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La "nasse", cette technique policière devenue routine des manifs mais au cadre légal incertain
Selon plusieurs témoignages, cette manoeuvre des forces de l'ordre aurait débouché sur l'intrusion de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, mercredi 1er mai.
AFP
1ER MAI - Ce serait l’élément déclencheur de l’intrusion à la Pitié-Salpêtrière, l’étincelle qui aurait mené à un psychodrame politico-médiatique. Mercredi 1er mai, alors que le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner s’indignait d’une “attaque” de l’hôpital parisien durant la manifestation de la Journée internationale des travailleurs, de nombreux témoignages ont rapidement contredit la version alarmiste des autorités.
“On était en pleine nasse ultra-gazée et super-compacte quand j’ai vu des personnes apeurées se réfugier partout où elles pouvaient, dans la cour de l’hôpital de la Salpêtrière, la petite église à côté, l’université, et moi dans une petite résidence pour fuir les CRS et la lacrymo”, raconte par exemple Fatima Benomar, militante féministe, sur son compte Facebook.
Ce mot de cinq lettres, “nasse”, bien connu des gilets jaunes et autres habitués des pavés, revient dans de nombreux témoignages de cette journée de mobilisation, comme celui ci-dessous, partagé près de 3000 fois sur Twitter.
Incontournable du maintien de l’ordre, cette technique policière d’encerclement de la foule, cette fois-ci combinée à des échauffourées, aurait donc poussé des manifestants paniqués à forcer les grilles de l’enceinte du complexe hospitalier.
“On ne peut pas s’expliquer ce qui s’est passé à la Pitié-Salpêtrière si on n’a pas cette idée d’encagement qui a accompagné le cortège une bonne partie du temps. Ça crée une tension”, explique aujourd’hui au HuffPost David Dufresne, journaliste spécialiste du maintien de l’ordre et des violences policières.
L’alpha et l’omega du maintien de l’ordre
Invention de la police britannique au cours des années 70, la technique de la nasse, ou “kettling” en anglais (“bouillonnement”), consiste à regrouper des manifestants à l’intérieur d’un cordon policier plus ou moins hermétique.
Contacté par nos soins, Johann Cavallero, délégué national CRS du Syndicat Alliance, explique: “Il y a trois cas de figure. Parfois, on nasse au départ du cortège. Les gens sont impatients de partir, alors on peut les contenir, pour respecter l’heure de départ. On peut aussi intervenir durant la manifestation pour scinder un cortège en deux lorsqu’il y a des casseurs. Et enfin, on peut nasser en fin de manifestation pour diriger les manifestants vers une seule sortie et éviter que tout le monde s’éparpille de droite à gauche.”
En France, cette manœuvre ne date pas d’hier. “Pendant la mobilisation contre le CPE, en 2006, il y avait déjà des nasses. C’était notamment une manière de procéder à beaucoup d’arrestations, pour théâtraliser un peu les choses et renouveler le fichage de police”, explique David Dufresne, également auteur d’un ouvrage sur le maintien de l’ordre lors des émeutes de 2005 et du mouvement anti-CPE.
“Ce n’est pas nouveau. On le fait aussi dans les stades, lorsqu’il y a des rencontres particulièrement à risque”, abonde Johann Cavallero. “Pas nouveau”, certes, mais de plus en plus utilisé. “Aujourd’hui, c’est devenu à Paris l’alpha et l’omega du maintien de l’ordre”, affirme David Dufresne.
Les risques de la pratique
Avec la nasse, il y a la théorie, et il y a la pratique. Citée dans un rapport du défenseur des droits sur le maintien de l’ordre publié en 2017, la préfecture de police explique que cette manoeuvre est “un moyen de prévenir ou de mettre fin à un trouble à l’ordre public” et qu’il est “systématiquement laissé une échappatoire aux personnes encerclées par les forces de l’ordre”.
Mais “dans la pratique, il n’y a pas toujours de sortie, de manière voulue ou non, volontaire ou pas”, corrige David Dufresne, soulignant une réalité d’ailleurs souvent observée et vécue de près par les reporters du HuffPost sur le terrain, comme le montrent les images ci-dessous filmées lors d’une manifestation contre la réforme de la SNCF en avril 2018.
“La nasse, c’est un endroit où tu confines les corps et ça peut créer un sentiment de panique, rendre la foule hostile aux forces de l’ordre. On met les nerfs à rude épreuve et tout cela crée une cocotte-minute”, ajoute le journaliste.
Loin de l’apaisement normalement recherché par la théorie de la gestion de foule, les nasses de plus en plus grandes (des milliers de personnes sur une place) et prolongées (une ou deux heures) observées aujourd’hui comportent donc des risques, notamment celui d’un mouvement de foule.
Mais le délégué syndical Johann Cavallero préfère relativiser: “toutes les techniques sont un peu risquées, à partir du moment où elles ne sont pas comprises par les personnes présentes”. Le policier ajoute: “effectivement, il peut y avoir des mouvements de foule, mais comme il y a des mouvements de foule pour les charges ou pour les lancers de grenade”.
Une technique moins adaptée à l’époque?
Le 1er mai 2019 fut celui d’une convergence entre plusieurs mondes: syndicats, gilets jaunes, black blocs, étudiants... Un cortège polymorphe qui se prêterait plus ou moins à la nasse et au maintien de l’ordre traditionnel à la française.
“Le maintien de l’ordre, c’est l’art de la foule, savoir la manipuler. Là-dessus, la France se base notamment sur un penseur du 19e siècle, Gustave Le Bon. Mais ses théories n’ont plus beaucoup de valeurs aujourd’hui, puisque la foule est dorénavant plurielle”, explique David Dufresne.
Pour le journaliste spécialisé, on retrouve donc de plus en plus une pluralité de profils parfois au sein même des nasses. “Il y a des personnes qui sont d’horizons complètement divers, notamment dans un mouvement comme les gilets jaunes, avec des gens plus ou moins véhéments, plus ou moins pacifiques. Et donc, créer une nasse, c’est créer une tension très forte aussi chez ces derniers. Et c’est là qu’on s’explique mal l’utilisation de cette technique, à moins que la stratégie de la tension soit l’option choisie par le gouvernement”, s’interroge David Dufresne.
“Un cadre légal incertain, voire inexistant”
Depuis quelques années, les fondements juridiques de l’”encagement”, selon les mots du défenseur des droits Jacques Toubon, soulèvent des questions.
Dans son rapport de 2017, l’ex-ministre de la Justice s’inquiète en France d’un “cadre légal incertain, voire inexistant” autour d’une technique qui “prive plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir”. Il rappelle qu’au Royaume-Uni, l’encagement est “autorisé exclusivement en dernier recours et sur ordre de l’autorité hiérarchique”.
Si le défenseur des droits écrit que le “kettling” ne fait “pas partie des enseignements officiels”, le syndicat de police Alliance affirme le contraire. “Cela fait partie de nos formations et des doctrines officielles du maintien de l’ordre”, souligne Johann Cavallero.
Interrogé à ce sujet, ainsi que sur les risques de cette manoeuvre, la préfecture de police et le ministère de l’Intérieur se renvoient la balle auprès du HuffPost.
“Pour l’ensemble de vos questions sur le maintien de l’ordre et sa doctrine d’emploi, nous vous remercions de prendre contact avec le Service d’information et de communication de la police nationale (SICOP) auprès du Ministère de l’Intérieur”, nous écrit la préfecture de police. “On ne fait pas ce genre de technique. Les mieux placés pour vous répondre seraient la préfecture de police”, nous rétorque le SICOP.
Au niveau européen, c’est en 2012 que la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) s’est pour la première fois penchée sur le “kettling”. Saisie au sujet d’une nasse au cours d’une manifestation anticapitaliste à Londres au début des années 2000, elle concluait qu’il n’y avait “pas eu privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention étant donné que la police avait eu l’intention de protéger tant les manifestants que les biens d’actes de violence, et que le cordon n’avait été maintenu que le temps nécessaire pour atteindre ce but.”
La Cour précise toutefois que “le contexte dans lequel s’insère la mesure représente un facteur important”. Selon son arrêt, ces restrictions temporaires de circulation sont justifiées à condition qu’elles soient “le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin”. Autrement dit, une mesure d’exception et non une simple routine destinée à rejoindre le folklore des manifestations.
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