’écoutille équivaut à celle qu’il faudrait pour soulever un Boeing 747 à pleine charge.
Blake Ridge, le site sur lequel nous nous rendons, est relativement connu: on sait qu’il regorge d’hydrates de méthane et qu’il abrite de nombreux suintements actifs. Samantha aiguille le pilote, qui manipule un petit levier permettant de contrôler les bras robotiques situés à l’avant de l’appareil. Pendant qu’ils s’affairent, je m’efforce de filmer ce qui se passe à l’extérieur à l’aide d’une petite manette qui contrôle les caméras, tout en relevant les temps d’immobilisation et les profondeurs.
De vastes bancs de moules, dont certaines sont assez volumineuses pour accueillir un nourrisson, et des amoncellements de coquillages blancs comme des fantômes jonchent le fond de l’océan. Une Danseuse espagnole écarlate – une sorte de limace de mer – passe nonchalamment. Une ophiure rejette du sable en s’éloignant. Notre présence semble perturber les pieuvres mauves, les crabes et les grenadiers, créatures étranges aux yeux globuleux, à la longue queue et dotées d’une nageoire sur le dos rappelant celle des requins. Il y a fort à parier que c’est la première fois qu’elles sont exposées à la lumière.
Les communautés de bactéries qui ont recours à la chimiosynthèse – un processus analogue à la photosynthèse – pour convertir en énergie les composés chimiques inorganiques comme le méthane et le sulfure d’hydrogène sont essentielles pour assurer la vie dans les grands fonds marins. Les moules et les palourdes entretiennent une relation symbiotique avec ces bactéries, en leur offrant un environnement sûr en échange de nourriture.
Samantha et moi nous efforçons de repérer des bulles ou, avec un peu de chance, un des amas d’hydrates – comme le fameux dragon – qui se forment en général sous les surplombs rocheux.
Elle pousse soudain un cri en apercevant un important banc de moules, ce qui est bien souvent le signe de la présence d’hydrates. “Je crois qu’on est sur le point de toucher au nirvana!” s’exclame-t-elle tandis que Jefferson approche le sous-marin.
Il s’avère que les moules sont mortes, probablement en raison de quantités insuffisantes de méthane à cet endroit précis. Les suintements froids sont des systèmes fluctuants. Comme nous l’a en effet expliqué Carolyn Ruppel, ils présentent en profondeur un ensemble de canaux qui ressemblent à des branchages, et la quantité de gaz qui transite par un canal peut varier.
Samantha griffonne “banc mort” dans son carnet, tout en indiquant la profondeur à laquelle nous nous trouvons: 2 169 mètres.
Nous n’apercevons pas une seule bulle de méthane ou d’hydrates ce jour-là, mais nous regagnons l’Atlantis avec l’un des plus importants chargements d’échantillons de boues remontés au cours des deux semaines de l’expédition, ce qui devrait suffire à occuper les laboratoires de Samantha et d’Amanda pendant des mois.
Un soir, alors qu’elle travaille tard dans l’un des laboratoires surchargés de l’Atlantis, Samantha Joye fait une découverte surprenante en examinant des échantillons d’eau de mer prélevés près de Pea Island. Une fois le gaz extrait de l’eau par ses élèves pour pouvoir être analysé, elle le soumet à un chromatographe en phase gazeuse, un appareil sophistiqué permettant de séparer un mélange gazeux en composants individuels.
Lorsque l’appareil, qu’elle appelle “Bucky”, génère les données, elle en reste bouche bée.
L’ensemble des échantillons prélevés à Pea Island présentent des taux de méthane hors normes. La chercheuse se demande alors si ses élèves lui jouent un tour ou, pire encore, si le vieux Bucky déraille.
Elle reprend donc l’analyse des échantillons, sans constater de variations dans les résultats obtenus. Les concentrations de méthane du suintement de Pea Island sont parmi les plus importantes qu’elle ait jamais observées.
Après avoir passé plus de temps à compiler les données dans son laboratoire de l’Université de Géorgie, ses conclusions sont encore plus alarmantes. Bien que les microbes de Pea Island absorbent le méthane presque dix fois plus vite que ceux des suintements naturels du golfe, ces concentrations sont si fortes qu’il leur faudrait environ 618 jours pour le faire entièrement disparaître, à condition que les émissions cessent.
En d’autres termes, les microbes de Pea Island sont loin de faire le poids. D’autant plus que les concentrations de méthane sont importantes tout au long de la colonne d’eau, y compris près de la surface.
“Cela signifie qu’une partie du méthane va se retrouver dans l’atmosphère”, en conclut Samantha. “C’est très inquiétant.”
Voilà maintenant un an que la chercheuse s’efforce de comprendre ce que cela implique. Nous savons comment le méthane des grands fonds se comporte normalement, mais les conditions climatiques actuelles sont loin d’être normales. La température moyenne mondiale est aujourd’hui supérieure de 1,1°C à celle de l’ère préindustrielle. On estime que les océans ont absorbé 93% de la chaleur excédentaire. Par ailleurs, les courants atlantiques ont ralenti d’environ 15% depuis le milieu du XXe siècle.
Samantha Joye estime pour le moment que l’accroissement de la décomposition des hydrates due au réchauffement des océans et le fléchissement de la circulation océanique sont susceptibles d’entraîner une nette augmentation des émissions de méthane au large de la côte Atlantique. Elle entend bien faire valoir cette thèse dans l’un de ses prochains articles de recherche.
À l’issue de l’expédition, la chercheuse et ses élèves ont soumis à différentes conditions des microbes qui se nourrissent de méthane, afin de comprendre ce qui les fait réagir et comment ils se comporteront en fonction des conditions climatiques à venir. Ces travaux pourraient être précieux dans la perspective d’une intervention humaine, à l’instar de ceux menés par d’autres scientifiques sur l’ensemencement des nuages et la géo-ingénierie en vue de préserver les récifs coralliens des phénomènes de blanchissement destructeurs. Les scientifiques pourraient éventuellement manipuler les bactéries afin qu’elles consomment davantage de méthane, ou avoir recours à un nutriment existant permettant de stimuler leur croissance et leur activité.
Samantha Joye est convaincue qu’il existe un organisme naturel qui, avec un peu d’aide, permettrait d’éviter un éventuel essor des concentrations de méthane. Elle se fonde notamment sur les recherches qu’elle a menées dans le golfe du Mexique, où les bactéries qui se nourrissent de méthane ont proliféré après la marée noire et absorbé du gaz en quantités inédites en haute mer.
“Si nous menons tous ces travaux de recherche, c’est pour trouver cet organisme miraculeux capable d’assimiler naturellement toutes les substances qui se trouvent là-dessous”, conclut-elle.
Cet article, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Damien Allo pour Fast ForWord.
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