http://bibliobs.nouvelobs.com
Que cache la mort de Robert Boulin ?
La 4e de couverture de "Cher pays de notre enfance", l'enquête graphique de Benoît Collombat et Etienne Davodeau sur le SAC. (©Futuropolis)
Le journaliste Benoît Collombat consacre, avec Etienne Davodeau, une enquête graphique au SAC, l'officine créée sous De Gaulle. Entretien glaçant.
Benoît Collombat, journaliste à France Inter, entretient depuis dix ans une relation presque intime avec un illustre disparu de la Vème République: Robert Boulin, maire de Libourne, plusieurs fois ministre sous les présidences de De Gaulle, Pompidou et Giscard, retrouvé mort le 30 octobre 1979 dans un étang de Rambouillet. Officiellement suicidé, sans doute assassiné.
A faire parler avec persévérance les archives et quelques nouveaux témoins, il n’est pas surprenant que le journaliste ait fini par connaître très bien l’histoire du SAC (Service d’Action Civique), police de l’ombre créée par le Général, devenu une officine criminelle chargée de couvrir les «affaires» et qui, aujourd’hui encore, embarrasse les édiles droite.
Mais que reste-t-il donc de si gênant, à découvrir sur le mort du juge Renaud ou de Robert Boulin? Dans «Cher pays de notre enfance», Benoît Collombat, avec Etienne Davodeau pour le dessin, nous racontent.
A.C.
©Futuropolis
BibliObs. Dans une enquête graphique menée avec le dessinateur Etienne Davodeau, vous retracez l’histoire du SAC, le Service d’Action Civique créé sous De Gaulle, sorte de mafia policière secrète au service de l’Etat. On a l’impression que, par ce biais par ailleurs passionnant, vous avez un but: revenir à «l’Affaire Boulin», qui est devenue un peu la vôtre.
Benoît Collombat. Cette histoire est notre affaire à tous. L’affaire Boulin est une clé de compréhension de ce qu’on a appelé les «années de plomb à la française», la boîte noire de la Vème République, en quelque sorte. Robert Boulin, ancien résistant, gaulliste social, ministre du Travail et de la Participation dans le gouvernement de Raymond Barre, a été retrouvé mort dans 50 centimètres d’eau, dans un étang de la forêt de Rambouillet, le 30 octobre 1979.
Officiellement c’est un suicide par noyade, après absorption de Valium, mais la thèse ne tient pas. Le visage de Robert Boulin comportait des fractures, une coupure au poignet droit. Son corps a été déplacé. Il a été découvert beaucoup plus tôt que ce qui a été annoncé officiellement. L’autopsie a été sabotée.
Pour comprend cette histoire, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Valéry Giscard d’Estaing est alors président de la République. Jacques Chirac, son ancien Premier ministre, est devenu en quelque sorte son «premier opposant», au sein de la majorité parlementaire. Chirac dirige le RPR (Rassemblement pour la République), conçu comme une machine de guerre pour conquérir le pouvoir lors de la prochaine élection présidentielle, en mai 1981, avec comme premier lieutenant Charles Pasqua.
C’est une guerre qui fait de «vrais» morts, comme Robert Boulin. Dans ces années 1970, le SAC est engagé dans une dérive sanglante, quasi-mafieuse. Des truands et des mercenaires sont activés pour faire le sale boulot», en lien avec les réseaux de Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du gaullisme.
En quoi Robert Boulin aurait-il gêné ce petit monde?
En octobre 1979, Robert Boulin, recordman du nombre d’années passées dans les ministères où il a officié pendant 15 ans, est pressenti pour succéder à Raymond Barre à Matignon. Pour les chiraquiens, c’est un casus belli. Boulin, considéré comme un homme intègre et compétent, peut ratisser large au sein de la majorité parlementaire. Il faut donc le déstabiliser politiquement.
C’est ce qui va se passer avec une «affaire» de terrain que le RPR va faire sortir dans la presse, dans le journal «Minute», puis dans «Le Canard enchaîné», pour compromettre Boulin. En réalité, il est la victime dans cette histoire: un escroc proche de Jacques Foccart, Henri Tournet, lui a vendu un terrain non viabilisé à Ramatuelle dont une parcelle a déjà été cédée à des promoteurs normands. Boulin l’ignore.
