Rares sont les fonctionnaires européens à avoir franchi le seuil de ce superbe hôtel particulier rénové de frais, à quelques centaines de mètres seulement du Berlaymont, le siège de la Commission européenne à Bruxelles. Inauguré en 2015, le centre culturel chinois de la capitale belge affiche pourtant une programmation alléchante : séminaires sur la " culture chinoise ancienne ", soirées cinéma avec sous-titres en anglais les lundis soir…
A l'image de ce lieu peu fréquenté
malgré sa gratuité, la présence des Chinois à Bruxelles se fait discrète, mais croissante. Car Pékin – qui privilégie d'abord les relations bilatérales avec les capitales européennes – a aussi pris conscience de la nécessité d'investir le cœur de la machine communautaire. Surtout depuis que l'Union, sortant progressivement de sa naïveté à l'égard de son deuxième partenaire commercial, multiplie les dispositions réglementaires pour se protéger de ses visées expansionnistes.
Lundi 8 janvier, pour sa première visite officielle en Chine, Emmanuel Macron a salué les " nouvelles routes de la soie ", le projet colossal d'infrastructures cher au président Xi Jinping, tout en le mettant en garde contre une
" nouvelle hégémonie " de la deuxième économie mondiale.
Trompeuses apparencesFin décembre, au risque d'irriter Pékin, sont entrées en vigueur une série de dispositions pour renforcer les armes antidumping de l'Union et mieux préserver ses industriels d'une économie chinoise encore largement subventionnée. Anticipant ces changements, la Chine a porté plainte, fin 2016, auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) contre la nouvelle méthodologie européenne de mise en évidence des cas de dumping.
On croise très rarement les médias officiels chinois au " midday ", la conférence de presse quotidienne de la Commission. Les 27 journalistes chinois enregistrés à Bruxelles (à fin 2017), dont une bonne part travaillent pour l'agence Chine Nouvelle, restent invisibles. Ces apparences sont trompeuses. La Chine investit de plus en plus dans les opérations de lobbying, même si le " registre de transparence " listant les groupes d'intérêt ayant montré patte blanche pour accéder au Conseil, à la Commission et au Parlement, ne compte qu'une dizaine d'entités travaillant directement ou indirectement pour Pékin.
Pour son association China EU, Luigi Gambardella préfère, plutôt que de lobby, parler d'"
initiative " lancée de
" bonne foi " et n'en dit pas davantage sur ses sources de financement. Un peu mercenaire, il appuya un temps le Brésil, mais l'activité s'est tarie avec la crise dans laquelle s'est enfoncé le géant latino-américain. A l'en croire, défendre Brasilia était plus aisé que de se faire l'avocat de Pékin,
" car personne n'a peur du Brésil ".
Cet ancien de l'opérateur de télécoms italien TIM n'avait jamais mis les pieds en Chine avant 2014, mais il s'y est rendu une bonne quinzaine de fois depuis. Comme tous les visiteurs, il est obligé d'y utiliser une connexion privée inter-réseaux, un VPN, pour passer outre la grande muraille du Web qui rend inaccessibles Twitter ou Youtube.
" La Chine a un système politique différent du nôtre, ce n'est pas à moi d'en juger. "
Son souci, c'est plutôt qu'à Bruxelles,
" les gens ne connaissent pas la Chine ". Son activité le tient en tout cas très occupé. A Bruxelles, où il a organisé un " workshop " sur Wechat, la messagerie star en Chine, et un événement autour de Ctrip, un site de réservation de voyages. Mais aussi à Shenzen, ville
" incroyable ", qui d'atelier du monde se transforme en Silicon Valley de l'empire du Milieu, où il s'est rendu pour une conférence. Et sur Twitter, il relaie les messages de la mission chinoise auprès de l'UE à Bruxelles et ceux du
Quotidien du Peuple, organe du parti unique.
Le Belge
Pierre Defraigne s'étonne, lui, que les financements chinois allant à
la fondation Madariaga qu'il dirige et qui est rattachée au prestigieux Collège de l'Europe (l'ENA des fonctionnaires bruxellois), suscitent des questionnements. Pour cet ancien directeur général adjoint de la puissante direction générale du commerce à la Commission,
" la Chine cherche surtout à contrer l'influence massive des Etats-Unis à Bruxelles ".
La difficulté de Pékin à Bruxelles, analyse M. Defraigne, est que
" les Américains défendent une vision, tandis que les Chinois défendent des intérêts concrets et ont en plus ce “
boulet”
des droits de l'homme ". Pékin a, en tout cas, parfaitement compris la machine européenne.
" Je n'ai jamais pris les Chinois en défaut sur ce qu'il se passe à Bruxelles ", ajoute l'ex-haut fonctionnaire bruxellois.
La Chine sait monter au créneau quand ses intérêts sont en jeu. Yang Yanyi, l'ex-ambassadrice auprès de l'UE, partie l'automne dernier, était présente à tous les grands rendez-vous diplomatiques bruxellois, avec une manière courtoise mais ferme, dans ses discours, de rappeler l'importance des relations entre Pékin et l'UE mais aussi, des changements intervenus dans son pays. Comme la priorité donnée au numérique, au changement climatique et aux " nouvelles routes de la soie ".
Son successeur, Zhang Ming, a méthodiquement fait le tour du Berlaymont à son arrivée, et trois commissaires assistaient à la réception qu'il a donnée à Bruxelles, fin 2017 : le Grec Dimitris Avramopoulos (migrations), la Polonaise Elzbieta Bienkowska (industrie) et le Hongrois Tibor Navracsics (culture).
" Les Chinois sont bien présents, on les voit dans les couloirs du Parlement ", insiste Franck Proust, chef de la délégation Les Républicains à Strasbourg, chargé d'un rapport d'initiative sur la surveillance des investissements étrangers dans l'UE.
Il fait partie de ceux qui, à Bruxelles, réclament la fin de la
" naïveté " de l'Europe à l'égard de Pékin.
" Je ne suis pas anti-Chinois mais je trouve que les responsables européens n'ont pas pris la mesure de leurs ambitions, avec leur priorité donnée à la route de la soie et ce club 16+1 qu'ils animent en Europe et auquel participent 11 pays de l'UE ", ajoute l'eurodéputé français. Lors de la dernière réunion de ce club, à Budapest, fin novembre 2017, le premier ministre chinois Li Keqiang a été reçu en grande pompe par Viktor Orban, le chef du gouvernement hongrois, chantre de la démocratie " non libérale " en guerre ouverte avec les valeurs bruxelloises.
La stratégie chinoise ?
" Diviser et neutraliser ", assure un diplomate bruxellois souhaitant conserver l'anonymat. Car se montrer critique de la très puissante Chine effraie, même à Bruxelles.
" Ils donnent du business à tout le monde, ici, à tous les cabinets d'avocats. Du coup, quand vous êtes un industriel et que voulez porter plainte auprès de la Commission contre les pratiques d'un importateur chinois, il y a très peu de cabinets disponibles sur la place ", assure encore cette source.
Un autre professionnel témoigne de la très efficace organisation chinoise : dès qu'une enquête antidumping est lancée contre des importateurs chinois dans l'UE (sur un total de 34 enquêtes pour aides d'Etat ou pratiques de dumping en cours de traitement, 23 concernent des sociétés chinoises), le dossier serait très rapidement suivi au plus haut niveau à Pékin, assure cette source bruxelloise.
Alertes sérieusesL'intérêt appuyé de Pékin pour les Balkans et certains pays de l'Union, devenus très dépendants des investissements directs étrangers à la suite de la crise (Grèce, Bulgarie, Portugal, Roumanie, etc.), a rendu la Commission plus vigilante. Plusieurs alertes sérieuses se sont succédé depuis 2013 : l'épisode calamiteux des panneaux solaires, l'Allemagne s'opposant à l'imposition de taxes antidumping contre les produits chinois et bloquant de ce fait une réponse collective de l'Union ; le rachat par le premier armateur chinois, Cosco, du port grec du Pirée ; ou le financement de la ligne ferroviaire à grande vitesse Belgrade-Budapest pour plus de 3 milliards, en dehors des procédures habituelles d'appels d'offres dans l'UE.
Si l'Union n'a aucun intérêt à aller jusqu'à la guerre commerciale, elle résiste désormais davantage à un partenaire adepte du rapport de force. Bruxelles refuse ainsi d'avancer sur un accord d'investissement avec Pékin, encalminé depuis 2013, tant que la Chine n'ouvre pas davantage ses marchés. La Commission se félicite d'avoir su, courant 2016, refuser le statut d'" économie de marché " que la Chine réclamait à l'OMC, et qui aurait affaibli considérablement l'Union en entravant ses procédures antidumping.
Mais elle sait que la position européenne reste fragile : si l'Allemagne se range progressivement à l'avis macronien, selon lequel il faut mieux se protéger, il reste des " maillons faibles " prêts à céder aux arguments chinois, Pékin, selon plusieurs sources bruxelloises de haut niveau, n'hésitant pas à menacer de couper ses investissements.
Mi-2017, le Portugal, Malte, la République tchèque et la Grèce ont ainsi fait partie des pays les plus réticents à la proposition, portée par le président Macron, d'une surveillance accrue, par Bruxelles, des investissements étrangers dans l'UE. La discussion sur cette proposition, au Conseil (les Etats membres), ce printemps, promet d'être rude.
Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen) et Harold Thibault
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