En descendant de sa chaloupe, l'homme annonce : " Ils ont volé quatre moteurs de bateaux cette nuit, plus haut sur le fleuve. " Sur le modeste ponton du Guamo, un hameau perdu au bord du Caguan, dans le sud de la Colombie, les quelques paysans réunis expriment leur consternation. " Du temps où la guérilla était là, ces choses n'arrivaient pas ", commente Nelly Buitrago. Tout le monde approuve. " Pas de police, pas de centre de santé, pas de transport, pas de téléphone : vu d'ici, l'Etat n'existe pas ", continue la femme. Soixante-treize ans et le caractère trempé, Nelly vit avec son mari dans une maison de bois à une heure en bateau de là. Elle est l'âme de l'Association des paysans du Bas-Caguan. " Nous cultivons de la coca pour ne pas mourir de faim, rappelle-t-elle. Ici, personne ne s'est enrichi. "
Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, extrême gauche) ont longtemps régné en maître sur cette région lisière de la forêt amazonienne. Mais la guérilla a signé la paix fin 2016, après plus de cinquante ans de lutte armée. Les rebelles se sont repliés, ils ont rendu leurs armes et sont devenus un parti politique. Le Bas-Caguan s'inquiète de son avenir.
" Les guérilleros se chargeaient de maintenir l'ordre. Je peux vous dire qu'il n'y avait ni -voleurs, ni violeurs, ni assassin ", assure Nelly
. Les FARC fixaient le prix de la coca, prélevaient l'impôt, imposaient amendes et travaux forcés.
Ils obligeaient les paysans à maintenir des cultures vivrières.
" Les guérilleros ont aussi poussé les gens à s'organiser. Les décisions des assemblées communales étaient respectées ", raconte Nelly. Ces assemblées se sont dotées d'un
" manuel de vie commune " qui limitait à dix hectares par an la superficie que chaque foyer était autorisé à déboiser.
" Il y a deux mois, un voisin a défriché soixante hectares. Et nous qui n'avons pas d'armes, qu'est-ce qu'on peut y faire ? ", s'indigne-t-elle.
La région du Bas-Caguan est divisée entre la municipalité de Cartagena del Chaira, grande comme deux fois le département de la Drôme, et celle de Solano, aussi étendue que la Suisse. Aucune -ligne régulière ne dessert les -hameaux perdus. L'essence est hors de prix. Il faut payer 250 euros pour atteindre les villes de Cartagena, Solano ou Puerto Leguizamo sur le Caqueta (l'affluent de l'Amazone dans lequel se jette le Caguan), à plusieurs heures en bateau.
Paradoxalement, la présence de la guérilla et la culture de la coca ont freiné l'avancée de la déforestation.
" La coca est très exigeante en termes de pesticides et de produits chimiques. Mais, avec trois ou quatre hectares de coca, une famille peut vivre et faire vivre plusieurs journaliers. L'élevage extensif, lui, demande des dizaines d'hectares ",explique Wilmar Bahamon, coordinateur local de l'Amazon Conservation Team, une organisation écologiste qui travaille avec les communautés indiennes et les colons de la région.
La déforestation s'accélère
" La préservation de l'Amazonie passe par la qualité de vie des gens qui y habitent ",précise-t-il. Les grands éleveurs et les trafiquants de bois n'ont plus à -craindre la guérilla qui, pour se financer, rackettait et séquestrait. Les images satellites de l'institut -public chargé des études environnementales montrent que la déforestation s'accélère à -Cartagena plus rapidement qu'ailleurs. Sur le Caqueta, des épaves de dragues témoignent que les chercheurs d'or et les compagnies minières sont à l'affût. Le Bas-Caguan a été jusqu'à présent préservé.
" Pour combien de temps ? ", interroge Nelly.
Entre les planches délabrées, deux tables de billard pourries rappellent la splendeur passée, et très relative, de Peña Roja, un -hameau plus au sud.
" Il y avait quatre discothèques et de la musique à plein volume tous les soirs ", se souvient Ramon Contreras, arrivé dans la région au début des années 1980. C'était à l'époque du boom de la coca, de
" l'apogée ", comme disent les gens ici.
" Fallait être bête pour penser qu'avec la coca nous allions échapper à la pauvreté ", se désole le vieux paysan.
Les colons sont arrivés là, fuyant la violence de la guerre ou attirés par la promesse du gain. Les uns ont défriché pour planter l'arbuste aux feuilles vert tendre. Les autres se sont fait embaucher à la journée pour récolter les feuilles de coca, trois ou quatre fois par an. Une fois séchées, ces feuilles sont mélangées dans des grands fûts à de l'essence, de la chaux ou du ciment, et de l'acide sulfurique pour en extraire l'alcaloïde.
La pâte base de coca ainsi obtenue est vendue, sous forme de petits cristaux blancs, aux émissaires de la mafia qui achèveront de la transformer en cocaïne.
" On vend à celui qui arrive sur le fleuve, sans jamais savoir de qui il s'agit ", raconte José Garzon
.Cette farine sert encore aujourd'hui de monnaie d'échange. Une bière ou un kilo de riz : tout se paye en farine. Un gramme vaut 1 500 pesos (40 centimes d'euro).
" Livrée à elle-même "L'apogée a duré jusqu'à l'arrivée du " Gringo " (" l'Amerloque ") et d'Alvaro Uribe. Le premier est un parasite qui, résistant à tous les pesticides, a décimé les cultures de coca. Les paysans ont fini par se convaincre que les Américains avaient trouvé l'arme secrète capable de dévorer leurs arbustes. Le président colombien Alvaro Uribe, lui, est arrivé au pouvoir en 2002 sur la promesse d'en finir avec les FARC. La guerre, largement financée par les Etats-Unis, a commencé dans le sud du pays. La répression a été féroce. Soupçonnée d'accointance avec la guérilla, Nelly a passé deux ans et demi en prison.
" Moi qui n'ai jamais été de gauche ", soupire-t-elle. Les grandes cultures de coca ont disparu dans le Bas-Caguan.
" Les seuls agents de l'Etat que l'on voit par ici, ce sont les militaires qui viennent nous éradiquer - sic -
et nous pourrir la vie ", s'indigne Ramon Contreras. Le 1er septembre 2017, un détachement -militaire a débarqué pour arracher les plantations de Peña Roja, sous l'œil désespéré des paysans. La collectivité avait manifesté son intention d'accepter le programme de substitution des -cultures proposé par le gouvernement, mais l'information n'avait pas été transmise à l'armée.
Depuis, les paysans de Peña Roja attendent les fonctionnaires de Bogota. Dans le cadre de l'accord de paix signé avec les FARC, le gouvernement a promis aide financière et assistance technique aux paysans qui acceptent d'arracher leurs plants de coca.
" Pour le moment, on n'a eu que des promesses ", déplore Nelly. L'association a élaboré un plan de développement sur dix ans, pour garantir le niveau de vie des paysans tout en préservant la forêt. Il attend dans un tiroir.
Le responsable régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Giovanni Salazar, s'inquiète :
" Cette région stratégique pour la défense de la forêt amazonienne est livrée à elle-même. L'abandon de l'Etat est total.Les mesures concédées dans le cadre de l'accord de paix tardent à se mettre en place, qu'il s'agisse du programme de substitution des cultures ou de la politique rurale. Ici, le risque est de voir un mouvement armé reprendre le contrôle de la région. " Ailleurs aussi.
Marie Delcas
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