Lorsque les promoteurs se retournent contre Tournet et que l’affaire prend une tournure judiciaire, l’escroc prétend que le ministre lui a cédé gracieusement le terrain, ce qui est faux. Boulin ne se laisse pas faire. Il sait d’où vient le coup et fait passer le message: il détient des dossiers sur le financement occulte du RPR par Elf, le Gabon et «l’argent noir» de la «Françafrique». Des flux financiers opaques dont Boulin a eu connaissance lors de son passage au sein des deux «tours de contrôles» de l’Etat: au budget, dans les années 1960, et au ministère des Finances, dans les années 1970.
©Futuropolis
Cette contre-attaque fait donc de lui un gêneur ?
Oui. La situation est d’autant plus délicate que des membres de son entourage proche sont directement liés aux réseaux qu’entend dénoncer Boulin. Je pense notamment à Patrice Blank, le conseiller presse du ministre, qui se rend au domicile du ministre juste après sa disparition, de manière très suspecte. J’ai découvert qu’il était membre du conseil d’administration de la FIBA, la banque d’Elf et du Gabon justement. Le noyau dur de la Françafrique.
Historiquement, la mort de Boulin correspond également au grand basculement vers la mondialisation des marchés financiers et au triomphe du libéralisme économique. Boulin était un homme de consensus, un régulateur, un partisan du progrès social, de la participation des salariés dans l’entreprise. Des thèses balayées par la suite avec la victoire de Thatcher en Grande-Bretagne, de Reagan aux Etats-Unis, puis avec la «conversion» du Parti socialiste au libéralisme, à partir du tournant de la rigueur, en 1983. D’une certaine façon, ce n’est pas seulement un homme, Robert Boulin, qui a été tué, mais aussi une façon de faire de la politique, une conception de l’Etat et de l’intérêt général.
L’Affaire Boulin vient d’être réactivée. Pourquoi ?
Lorsque la famille du ministre découvre les photos du visage tuméfié de Robert Boulin, elle prend conscience qu’on lui a menti. En juin 1983, elle dépose une plainte contre X pour «homicide volontaire». Finalement, l’enquête judiciaire se solde par un non-lieu, en 1991, confirmé en 1992.
Depuis, la fille du ministre, Fabienne Boulin, n’a cessé de tenter de relancer les investigations judiciaires. A deux reprises, en 2007 et en 2010, elle se heurte à un mur: le Procureur général près la Cour d’appel de Paris refuse de rouvrir le dossier Boulin malgré la révélation d’éléments nouveaux. Epaulée par son avocate Marie Dosé, Fabienne Boulin change alors de stratégie.
L’été 2015, elle dépose une nouvelle plainte pour «enlèvement, arrestation et séquestration suivis de mort ou d’assassinat» au tribunal de grande instance de Versailles en s’appuyant, notamment, sur un témoin dont j’ai révélé l’existence en 2013. Cette personne ne tient pas à apparaître publiquement, mais elle est prête à dire ce qu’elle sait devant un juge d’instruction.
Ce témoin explique avoir croisé Robert Boulin, dans son véhicule, le 29 octobre 1979, à Montfort-L’Amaury, dans les Yvelines, en fin d’après-midi, quelques heures avant sa mort (le ministre est cliniquement mort, vers 20 heures). Selon ce témoin, Robert Boulin n’était pas seul, ce jour-là. Il était accompagné de deux individus: l’un conduisait la 305 Peugeot du ministre, l’autre était assis à l’arrière. L’atmosphère semblait assez lourde à l’intérieur du véhicule.
Le 11 septembre 2015, on apprend que le tribunal de grande instance de Versailles a ouvert une nouvelle information judiciaire sur l’affaire Boulin. La doyenne des juges de Versailles, Aude Quelin-Montrieux, reprend le dossier. L’affaire Boulin va donc pouvoir repartir à zéro.
Au cours d’une allocution en janvier 2007 et à Poitiers, Nicolas Sarkozy a eu cette phrase: «Je n’oublie pas Robert Boulin, victime de la diffamation et du mensonge !» Comment interpréter cette troublante allusion ?
L’affaire Boulin a toujours été instrumentalisée politiquement, à droite comme à gauche. Dans les années 1980, à chaque fois, que les socialistes ont été mis en cause dans une affaire politico-financière, l’affaire Boulin a été utilisée comme «missile» pour contrer les attaques du RPR.
En 1988, lors d’un meeting à Clermont-Ferrand, Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS, évoque «trois ministres assassinés sous le règne de M. Barre: MM de Broglie, Boulin et Fontanet.» Le président François Mitterrand brandit, lui aussi, à plusieurs reprises le spectre de l’affaire Boulin, comme lors de cet entretien télévisé en avril 1992, où il évoque de façon transparente un ministre«assassiné dans des conditions douteuses.» A chaque fois, les attaques virulentes du RPR contre le Parti socialiste, notamment de Charles Pasqua, perdent subitement de leur vigueur…
Pour la droite, l’affaire Boulin est un cadavre dans le placard. Nicolas Sarkozy en a parfaitement conscience, lorsqu’il évoque publiquement cette affaire à Poitiers, en pleine campagne présidentielle. En lâchant cette phrase lourde de sous-entendus, le futur chef de l’Etat envoie alors un message au camp chiraquien, qu’il soupçonne de vouloir le déstabiliser politiquement, notamment à travers la deuxième «affaire Clearstream», la falsification de certains listings de cette société de compensation financière au cœur de la finance mondiale, dont le fonctionnement opaque a été révélée par le journaliste Denis Robert.
Nicolas Sarkozy était un jeune militant du RPR au moment de la mort de Robert Boulin. En revanche, ses deux «parrains politiques», Achille Peretti, maire de Neuilly, membre du Conseil constitutionnel, et Charles Pasqua, font, eux, partie du «paysage» de cette affaire. Ainsi, peu de temps après la mort de Boulin, Achille Peretti débarque au domicile du ministre et propose de l’argent contre le silence de madame Boulin, qui ne croit pas au suicide de son mari mais se tait pour protéger ses enfants.
« Refaites votre vie. Vous voulez combien? Un million? Deux millions? Trois millions? Vous ne voudriez pas que votre fils, Bertrand, finisse comme Robert?» Refus de la veuve du ministre, qui lâche: «Je sais tout !» Peretti explose: «Alors, faites sauter la République !» Comme l’avait résumé un proche du pouvoir à la famille Boulin, dans les années 1980 : l’affaire Boulin, c’est «de la nitroglycérine».
Malgré l’allusion publique de Nicolas Sarkozy, la volonté réelle de la droite de relancer l’affaire Boulin a, dans les faits, été nulle.
Nulle, oui. Neuf mois après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidentielle, le Procureur général près la Cour d’appel de Paris, Laurent Lemesle, ex-conseiller justice de Jacques Chirac, refuse de rouvrir le dossier. En 2010, la garde des Sceaux Michelle Alliot-Marie, ne prend même pas de gants: en déplacement à Libourne, la ville dont Robert Boulin a été maire pendant 20 ans, elle annonce publiquement que le dossier est clos… une semaine avant la décision officielle du Procureur général près la Cour d’appel, François Faletti ! Le message a le mérite d’être clair : on ne touche pas au dossier Boulin.
Récemment, son ombre a resurgi de manière spectaculaire, en marge de l’affaire Bygmalion – des soupçons de fausses factures concernant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, en 2012. Dans les colonnes de «L’Obs», Jérome Lavrilleux, ancien bras droit de Jean-François Copé et directeur-adjoint de la campagne de Nicolas Sarkozy, accuse ce dernier de «mentir» sur le dérapage de ses comptes de campagne. Lavrilleux confie également qu’il lui arrive «d’avoir peur», avant de lâcher cet avertissement :«Je n’ai pas envie d’apprendre à nager dans 20 centimètres d’eau comme Robert Boulin.»
©Futuropolis
Vous expliquez qu’avec le savoir-faire de la police scientifique, une telle mise en scène serait inconcevable aujourd’hui.
Nous avons soumis le contenu du dossier médico-légal de l’affaire Boulin à l’un des meilleurs experts en la matière: Daniel Malicier, l’actuel responsable de l’Institut médico-légal (IML) de Lyon. Son constat est clair: selon lui, Boulin«a reçu des coups puis a été noyé.» Une deuxième autopsie réalisée en 1983 a mis en évidence des fractures au visage qui ne figuraient pas lors de la première autopsie en 1979. Et pour cause. A l’époque, l’examen du crâne de Boulin n’a pas été effectué, à la demande du Procureur de la République de Versailles !
Et l’examen des microparticules contenues dans ses poumons, qui aurait permis de prouver scientifiquement la noyade et d’identifier l’origine de l’eau, n’a pas eu lieu non plus. Tout se passe comme s’il fallait simplement confirmer la noyade d’un homme qui avait plus une tête de boxeur que de noyé. Le valium, et non pas les barbituriques, comme annoncé immédiatement, a été retrouvé dans le sang du ministre, et pas dans son estomac, suggérant une possible injection.
« C’est une affaire d’un autre âge, a conclu Daniel Malicier.Aujourd’hui, il serait impossible d’escamoter une autopsie comme ça !» Au fil des ans, tous les prélèvements d’organes ainsi que le sang du ministre ont été détruits de manière illégale. Si ces prélèvements existaient toujours, les avancées de la police scientifique, et notamment les analyses ADN, permettraient sans doute de faire la lumière sur les conditions réelles de la mort de Robert Boulin.
Quelques-uns parmi les gens que vous avez rencontrés au fil de cette enquête graphique sont convaincus que ce sont des membres du SAC qui ont tabassé à mort Robert Boulin avant de le déposer dans l’étang Rompu.
Le SAC est un acteur incontournable de ces «années de plomb à la française», où de nombreux opposants politiques, français ou étrangers, des militants tiers-mondistes, comme Henri Curiel, ou des syndicalistes sont menacés ou éliminés physiquement. On le retrouve, à des degrés divers, dans la police, les services secrets, la magistrature… et chez les truands, qui utilisent la carte «bleu-blanc-rouge» du SAC comme «un passeport» pour leurs trafics.
L’impunité dont a longtemps bénéficié cette milice du parti gaulliste explique, en grande partie, comment une affaire d’Etat comme celle-ci a pu être rapidement escamotée. En cas de «coup dur», le SAC peut compter sur des «hommes sûrs» comme, par exemple, le magistrat-barbouze Louis-Bruno Chalret, qui au moment de l’affaire Boulin est Procureur général près la Cour d’appel de Versailles. Ce haut magistrat proche du SAC et des réseaux Foccart a rendu de grands services au régime gaulliste, notamment pendant la guerre d’Algérie. Il a notamment fait libérer des truands, dans les années 1960.
Dès la découverte du corps de Robert Boulin, il se rend dans la forêt de Rambouillet avec une petite équipe afin d’organiser le scénario du suicide. C’est lui qui dessaisit immédiatement les gendarmes de l’enquête au profit des policiers du SRPJ de Versailles. «Il était l’homme qu’il fallait pour ce genre de choses», résume l’une de ses amies intimes. Le directeur général des Renseignements généraux des Yvelines (où le corps de Boulin a été retrouvé) était également un proche du SAC. Et ce sont encore des membres du SAC qui font disparaître toutes les archives de Robert Boulin après sa mort, comme s’il fallait faire place nette.
Un témoin encore vivant de cette opération de destruction, en Gironde, nous explique que parmi ces archives se trouvaient notamment des lettres dans lesquelles Robert Boulin menaçait de dénoncer «l’argent noir» du RPR et de la Françafrique.
©Futuropolis
Pouvez-vous expliquer ce que fut le SAC ?
Le Service d’Action Civique : association créée en décembre 1959 par des proches du général de Gaulle pour défendre la pensée et l’action du gaullisme. Concrètement, c’est un service d’ordre, héritier du service d’ordre du RPF (Rassemblement du peuple français), qui intervient lors de meetings électoraux ou de collages d’affiches pour faire «le coup de poing» contre les opposants politiques, essentiellement les communistes, qui ne font pas non plus dans la dentelle.
En réalité, le SAC a deux visages: d’un côté, une vitrine «présentable», celui d’un service d’ordre; de l’autre, un SAC plus secret, chargé des opérations clandestines et de la traque des opposants, en lien avec les officines et les réseaux de Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du gaullisme, véritable «mentor» du SAC. Le SAC fonctionne comme une organisation parallèle au pouvoir, dont il a la bénédiction. C’est une «zone grise» au cœur de la République.
Au fil des ans, le mouvement est de plus en plus gangréné par le «milieu» et les truands, dont certains ont été utilisés pendant la guerre d’Algérie, où le pouvoir gaulliste a dû se salir les mains pour lutter contre le FLN (Front de libération nationale) et l’OAS (Organisation armée secrète). Des malfrats et des mercenaires sont également «recyclés» par le SAC pendant mai 68.
Lorsque Valéry Giscard d’Estaing – qui n’est pas un gaulliste – accède à l’Elysée, en 1974, il ne s’attaque pas de front à ces «réseaux SAC», qui soutiennent Jacques Chirac. Giscard choisit comme «Monsieur Afrique», le «fils spirituel» de Jacques Foccart: René Journiac, dont les réseaux entrent alors en concurrence avec ceux des «réseaux Foccart».
Etrangement, le corps de Robert Boulin a été retrouvé à proximité de la maison de Journiac, d’où il coordonnait parfois certaines opérations secrètes, à Gambaiseuil, comme si Boulin avait tenté de négocier avec l’ancien bras droit de Foccart, avant d’être éliminé. René Journiac trouvera, lui, la mort, en février 1980, dans un accident d’avion suspect en Afrique. L’avion qu’il utilisait était prêté par Omar Bongo…
Le SAC est finalement dissous en août 1982 par le pouvoir socialiste, à la suite de la tuerie d’Auriol: le massacre de la famille d’un responsable du SAC, en juillet 1981, près de Marseille.
Oui, quand la France découvre, sidérée, écrivez-vous, «que les militants perdus d’un mouvement d’origine gaulliste sont donc capables de défoncer le crâne d’un môme à coups de tisonnier.»
La tuerie d’Auriol reste le massacre le plus «visible» de l’histoire du SAC. Il s’agit d’une vendetta au sein même du SAC, sur fond de paranoïa anticommuniste, deux mois seulement après l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée. Un responsable local du SAC, Jacques Massié, et sa famille, dont un enfant de 8 ans, sont massacrés, dans une bastide, près de Marseille. Jacques Massié est soupçonné de vouloir passer à l’ennemi, du côté des giscardiens, voir du côté socialiste ! Au même moment, un trésorier du SAC, Yves Courtois, lié à Massié et aux réseaux anticommunistes en Corse, disparaît mystérieusement. La juge d’instruction Françoise Llaurens-Guérin est chargée de l’enquête.
L’un des membres du commando, l’instituteur Jean-Bruno Finochietti, finit par avouer sa participation au massacre, sans donner le nom de ses complices, en livrant seulement des initiales. Il dessine l’horreur de ce qui s’est passé en couchant sur le papier ce qu’il appelle l’«écran noir de ses nuits blanches». La magistrate tente de remonter jusqu’aux commanditaires. «L’ordre venait d’en haut», lui disent les tueurs. Devant elle, le patron du SAC, Pierre Debizet, qui travaille pour le président Omar Bongo, nie toute responsabilité. Il est renvoyé devant les assises avant de bénéficier d’un non-lieu après un recours en cassation.
La juge Llaurens-Guérin, que nous avons rencontrée, nous raconte l’ambiance pesante, à l’époque, au palais de justice de Marseille. Les petits cercueils qu’elle reçoit par la poste. Elle refuse une protection rapprochée… jusqu’à l’assassinat de l’un de ses collègues, le juge Pierre Michel, abattu de trois balles alors qu’il roulait à moto dans la cité phocéenne, le 21 octobre 1981. Ce spécialiste du grand banditisme enquêtait sur le trafic de drogue entre Marseille et les Etats-Unis (la «French connection»). Il est le deuxième juge assassiné en France après le juge Renaud, assassiné à Lyon, en 1975. Marseille, Lyon: deux bastions du SAC.
©Futuropolis
Vous faites d’ailleurs un très beau portait du juge Renaud. Intègre lui aussi, lâché par la «Justice» lui aussi.
Surnommé « le shérif », le juge François Renaud est un magistrat atypique. Avec ses chemises colorés, ses méthodes de travail parfois peu orthodoxes et son verbe haut, l’homme détone dans les couloirs feutrés du palais de justice de Lyon. D’une intégrité sans faille, cet ancien résistant qui avait pas mal bourlingué en Afrique, est proche du Syndicat de la magistrature (classé à gauche), créé dans le sillage de mai 68.
Cela ne fait pas de lui pour autant un juge «laxiste»: François Renaud est intraitable avec le crime organisé. Quitte à se mettre en danger. A Lyon, surnommée alors «Chicago-sur-Rhône», le magistrat se retrouve vite en première ligne. Les dossiers les plus sensibles lui sont confiés. François Renaud est assassiné dans la nuit du 2 au 3 juillet 1975, à Lyon, alors qu’il rentre chez lui, avec sa compagne.
Il enquêtait sur une série de braquages perpétrés par «le gang des Lyonnais», notamment celui de l’hôtel des postes de Strasbourg, le 30 juin 1971, surnommé «le casse du siècle». Le juge soupçonne qu’une partie du butin atterrit dans les caisses du parti gaulliste… avec la complicité du SAC. Un énorme scandale en perspective. Il veut aller au bout de cette affaire, quelles qu’en soient les conséquences. C’est ce que plusieurs témoins nous ont confirmé.
C’est aussi la conclusion de son fils…
Oui, Francis Renaud, auteur d’un livre remarquable dans lequel il part sur les traces de son père (1), prolongé par un documentaire diffusé en juillet 2015 sur France 3 [«Le juge Renaud, un homme à abattre», avec Patrice du Tertre].
La veille de sa mort, le juge Renaud dit à son fils: «Je suis actuellement à un tournant de ma vie. Une grosse affaire pour laquelle il est possible que je me fasse flinguer!» Mais l’enquête judiciaire n’explorera pas cette piste politique. Officiellement, François Renaud a été victime d’une «simple» vengeance de truands. L’identité des commanditaires n’a pas été établie.
Aujourd’hui encore, la mémoire du juge Renaud reste gênante. Contrairement au juge Michel, il n’est pas officiellement «mort en service» – une manière de dire que son assassinat n’avait pas de lien avec son travail. Pour son fils, c’est inacceptable. Une plaque à la mémoire du juge a bien été placée au palais de justice de Lyon… mais elle se trouve dans un coin, peu visible. Comme si symboliquement, l’assassinat du juge Renaud devait rester loin des regards.
©Futuropolis
Cette « cold case » a-t-elle une chance de faire l’objet d’une nouvelle enquête un jour?
Le dossier Renaud est désormais classé. Après 17 ans d’enquête, le dernier des six juges d’instruction saisis de l’enquête, Georges Fenech, signe une ordonnance de non-lieu le 17 septembre 1992. En 2002, le même Georges Fenech se lance dans une carrière politique, comme député UMP du Rhône. Pour que l’enquête se poursuive, il aurait fallu faire vivre judiciairement ce dossier, en procédant à de nouveaux actes, de nouvelles auditions. Ce n’est malheureusement pas le choix qui a été fait. Faute d’éléments nouveaux, l’affaire est prescrite depuis le début des années 2000. C’est désolant pour la mémoire du juge Renaud.
Votre enquête vous a aussi mené à l’usine dans les années 70. Vous avez découvert que des anciens du SAC entraient dans les milices patronales et infiltraient les ateliers pour espionner les syndiqués. Surveillance, menaces, délation, intimidation, tabassages: la marque du SAC là encore?
Cette surveillance organisée des syndicalistes étiquetés comme «gauchistes» s’inscrit dans le contexte de l’ébullition sociale de l’après mai 68. Une bataille idéologique est alors menée par un patronat de choc qui soutient des syndicats-maison chargés de museler les salariés qui veulent défendre leurs droits au sein de l’entreprise. Une contre-révolution menée avec l’appui d’«hommes de l’ombre» comme Georges Albertini, un ancien «collabo» proche des milieux gaullistes, à la tête d’une multitude d’officines anticommunistes.
Ces milices patronales (comme la Confédération française du travail rebaptisé Confédération des syndicats libres, en 1977), recrutent tout naturellement parmi le SAC ou de leurs affidés. Des sociétés d’intérim, où l’on retrouve d’anciens militaires qui ont combattu en Algérie ou frayé avec l’OAS, sont également mises à contribution pour mettre les usines au pas. Ces milices patronales sont particulièrement actives dans le monde automobile, comme dans les usines de Poissy où nous avons rencontré trois générations de syndicalistes. Ils nous décrivent un quotidien assez rude mais, paradoxalement, nous expliquent que ce sont les plus belles années de leur vie.
Malgré ces «années de plomb», ces militants avaient alors un horizon politique, une espérance, la volonté de faire changer les choses. Aujourd’hui, la chape de plomb des politiques économiques menées par les différents gouvernements et son corollaire, le chômage de masse, est encore plus pesante. Comme si la violence des marchés financiers, auxquels la majeure partie de la classe politique s’est ralliée, était finalement plus dévastatrice que les coups de matraque du SAC.
©Futuropolis
Vous êtes allés en Belgique pour parler en public de cette enquête graphique. Pourquoi la Belgique?
La Belgique a constitué l’une des « bases arrières » du SAC, dont le financement reste opaque. Les parlementaires qui ont enquêté sur le sujet n’ont pas réussi à percer ce mystère. Seule certitude : les cotisations des simples militants ne pouvaient pas suffire à financer les opérations du SAC. Cette «base arrière» non loin des frontières françaises pouvait répondre à un certain souci de discrétion. Le trafic d’armes et le trafic de drogue ont ainsi alimentées certaines «caisses noires» en Belgique. A la fin des années 1960, un certain Maurice Boucart, ancien collaborateur des nazis condamné pour escroquerie, dirigeait les finances de cette «filière belge» du SAC. Cette histoire reste encore à écrire.
De Gaulle peut-il être tenu pour responsable de la dérive criminelle du SAC ?
La couverture de notre livre résume bien les choses : le costume du général de Gaulle éclaboussé par une tâche de sang… et l’œil du fondateur de la Vème République qui regarde ailleurs ! C’est toute l’ambiguïté de ce que les services secrets appellent «le feu orange»: si le «coup tordu» fonctionne, vous êtes couverts, mais si ça dérape gravement, le pouvoir ne sera jamais tenu comme responsable.
Jacques Foccart, qui rend compte régulièrement de ses activités au général de Gaulle, assume donc pour protéger «le grand homme». L’impunité dont a longtemps bénéficié le SAC a encouragé les dérives d’actions commises «au nom du général de Gaulle».
Après son départ, Georges Pompidou, président d’honneur du SAC, tente d’«épurer» le mouvement. En vain. Cette part d’ombre du gaullisme reste encore taboue. Elle est encore assez peu documentée à l’exception du livre de François Audigier (2), comme s’il ne fallait pas ternir la geste gaulliste. L’actuel président de la Fondation de Gaulle, Jacques Godfrain, ancien ministre de la coopération de 1995 à 1997, est un ancien trésorier du SAC. Il a refusé de nous rencontrer en expliquant que tout ça, c’était«l’Histoire avec un petit h», et que ça n’intéressait pas les gens.
Existe-t-il des archives sur le SAC classées confidentielles qui seront disponibles un jour?
Des archives existent, nous avons pu en consulter une grande partie auprès de l’Assemblée nationale, notamment les auditions désormais accessibles des personnes entendues par la Commission d’enquête parlementaire au début des années 1980. Quelques documents sont partiellement consultables sur dérogation.
En revanche, une partie des archives (rapport de police, procédures judiciaires…) restent encore inaccessibles pendant plusieurs dizaines d’années (un délai de 50 ans, au nom de la protection de la vie privée ou de 75 ans quand il s’agit d’affaires judiciaires). Nous n’avons pas eu l’autorisation du président de l’Assemblée de consulter un rapport de police qui concerne les relations entre le SAC, la police et le «gang des Lyonnais». Pas accessible avant 2058.
Le SAC « infuse »-t-il encore dans la vie politique française en 2015 ?
Après la dissolution du mouvement en 1982, des «SAC bis» plus ou moins éphémères ont été créées comme Solidarité et défense des libertés, soutenue par Charles Pasqua. Mais c’est surtout le MIL (Mouvement initiative et liberté), créée huit mois avant la disparition du SAC avec la bénédiction de Jacques Foccart et de Pierre Debizet, qui s’inscrit dans cet héritage, en lien avec la très droitière UNI (Union nationale inter-universitaire).
Des responsables politiques de l’UMP (rebaptisé Républicains) prennent régulièrement la parole devant les militants du MIL. A titre d’exemple, en février 2009, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, s’exprimait ainsi, lors de la 19ème convention nationale du MIL dont le thème est, à ce moment-là: «Français toujours et fiers de l’être»: «Chers amis, j’ai l’impression de rajeunir chaque fois que je vous vois. (…) Nous partageons tellement de choses en commun que j’ai souvent l’impression de me retrouver en famille.»
L’occasion pour la ministre de brandir devant son public la menace d’une «ultra gauche» qui «voudrait remettre en cause l’autorité de l’Etat.» «Ce sont des groupes qui contestent l’autorité, qui contestent l’Etat et qui veulent attaquer non seulement les symboles mais aussi les moyens de fonctionnement de l’Etat, lance Michèle Alliot-Marie devant le MIL. Et cette opposition à l’autorité de l’Etat apparaît d’autant plus que l’Etat dans la crise est en train de resurgir. Nous devons y veiller, nous devons être très attentifs. On a connu cela dans les années 70-80, nous pouvons très bien connaître de nouveau ces phénomènes allant éventuellement jusqu’à la violence dans les mois ou les années qui viennent.»
Si la violence du SAC n’existe plus en tant que telle, son histoire a forcément influencé toute une génération d’hommes et de femmes politiques, dont certains sont toujours dans la sphère publique. Par exemple, Jacques Toubon a été l’un des responsables du RPR qui a condamné avec la plus grande virulence la mise en cause du SAC après la tuerie d’Auriol. Il est aujourd’hui «défenseur des droits», nommé par François Hollande…
Quand s’est faite votre rencontre avec Robert Boulin ?
En 2002, au moment où le dossier était sur le point d’être classé. Depuis, je n’ai jamais lâché. Plus je tirais le fil de cette affaire, plus des pans sidérants de notre histoirecontemporaine apparaissaient. Mes contre-enquêtes à la radio sur des formats de plus en plus longs m’ont progressivement donné envie d’écrire un livre. Le déclic a été une phrase énigmatique, lâchée par Robert Boulin à sa famille, peu de temps avant sa mort : «Je vous laisserai des petits cailloux.» J’ai voulu partir à la recherche de ces petits cailloux.
Dans cette BD, on vous voit en entretien chez Paul Roux, qui fut nommé à la tête des Renseignements généraux en 1981 par François Mitterrand. Il vous raconte que sous Pompidou en 1969, Marcellin alors ministre de l’intérieur, avait voulu dissoudre le SAC et qu’il ne l’a pas fait. Quand vous lui demandez pourquoi, il a cette réponse: «Personne ne va jamais au bout de rien.» Et vous, Benoît Collombat, pensez-vous que personne ne va jamais au bout de rien?
J’aime bien l’image qu’utilise Fabienne Boulin dans son livre, «le Dormeur du Val» (3), à propos des quelques journalistes qui ont patiemment enquêté sur la mort de son père. Elle parle de «l’improbable marche des chenilles processionnaires.» On peut aller au bout des choses, mais ça prend du temps, beaucoup de temps ! Ça demande énergie, patience, ténacité. C’est usant, mais, finalement, il n’y a que ça qui vaille.
A l’heure où la concentration des médias dans les mains de quelques hommes d’affaire n’a jamais été aussi grande, les journalistes doivent tenter de rester, par tous les moyens, des artisans de la vérité, parce que le journalisme, pour moi, c’est de l’artisanat. C’est l’esprit du «manifeste» sur le journalisme d’Albert Camus, que l’on retrouve dans son article (finalement censuré), le 25 novembre 1939, dans «Le Soir républicain», à Alger: «lucidité, refus, ironie et obstination».
Propos recueillis par Anne Crignon
Cher pays de notre enfance.
Enquête sur les années de plomb de la Vème République,
par Etienne Davodeau et Benoît Collombat,
Futuropolis, 224 p., 24 euros.
Enquête sur les années de plomb de la Vème République,
par Etienne Davodeau et Benoît Collombat,
Futuropolis, 224 p., 24 euros.
Benoît Collombat, bio express
Journaliste à France Inter, Benoît Collombat, auteur d’un «Un homme à abattre» (2007, Fayard), travaille sur l’affaire Boulin depuis dix ans.
1/ « Justice pour le juge Renaud », éditions du Rocher, 2011.
2/ « Histoire du SAC, la part d’ombre du gaullisme », Stock, 2004.
3/ Aux éditions Don Quichotte, 2011.
©Futuropolis
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire