http://www.fondation-res-publica.org
Le défi Tsipras
Le silence qui entoure les négociations entre la troïka - car c’est bien d’elle qu’il s’agit - et le gouvernement grec ne laisse rien présager de bon. Tribune de Jean-Michel Naulot membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, Libération, 14 avril 2015.
Le silence qui entoure les négociations entre la troïka - car c’est bien d’elle qu’il s’agit - et le gouvernement grec ne laisse rien présager de bon. Il rappelle ces quelques jours qui ont précédé la faillite de Lehman Brothers où le gouvernement américain et les autorités monétaires décidèrent de ne pas secourir la banque d’affaires pour «faire un exemple». Dans les jours qui suivirent, quelques banquiers se félicitèrent de voir tomber un concurrent. Ils regrettèrent vite leurs propos en apercevant l’onde de choc terrible qui arrivait, avec une crise de liquidités sans précédent. Cette fois, l’onde de choc pourrait être non pas financière, mais politique. A moins que la raison ne finisse par l’emporter sur un bras de fer destructeur pour l’Europe tout entière.
D’où vient donc la tranquille assurance des dirigeants de l’Eurogroupe, alors même que la situation financière de la Grèce se détériore de jour en jour avec la fuite des capitaux ? De la certitude que la Grèce n’a pas le choix, et qu’elle ne peut qu’accepter les réformes. Les dirigeants européens ont le sentiment qu’avec une dette publique financée à 80% par les Etats, le FMI et la BCE, le rapport de force est en leur faveur. De plus, ils savent qu’en cas de sortie de l’euro sans restructuration de la dette, celle-ci bondirait immédiatement puisque, lorsque la dette est financée par des prêts intergouvernementaux, ce n’est pas le droit des titres qui s’applique, mais le droit des Etats prêteurs. Avant les élections, Angela Merkel avait tenu à faire passer le message : pour les Grecs, ce sera à prendre ou à laisser, soit l’acceptation des réformes dans la continuité de la politique précédente, soit la sortie de l’euro. Jean-Claude Juncker avait ajouté après les élections : «Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités.» La Grèce ne pouvait que supporter le prix des fautes commises.
On a un peu oublié que, tout au long de l’hiver 2010, Merkel s’était déjà opposé à toute aide à la Grèce, même minime. Jusqu’à ce fameux week-end de mai 2010, où elle prit conscience que si elle n’aidait pas la Grèce, les banques françaises et allemandes se retrouveraient en grande difficulté. Celles-ci détenaient une vingtaine de milliards d’euros de dette grecque, et leur exposition au risque approchait la centaine de milliards ! Le système financier menaçait de s’effondrer. Les aides débloquées par les Etats européens et le FMI permirent de faire face à un vrai risque systémique en substituant les contribuables aux banques et aux investisseurs. Angela Merkel fait logiquement l’analyse que ce risque systémique n’existe plus puisque les banques ne sont plus en première ligne. Mais elle sous-estime le risque politique qui, lui, s’est accru.
Aléxis Tsípras sait que les prêts gigantesques de la zone euro à la Grèce sont une arme politique redoutable entre ses mains, la seule qu’il lui reste. Demain, s’il décidait de rompre sur le programme de réformes, et s’il était dans l’impossibilité de faire face aux échéances financières, dans quelle situation se retrouveraient les dirigeants européens ? Comment pourraient-ils expliquer à leurs électeurs, et surtout à leurs contribuables, qu’ils viennent de perdre plus de 300 milliards d’euros en l’espace de cinq ans (195 milliards au titre des prêts intergouvernementaux ; 27 milliards au titre des achats de dette souveraine par la BCE ; 91 milliards au titre de l’Eurosystème Target 2 garanti par les Banques centrales nationales, donc par les Etats, un montant qui a doublé depuis trois mois), soit au total plus de vingt fois le montant des aides accordées à l’Argentine au début des années 2000 ? Et, comment expliquer qu’après cinq ans de réformes imposées par la troïka, ils laissent la Grèce avec un produit national en baisse de 25%, un taux de chômage de 26% (51% chez les jeunes), une dette qui a progressé de 120% à 175% du PIB, et une pauvreté honteuse dans une zone euro pourtant censée faire converger les politiques (plus de 80% de la population au chômage sans indemnités) ?
Face à Tsípras, Merkel se retrouve dans la position de l’ambassadeur d’Union soviétique venu voir De Gaulle en pleine crise de Cuba. A l’ambassadeur, qui le menaçait d’une guerre nucléaire, si les Occidentaux ne renonçaient pas à leurs missiles, De Gaulle avait répondu : «Eh bien, Monsieur l’ambassadeur, nous mourrons ensemble !» Compte tenu de l’opinion publique allemande à l’égard de la Grèce, Merkel pourrait jouer son avenir politique sur un défaut de paiement de la Grèce. Derrière la fermeté de la chancelière, il y a une grande fragilité que l’on se garde bien d’évoquer.
Pour surmonter ce dilemme - une crise démocratique grave en Grèce en faisant respecter les «règles» ou bien une crise politique grave au sein de la zone euro en provoquant le défaut de paiement - il existe une solution qu’un homme d’Etat de 89 ans vient d’évoquer : la "friendly exit". Prenant acte de l’impasse dans laquelle la troïka et la Grèce sont arrivées, Valéry Giscard d’Estaing a proposé d’organiser une sortie amicale de la Grèce de la zone euro. On peut en dessiner les contours : rétablissement de la drachme, conservation de l’euro pour les échanges extérieurs (cohabitation de deux monnaies comme ce fut le cas au sein de l’ensemble de la zone euro de 1999 à 2002), annulation partielle de la dette, maintien de la Grèce dans l’UE.
Aléxis Tsípras impressionne par sa capacité de résistance, et sa force de caractère. Jusqu’où ira-t-il ? Dans Les chênes qu’on abat… De Gaulle confiait à Malraux : «Au fond, vous savez, mon seul rival international, c’est Tintin ! Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands.» A la politique hégémonique des deux superpuissances, De Gaulle opposait la détermination, l’habileté, parfois la ruse. Face à des dirigeants pour le moins intransigeants, et financièrement tout-puissants, Tsípras fera-t-il usage de qualités semblables ? Il rendrait un grand service à tous ces peuples qui, d’élection en élection, ne savent plus comment se faire entendre du côté de Bruxelles.
D’où vient donc la tranquille assurance des dirigeants de l’Eurogroupe, alors même que la situation financière de la Grèce se détériore de jour en jour avec la fuite des capitaux ? De la certitude que la Grèce n’a pas le choix, et qu’elle ne peut qu’accepter les réformes. Les dirigeants européens ont le sentiment qu’avec une dette publique financée à 80% par les Etats, le FMI et la BCE, le rapport de force est en leur faveur. De plus, ils savent qu’en cas de sortie de l’euro sans restructuration de la dette, celle-ci bondirait immédiatement puisque, lorsque la dette est financée par des prêts intergouvernementaux, ce n’est pas le droit des titres qui s’applique, mais le droit des Etats prêteurs. Avant les élections, Angela Merkel avait tenu à faire passer le message : pour les Grecs, ce sera à prendre ou à laisser, soit l’acceptation des réformes dans la continuité de la politique précédente, soit la sortie de l’euro. Jean-Claude Juncker avait ajouté après les élections : «Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités.» La Grèce ne pouvait que supporter le prix des fautes commises.
On a un peu oublié que, tout au long de l’hiver 2010, Merkel s’était déjà opposé à toute aide à la Grèce, même minime. Jusqu’à ce fameux week-end de mai 2010, où elle prit conscience que si elle n’aidait pas la Grèce, les banques françaises et allemandes se retrouveraient en grande difficulté. Celles-ci détenaient une vingtaine de milliards d’euros de dette grecque, et leur exposition au risque approchait la centaine de milliards ! Le système financier menaçait de s’effondrer. Les aides débloquées par les Etats européens et le FMI permirent de faire face à un vrai risque systémique en substituant les contribuables aux banques et aux investisseurs. Angela Merkel fait logiquement l’analyse que ce risque systémique n’existe plus puisque les banques ne sont plus en première ligne. Mais elle sous-estime le risque politique qui, lui, s’est accru.
Aléxis Tsípras sait que les prêts gigantesques de la zone euro à la Grèce sont une arme politique redoutable entre ses mains, la seule qu’il lui reste. Demain, s’il décidait de rompre sur le programme de réformes, et s’il était dans l’impossibilité de faire face aux échéances financières, dans quelle situation se retrouveraient les dirigeants européens ? Comment pourraient-ils expliquer à leurs électeurs, et surtout à leurs contribuables, qu’ils viennent de perdre plus de 300 milliards d’euros en l’espace de cinq ans (195 milliards au titre des prêts intergouvernementaux ; 27 milliards au titre des achats de dette souveraine par la BCE ; 91 milliards au titre de l’Eurosystème Target 2 garanti par les Banques centrales nationales, donc par les Etats, un montant qui a doublé depuis trois mois), soit au total plus de vingt fois le montant des aides accordées à l’Argentine au début des années 2000 ? Et, comment expliquer qu’après cinq ans de réformes imposées par la troïka, ils laissent la Grèce avec un produit national en baisse de 25%, un taux de chômage de 26% (51% chez les jeunes), une dette qui a progressé de 120% à 175% du PIB, et une pauvreté honteuse dans une zone euro pourtant censée faire converger les politiques (plus de 80% de la population au chômage sans indemnités) ?
Face à Tsípras, Merkel se retrouve dans la position de l’ambassadeur d’Union soviétique venu voir De Gaulle en pleine crise de Cuba. A l’ambassadeur, qui le menaçait d’une guerre nucléaire, si les Occidentaux ne renonçaient pas à leurs missiles, De Gaulle avait répondu : «Eh bien, Monsieur l’ambassadeur, nous mourrons ensemble !» Compte tenu de l’opinion publique allemande à l’égard de la Grèce, Merkel pourrait jouer son avenir politique sur un défaut de paiement de la Grèce. Derrière la fermeté de la chancelière, il y a une grande fragilité que l’on se garde bien d’évoquer.
Pour surmonter ce dilemme - une crise démocratique grave en Grèce en faisant respecter les «règles» ou bien une crise politique grave au sein de la zone euro en provoquant le défaut de paiement - il existe une solution qu’un homme d’Etat de 89 ans vient d’évoquer : la "friendly exit". Prenant acte de l’impasse dans laquelle la troïka et la Grèce sont arrivées, Valéry Giscard d’Estaing a proposé d’organiser une sortie amicale de la Grèce de la zone euro. On peut en dessiner les contours : rétablissement de la drachme, conservation de l’euro pour les échanges extérieurs (cohabitation de deux monnaies comme ce fut le cas au sein de l’ensemble de la zone euro de 1999 à 2002), annulation partielle de la dette, maintien de la Grèce dans l’UE.
Aléxis Tsípras impressionne par sa capacité de résistance, et sa force de caractère. Jusqu’où ira-t-il ? Dans Les chênes qu’on abat… De Gaulle confiait à Malraux : «Au fond, vous savez, mon seul rival international, c’est Tintin ! Nous sommes les petits qui ne se laissent pas avoir par les grands.» A la politique hégémonique des deux superpuissances, De Gaulle opposait la détermination, l’habileté, parfois la ruse. Face à des dirigeants pour le moins intransigeants, et financièrement tout-puissants, Tsípras fera-t-il usage de qualités semblables ? Il rendrait un grand service à tous ces peuples qui, d’élection en élection, ne savent plus comment se faire entendre du côté de Bruxelles.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire