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vendredi 11 octobre 2024

Venezuela Infos : Le « Grand Venezuela Circus » et ses influenceurs, par Maurice Lemoine. le 10.10.2024

 

Le « Grand Venezuela Circus » et ses influenceurs, par Maurice Lemoine.

Par Venezuela infos le 10 octobre 2024

par Maurice Lemoine, journaliste, présent au Venezuela de juillet à août 2024.

Ce que tout un chacun a peu ou prou appris ces dernières semaines…

Le lundi 29 juillet, peu après minuit, le Conseil national électoral (CNE) vénézuélien a annoncé la victoire à la présidentielle du chef de l’Etat sortant, le socialiste Nicolás Maduro, avec 51,2 % des voix. Son principal adversaire, Edmundo González Urrutia, en aurait obtenu 44,2 %. « Tendance irréversible », précisa le président de l’instance électorale Elvis Amoroso, sur la base de « 80 % des résultats ».

Déclarée « inéligible » par le pouvoir, « coach » officielle d’un González devenu candidat au pied levé pour la représenter, la « femme forte » de l’opposition, María Corina Machado, prétendit que, sur la base de procès-verbaux issus des bureaux de vote en sa possession, son protégé avait obtenu 70 % des suffrages et avait donc très largement remporté le scrutin. Trois sondages « sortie des urnes » effectués « par des sociétés indépendantes réputées », ajouta-t-elle, avaient donné des résultats similaires au cours de la journée, tout comme les chiffres d’un comptage rapide. «  Les résultats ne peuvent être occultés, exulta González sur X, le pays a choisi un changement en paix.  »

Dans un premier discours, Maduro dénonça, comme l’avait déjà fait le CNE, un piratage du système de transmission des résultats empêchant la totalisation définitive des votes. Cela n’évita pas que les ministres des Affaires étrangères de plusieurs pays – Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni – ainsi que le haut représentant de l’Union européenne, ne réclament la publication « immédiate » et en toute transparence « des résultats détaillés ».

« Compte tenu des preuves écrasantes, il est clair pour les Etats-Unis et, surtout, pour le peuple vénézuélien, qu’Edmundo Gonzalez Urrutia a remporté le plus grand nombre de voix », anticipa dès le 1er août le secrétaire d’Etat américain Antony J. Blinken.

Tandis que le pouvoir « réprimait brutalement » les manifestations « pacifiques » d’une opposition démocratique indignée, « la fraude » fut également dénoncée par de nombreux pays latino-américains. Depuis, malgré une tentative de médiation du Mexique, du Brésil et de la Colombie, rien ne va plus. Alors que la « communauté internationale » réclame toujours avec insistance la publication par le CNE des données ventilées par bureau de vote, considérée indispensable à la transparence du résultat, Maduro a chargé le Tribunal suprême de justice (TSJ) d’enquêter sur le scrutin et d’auditionner les candidats. Au terme de son audit, le TSJ a validé définitivement son élection pour un troisième mandat, le 22 août.

Poursuivi par la justice pour « désobéissance aux lois », « conspiration », « usurpation de fonctions » et « sabotage », González a quitté le Venezuela pour l’Espagne le 7 septembre, après y avoir obtenu l’asile politique.

Bien avant ce dénouement (provisoire), l’affaire semblait déjà entendue. Sous le titre « Manœuvre grossière au Venezuela », l’éditorial du quotidien espagnol El País avait résumé, le 23 août, le sentiment largement dominant au sein d’un paysage médiatique international dit « pluraliste » (mais vraiment sans excès) : « La certification de Maduro comme vainqueur des élections est une dérive autoritaire intolérable qui confirme les pires prévisions. »

Au risque de troubler un si aimable consensus, on se permettra ici d’apporter quelques compléments d’information et autant d’éléments de réflexion…

Photo : « Manœuvre grossière au Venezuela », El País, 23 août 2024.

« Il semble très difficile que Nicolas Maduro puisse se maintenir au pouvoir à moyen ou long terme » – Olivier Compagnon, alors directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine [IHEAL] sur France Info, le 3 février 2019.

Sur ordre de l’administration étatsunienne de Donald Trump, le député d’opposition Juan Guaido (Voluntad Popular), président pro tempore de l’Assemblée nationale, s’autoproclame « président du Venezuela », sur une place publique, le 23 janvier 2019. Suivent, sous couvert d’une entrée d’aide humanitaire, une tentative d’intrusion violente depuis la Colombie, le 23 février 2019 ; un sabotage électrique géant en mars de la même année ; un coup d’Etat avorté le 30 avril 2020 ; une opération mercenaire également menée depuis la Colombie en juin (« Opération Gédéon »).
Conduite par l’axe « euro-atlantiste », une grosse cinquantaine de pays, dont 24 (sur 27) de l’Union européenne (parmi lesquels le gouvernement d’Emmanuel Macron), reconnaissent Guaido.

Depuis le 8 août 2017, quatorze pays latino-américains inféodés aux Etats-Unis sont réunis au sein du Groupe de Lima « dans le but de suivre et d’accompagner l’opposition vénézuélienne » [1]. Politique de « pression maximale », Washington menace d’une intervention militaire – « Toutes les options sont sur la table ! » – et impose à la République bolivarienne 936 mesures coercitives unilatérales (dites « sanctions »), dont un embargo pétrolier. L’économie s’effondre. C’était le but recherché.

La droite radicale boycottant les élections législatives, le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et la coalition qui le soutient (le Grand pôle patriotique) remportent largement celles du 6 décembre 2020 – 68,43 % des 6,2 millions de voix (69,5 % d’abstention). Les fractions de la droite modérée qui, passant outre les critiques virulentes de Guaido et les admonestations des Etats-Unis, ont participé au scrutin, obtiennent globalement 18 % des suffrages. Chef de la « diplomatie » américaine, Mike Pompeo précise que les Etats-Unis vont « continuer à reconnaître » (et à financer !) le « président par intérim » Juan Guaido. En toute indépendance, l’Union européenne… s’aligne et notifie immédiatement qu’elle ne juge pas « crédible » le processus électoral vénézuélien.

Il se trouve que, depuis le 7 novembre précédent, aux Etats-Unis, où il n’existe pas de Conseil national électoral, ce sont les médias qui ont annoncé la victoire de Joe Biden. Même si Trump refuse de concéder sa défaite, le crépuscule de sa présidence est entamé. Inquiets, les quatre principaux partis de la droite vénézuélienne, dits G-4 – Voluntad Popular (VP), Primero Justicia (PJ), Accion democratica (AD), Un Nuevo Tiempo (UNT) – se déchirent. Il y a eu trop de défilés, trop de discours, trop de menaces, trop d’opérations tordues, trop de cocktails Molotov lancés – sans résultat. A l’exception de Voluntad Popular, le parti de Guaido, plus personne ne veut cautionner ce cirque. De moins en moins de manifestants se sont mobilisés lors des dernières convocations.

Bien entendu, il est hors de question pour quiconque de sauter dans le vide sans disposer d’un parachute fourni par le Département d’Etat. Mais, justement… De Washington, proviennent des signaux. « A la Orden », comme on dit ici. A vos ordres ! Le 30 décembre 2022, par 72 voix pour, 29 contre et 8 abstentions exprimées lors d’une vidéoconférence, l’ « Assemblée nationale 2015 », le Parlement fantoche qui accompagnait Guaido, met un terme à sa « présidence ». Guaido hurle au « coup d’Etat parlementaire » – « sans qu’existent ni Etat ni Parlement impliqués » persifflent quelques insolents. Ne reste plus au « président déchu » qu’à partir pour Miami.

« Nous continuons à reconnaître [et à financer !] l’Assemblée nationale de 2015, n’en a pas moins signifié le porte-parole du Département d’Etat. La position des Etats-Unis à l’égard de Nicolas Maduro ne va pas changer. Il n’est pas le dirigeant légitime du Venezuela. » Peut-être. Mais, dix-huit mois plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, ayant affronté la tempête et déjouant les pronostics de nombreux « analystes » de première catégorie, Maduro est toujours là.

« Cette crise économique, provoquée par l’effet conjugué d’une mauvaise gestion et de la chute à l’époque du prix du baril de pétrole dont le pays regorge, aggravée ensuite par les sanctions américaines, aura battu quelques records » (Benjamin Delille, Libération, 6 juin 2022).

Une crise « aggravée » par les sanctions américaines… » Voilà bien le lieu commun le plus répété en boucle par la « commentocratie ». Et, par la force des choses, entré dans les esprits.

La chute des prix du pétrole, de 100 à 30 dollars le baril entre 2014 et 2016, a sévèrement affecté l’économie vénézuélienne, nul n’en disconvient. Elle n’explique pas son effondrement. Sinon, tous les pays producteurs d’hydrocarbures se seraient peu ou prou retrouvés dans la même situation. Il n’en est rien. La différence tient à un point capital : le 9 mars 2015, un décret de Barack Obama a fait du Venezuela « une menace inhabituelle et extraordinaire » pour la sécurité nationale des Etats-Unis.

L’aberrante accusation ouvre la porte à l’application de « sanctions », que Donald Trump va porter à son paroxysme. Dans le cadre d’un authentique terrorisme économique, 936 mesures coercitives vont permettre un embargo contre le géant pétrolier étatique PDVSA ; la saisie d’une trentaine de milliards d’avoirs vénézuéliens à l’étranger (des comptes bancaires aux réserves d’or en passant par Citgo, filiale de PDVSA aux Etats-Unis, d’une valeur estimée entre 7 et 11 milliards de dollars) ; la mise au ban des secteurs aurifères et miniers du pays ; des poursuites contre les firmes ou particuliers, étatsuniens ou autres, commerçant avec les entreprises vénézuéliennes ; l’expulsion du pays des marchés financiers internationaux et même du système Swift [2] ; les barbelés dressés pour empêcher l’importation de biens essentiels et d’aliments.

Le tout en violation flagrante du droit international et de la Charte des Nations Unies.

De près de trois millions de barils par jour en 2014, la production de PDVSA passe à moins d’un million et demi en 2018, puis à 350 000 en 2020. L’embargo sur les matériels permettant leur maintenance provoque le délabrement progressif des installations et des raffineries – ce qui est aussi vrai pour les transports, l’infrastructure électrique, les usines, qu’elles soient publiques ou privées. A partir de 2014, et pour en revenir à la vente de son pétrole, l’Etat vénézuélien se voit privé de 95 % de ses ressources. « Une perte globale de 228 milliards de dollars », estime devant nous Yosmer Arellan Zurita, directeur de la Banque centrale du Venezuela (BCV). Pendant le Covid, le FMI nous a même refusé 5 milliards de dollars pour acheter des médicaments. » Du fait de la réduction des importations, et pour ne citer que la période 2015-2019, les disponibilités alimentaires ont diminué d’environ 73 %, jetant « en situation d’insécurité alimentaire grave » plus de 2,5 millions de Vénézuéliens [3].

Fadaises, sermonnent les prêtres infatigables de la pensée conforme attachés à faire de Maduro le principal responsable du chaos. Seulement, le 24 janvier 2024, un document préparé par le Congressional Research Service (CRS) – organisme opérant à la demande et sous la direction du Congrès des Etats-Unis – a confirmé que les sanctions avaient pour objectif de « déloger du palais de Miraflores » le président Maduro. « Ces mesures n’ont pas atteint l’objectif fixé », constate le document, et n’ont fait que « contribuer à une crise économique sans précédent [4] ».

Bien avant cette confession, plusieurs rapporteurs indépendants de l’Organisation des Nations unies – Alexandre de Zayas, Alena Douhan, Michael Fakhri – avaient déjà souligné que le vaste programme de sanctions, « exacerbant la crise préexistante », a eu un effet « dévastateur » sur les conditions de vie de l’ensemble de la population.

Le gouvernement n’a pu atténuer – mais a atténué – la crise que grâce à une série de prestations sociales, notamment la distribution de nourriture subventionnée via le programme des Comités locaux d’alimentation et production (CLAP). Ce que Yosmer Arellan Zurita résume en mode « chaviste » : « Ils ont voulu nous exterminer, mais on a résisté, carajo [5 ! »

« Selon l’Organisation des Etats américains (OEA), les Vénézuéliens quittent leur pays sans être confrontés à une guerre conventionnelle ou à une catastrophe naturelle (..) » – Voice of America, 4 août 2021.

Accusateur, l’argument revient en permanence : les Vénézuéliens constituent le contingent le plus important de malheureux fuyant « un pays qui n’est pas en guerre ». En utilisant exceptionnellement l’adjectif « conventionnelle », Voice of America, l’organe de diffusion internationale par radio et télévision du gouvernement des Etats-Unis, met le doigt sur l’ambiguïté de l’assertion.

Entre l’affrontement diplomatique plus ou moins virulent et le conflit armé traditionnel, mené au prix du sang versé, il existe une zone grise : la « guerre hybride » [6]. Celle-ci n’a pas pour objectif la destruction des forces armées du pays adverse, mais la déstabilisation de celui-ci par des moyens moins voyants : propagande, désinformation, mesures coercitives unilatérales, entraves au commerce et à l’accès aux ressources énergétiques, opérations paramilitaires, assassinats et (on sera amené à en reparler), sabotages d’infrastructures, cyber-attaques ou interférence dans les processus électoraux…

Des actes de ce type sont traités de façon très différente selon qu’ils sont commis ou subis par les uns ou par les autres. S’agissant du Venezuela, ils sont purement et simplement minorés, voire occultés. Mais c’est bien à une guerre, fût-elle hybride, menée par les Etats-Unis, que le pays est confronté. Avec pour conséquences de l’asphyxie de l’économie, un affaiblissement des structures gouvernementales et des institutions, une détérioration des services publics, un effondrement des salaires, une explosion de la pauvreté, des souffrances indicibles et, effectivement, un exode massif de population.

« Ce qui a provoqué une migration de millions de Vénézuéliens s’appelle le blocus économique, a rappelé le 18 février 2024, le président Gustavo Petro, et le gouvernement colombien – de son prédécesseur d’extrême droite Iván Duque – a contribué à sa réalisation. » De même que tous les chefs d’Etat latino-américains du Groupe de Lima qui, à des fins de propagande, ont littéralement incité les Vénézuéliens à quitter leur pays. « Nous continuerons à accueillir des Vénézuéliens au Chili, s’enthousiasmait ainsi en février 2019, depuis Cúcuta (Colombie), le président Sebastián Piñera,car nous avons un devoir de solidarité. » Il était surtout persuadé que l’ « Opération Guaido » viendrait rapidement à bout de Maduro. Cinq ans plus tard, effet boomerang, les mêmes ou leurs successeurs – comme le chilien Gabriel Boric – se plaignent du poids pour leur pays d’une migration massive qui ne fait pas mine de diminuer. Et qui même, ont-ils claironné de concert avec la droite vénézuélienne, avant l’élection présidentielle de 2024, risque de se démultiplier si, par malheur, devait l’emporter Maduro.

D’après les organismes internationaux, plus de 7,7 millions de Vénézuéliens auraient pris le chemin de l’exil. Mieux vaut ne pas approfondir. Non que plusieurs millions n’aient choisi un tel exode. Mais le chiffre suscite plus de doutes que de certitudes. Les organisations internationales n’effectuent pas de recensements, elles reprennent simplement les chiffres fournis par les organismes nationaux. Lesquels, surtout ceux du Groupe de Lima en son temps, ont délibérément gonflé l’addition à des fins de propagande : plus le nombre des Vénézuéliens « qui ont fui le chavisme » est élevé, plus il permet de présenter leur pays comme un Etat failli.

D’autre part, plus la population migrante déclarée est importante, plus elle permet de réclamer des fonds pour lui porter secours. En l’absence de contrôles, le phénomène a donné lieu à un formidable négoce impliquant pouvoirs, institutions et organisations dites non gouvernementales (ONG). A tel point qu’en octobre 2023, le président Maduro a publiquement explosé : « Les Etats-Unis déclarent avoir débloqué 2,8 milliards de dollars pour l’aide humanitaire aux migrants [vénézuéliens]. Je demande : où est cet argent ? A qui l’ont-ils donné ? Je demande aux migrants si un seul dollar d’aide leur est parvenu. A qui l’ont-ils donné ? A Duque [l’ex-président colombien], qui a beaucoup politisé la question ? A Juan Guaidó, qui était “président” [7] ? »

Maduro n’avait sans doute pas tort, mais, aussi curieux que celui puisse paraître, personne n’a répondu à la question.

Dernier point, que nous ne développerons pas ici, mais qui mérité d’être mentionné : le mouvement de population actuel est aussi un retour de familles colombiennes et de leurs descendants à la double nationalité vers leur pays d’origine. Combien sont, en réalité, les Vénézuéliens ayant récemment migré en Colombie qui ne sont pas descendants de Colombiens ?

D’après le Service administratif d’identification, de migration et des étrangers (SAIME), le solde migratoire net de colombiens s’installant au Venezuela du fait du conflit armé dans leur pays a été de 547 460 de 2011 à 2014 ; s’y ajoute une entrée circulaire, c’est-à-dire un mouvement pendulaire quotidien de 100 000 colombiens par la frontière. « Cette situation n’a pas réveillé l’intérêt et n‘a pas provoqué la mobilisation d’organisations internationales, ni des ONG, ni des défenseurs des droits humains, note le chercheur Giuseppe de Corso (Université du Nord, [Barranquilla, Colombie]). Le pays pétrolier n’a jamais sollicité ni eu besoin de dons pour s’occuper de ses immigrés. Ce mouvement massif de Colombiens vers le Venezuela est passé complètement inaperçu [8]. »

Expropriations en certains cas hasardeuses et mal menées, bureaucratie plutôt inefficace, dépendance excessive à l’ « or noir », développement d’une « bolibourgeoisie » (élite économique enrichie grâce à sa proximité du pouvoir), etc. : comme toute forme de pouvoir, la Révolution bolivarienne est travaillée par des logiques contradictoires et ne saurait être exemptée de critiques, pour peu qu’elles soient faites avec honnêteté. Au registre de ses revers, figure la persistance de la corruption.

Incontournable, bien que n’ayant rien d’une référence en la matière, contrairement à ce que beaucoup croient [9], Transparency International place en ce qui la concerne la barre très haut (ou très bas !) en classant le Venezuela parmi les plus corrompus de la planète (177e sur 180 !). Considérer que tout ce qui est excessif est insignifiant ne doit néanmoins pas amener à minorer le problème. A cet égard, la récente affaire « Tareck El Aissami » – « croisade anticorruption » ou « purge politique »  ? – se révèle emblématique, mais aussi, et dans de multiples domaines, pleine d’enseignements.

Député de l’Etat de Mérida (2006-2007), vice-ministre de la Sécurité civile (2007-2008), ministre des Relations intérieures et de la Justice (2008-2012), gouverneur de l’Aragua (2012-2017), vice-président de la République (2017-2018), ministre de l’Industrie (2018-2021), enfin ministre du Pétrole depuis avril 2020, Tareck El-Aissami, proche du défunt Hugo Chávez, puis de Maduro, est l’un des « poids lourds » du système politique bolivarien. Qui plus est, pour l’opposition et Washington, son ascendance syrienne en fait l’ennemi parfait.

Forte émotion en mars 2023 : alors qu’est révélé un énorme scandale de corruption au sein de PDVSA, le ministre de tutelle El-Aissami démissionne. Arrêtés, soixante-et-un fonctionnaires et élus, dont des dirigeants de la compagnie pétrolière, ainsi que des responsables de la crypto-monnaie Petro, auraient détourné entre 5 et 14 milliards de dollars, selon les diverses estimations.

Provoquant les plus folles supputations – il est « mort », « disparu », « séquestré », « tombé en disgrâce », « en fuite », « protégé par le pouvoir », etc. –, El-Aissami disparaît de la vie publique. D’après The Economist« les personnes arrêtées serviraient à fournir des boucs émissaires à la population pour la mauvaise situation économique et à mater les adversaires à l’intérieur du régime [10 ».

Nouveau choc le 9 avril 2024 : El-Aissami réapparaît, menotté et inculpé pour « corruption », en même temps qu’une cinquantaine de personnes. Parmi ces dernières, l’ancien ministre de l’Economie Simón Zerpa et l’homme d’affaires Samar López, accusé de blanchiment d’argent.

« Chaque chose en son temps, le moment est venu », déclare le procureur général Tarek William Saab, répondant implicitement aux allégations d’ « enterrement de l’affaire » qui le poursuivaient depuis un an. De l’enquête menée sur ce qui devient « l’affaire PDVSA-Cripto », il ressort qu’El-Aissami et les fonctionnaires impliqués ont alloué directement des chargements de pétrole en violation des règles de passation des marchés de PDVSA. Vendus en dessous de leur valeur marchande, ces cargaisons ont généré des dividendes qui ne sont entrés ni dans les coffres de la compagnie pétrolière ni dans ceux de la Banque centrale. L’utilisation de la Superintendance nationale des crypto-actifs a, d’après Saab, permis à des « millions de dollars », « en espèces et en or », de partir « dans des valises » pour l’étranger. Crypto-monnaie d’Etat adossée aux vastes réserves de pétrole, le Petro a été créé fin 2017 pour permettre le contournement des sanctions américaines. La révélation de cet énorme détournement de fonds va entraîner sa disparition [11].

« Il n’y a pas d’intouchables dans une vraie révolution », a réagi le chef de l’Etat, très affecté, lors d’une de ses émissions hebdomadaires « Con Maduro + » (« Avec Maduro »). L’épisode n’en reflète pas moins l’un des « trous noirs » de la « révolution ». La détention d’El-Aissami porte en effet à quatre le nombre de ministres du pétrole et de présidents de PDVSA rattrapés par la patrouille. Deux d’entre eux, Eulogio del Pino et Nelson Martinez (mort en détention), ont été arrêtés en septembre 2027, sous l’administration de Maduro. Homme de confiance de Chávez, président de PDVSA de 2004 à 2013, ministre du Pétrole de 2002 à 2014, sous le coup depuis décembre 2017 d’une enquête pénale pour « détournement de fonds » de l’ordre de 4,8 milliards de dollars, Rafael Ramírez, converti depuis en ennemi mortel de Maduro, vit un exil doré en Italie, qui refuse de l’extrader.

Indépendamment des méfaits individuels d’ambitieux aux dents exagérément longues, qui se sont crus trop puissants pour qu’on s’attaque à eux, la carence voire l’absence de contrôles administratifs efficaces pendant deux décennies porte dans cette faillite éthique et financière une part conséquente de responsabilité.

Toutefois, et sans excuser l’inexcusable, certaines de ces dérives désastreuses doivent également se concevoir dans le cadre de l’agression subie par le pays. Si le pouvoir vénézuélien, fin 2017, s’est tourné vers les crypto-monnaies, qui ont in fine favorisé les malversations, n’est-ce pas, comme on l’a vu, pour contourner les sanctions financières américaines et l’embargo pétrolier ?

Lequel embargo, si la République bolivarienne ne veut pas sombrer, doit être au moins partiellement neutralisé. Dans un tel contexte, l’intégrité complète est un luxe que nul ne peut se payer ! Exemple : pour organiser la vente « discrète » du pétrole, des réseaux de « navires fantômes » doivent être constitués. Dépourvus de certifications de sécurité et d’assurance, ces bâtiments changent constamment de propriétaires par le biais de sociétés écran, falsifient les documents pour dissimuler l’origine et la nature des cargaisons, désactivent leurs transpondeurs pour disparaître des radars, voire transfèrent leurs cargaisons, en haute mer, à d’autres pétroliers. Opérant en dehors du secteur maritime officiel, ces « pirates » se recrutent plus volontiers du côté des PME du fret.

Filières opaques, nébuleuses d’intermédiaires… Rendue obligatoire par les « sanctions », la plongée dans ce monde interlope, seul à même de permettre la clandestinité des opérations, offre aux individus dépourvus de valeurs morales affirmées un chemin rendu facile vers les pratiques illicites et les malversations.

Il est trop tôt pour connaître les motivations d’un Tareck El-Aissami qui, outre avoir plongé les mains dans la caisse, aurait, comme Simón Zerpa, d’après l’accusation, collaboré secrètement avec les Etats-Unis pour déstabiliser économiquement le pays. Ce qui est sûr, c’est que, l’accusant de « trafic de drogue », Washington avait offert 10 millions de dollars fin avril 2020 pour toute information permettant l’arrestation d’El-Aissami. Une telle épée de Damoclès et le désir de « négocier » pour la voir disparaître sont susceptibles de briser bien des loyautés.

Chacun au Venezuela a encore en mémoire le cas du général Manuel Cristopher Figuera, haute personnalité chaviste, chef du SEBIN (services de renseignements) : sanctionné par Washington (gel d’éventuels comptes bancaires aux USA, interdiction de visa, etc.) pour « viol des droits humains », menacé par la CIA, soit directement, soit à travers son épouse (lors d’un voyage de celle-ci au Panamá) [12], Chrisstopher Figuera s’est finalement retourné contre le « régime ». Après avoir activement participé au soulèvement mené par Guaido le 30 avril 2020, il s’enfuit aux Etats-Unis via la Colombie. Dès son arrivée à destination, les droits humains qu’il avait violés se portaient beaucoup mieux, de sorte que toutes les sanctions pesant sur lui furent levées. L’annonce en fut faite par le vice-président Mike Pence en personne, qui ajouta : « Nous espérons que cela encouragera d’autres personnes à suivre son exemple, ainsi que d’autres membres des forces armées. » Depuis, et pour se mettre définitivement à l’abri, Cristopher Figuera ne cesse d’accuser publiquement ses anciens camarades et le président Maduro des crimes les plus monstrueux.

Ajoutant aux souffrances provoquées par les mesures coercitives, le détournement des sommes évoquées par El-Aissami et ses comparses a profondément choqué la population. S’il donne légitimement du grain à moudre à l’opposition, il sape également la base du chavisme en vue de l‘élection du 28 juillet. D’autant qu’il n’est guère utile de presser l’appareil médiatique pour qu’il reprenne d’aussi spectaculaires révélations.

Quel silence, en revanche, il n’y a pas si longtemps, quand l’un des leaders en exil de l’opposition, Julio Borges, estimant avoir « touché » moins que d’autres, a dénoncé depuis la Colombie : « Le gouvernement intérimaire [de Guaido] est devenu un groupe qui s’est livré à des actes de corruption inacceptables (…).  » Quelle discrétion sur les méthodes douteuses du gouvernement fantoche que Guaido a prétendument dirigé. Des milliards de dollars se sont évaporés dans ses coffres et ceux de ses acolytes en trois années de « mandat ».

En revanche, quand le procureur général Tarek William Saab lance une vaste opération contre ce mal endémique, comme il en a initié une trentaine d’autres depuis six ans, les mêmes ducs et duchesses de l’opinion mondiale se déchaînent et dénoncent « une purge politique déguisée en croisade morale ». Cela donne une allure respectable au procès systématique, dont on connaît la sentence par avance, fait au Venezuela.

Tareck El Aissami – Venezuelan public prosecutor’s office / AFP

Des négociations entre le chavisme et la Plateforme d’unité démocratique (PUD) de l’opposition se tenaient à Mexico depuis août 2021. Ce cycle est suspendu en octobre. Washington vient d’intercepter et de séquestrer, au Cap-Vert, l’émissaire (avec rang d’ambassadeur) Alex Saab chargé par le gouvernement bolivarien d’aller négocier l’achat d’aliments en Iran pour contourner l’embargo [13].

Facilités par le Royaume de Norvège, les pourparlers reprennent en novembre 2022. Prenant acte de ce que les « sanctions » asphyxient économiquement le pays, pour le plus grand malheur de la population, chavisme et PUD s’accordent sur le dégel de 3,2 milliards de dollars de fonds vénézuéliens illégalement confisqués à l’étranger. Administrées par les Nations Unies, ces ressources seront utilisées pour consolider le système de santé, renforcer l’action du Programme alimentaire mondial et fortifier l’infrastructure éducative publique.

Les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Rien n’arrive. Exposant sa totale dépendance, l’opposition pleurniche : « Les Etats-Unis ne débloquent pas l’argent. » La délégation bolivarienne quitte à nouveau la table de négociations.

A l’est, du nouveau. Le 24 février 2022, Vladimir Poutine a lancé les troupes russes à l‘assaut de l’Ukraine. La guerre chamboule le marché pétrolier. Bien qu’en progression, la production étatsunienne reste sensiblement inférieure à son niveau d’avant la pandémie. Avec l’allégement des restrictions liées au Covid-19, la demande mondiale explose. L’offre devient extrêmement tendue.

Qui possède les plus importantes réserves mondiales d’or noir ? Le Venezuela !

L’administration américaine réalise soudain par miracle que ses histoires de pression maximum et de président intérimaire sont à bout de souffle. Que même l’appui international à sa politique agressive s’est effrité. Depuis janvier 2021, l’Union européenne a signifié qu’elle reconnaît en Guaido un « leader important de l’opposition », mais ne l’appelle plus « président par intérim », comme elle le faisait précédemment. Il serait absurde de maintenir le statu quo : fin décembre 2022, Washington lâche Guaido. Il a échoué. Il ne sert plus à rien.

Rien ne filtre. Ses patrons « yankees » maintiennent la droite vénézuélienne à l’écart des tractations. Une délégation du gouvernement bolivarien voyage au Qatar. La première rencontre entre « monroïstes » [14] et « bolivariens » a lieu le 7 mai 2023 à Doha. D’autres suivent. Fin septembre, il en sort un protocole d’accord « non contraignant » visant à la « normalisation des relations diplomatiques » (rompues depuis 2019) par le biais d’« engagements progressifs et se renforçant mutuellement ».

Par d’autres canaux, Washington confirme la « nouvelle ligne » à ses amis vénézuéliens : le boycott systématique des processus électoraux doit prendre fin. Ce qui d’ailleurs ne sera pas une première. Le 21 novembre 2021, si le chavisme a largement remporté les élections régionales et municipales, les partis d’opposition, qui, divisés, ont commencé leur mue, ont considérablement augmenté leur nombre de mairies remportées : 117 (sur 335), dont la deuxième ville du pays Maracaibo, contre 26 en 2017. Quatre postes de gouverneurs sur vingt sont tombés dans leur escarcelle dans les Etats de Cojedes (José Alberto Galíndez), Nueva Esparta (Morel Rodríguez), Zulia (Manuel Rosales) et surtout Barinas, traditionnel fief de la famille Chávez (Sergio Garrido).

On remarquera au passage qu’aucun de ces vainqueurs n’a contesté le verdict du CNE.

En juillet 2023, à Bruxelles, en marge du troisième sommet de la Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (CELAC) et de l’Union européenne (UE), les délégations du gouvernement vénézuélien et de la PUD, à qui Washington a remis sa « feuille de route », conviennent de reprendre les pourparlers. Les dirigeants argentin Alberto Fernández, brésilien Luiz Inácio Lula da Silva et colombien Gustavo Petro sont présents. C’est fou ce que le pétrole peut mettre de l‘huile dans les rouages : le français Emmanuel Macron et le haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et la sécurité Josep Borrell siègent tout sourire aux côtés de la vice-présidente vénézuélienne Delcy Rodríguez. Hier, ils appelaient Guaido « président ».

A l’issue de la rencontre, un communiqué signé par tous appelle à une négociation politique « menant à l’organisation d’élections justes pour tous, transparentes et inclusives » et demande « la fin des sanctions contre le Venezuela ». Suit un échange de prisonniers, Washington libérant Alex Saab contre la libération de 10 Américains (dont deux mercenaires ayant participé à l’Opération Gédéon) et 18 Vénézuéliens emprisonnés.

La séquence culmine à La Barbade, le 17 octobre 2023. Là, toujours avec la médiation de la Norvège et la participation de représentants des Pays-Bas, de la Russie, du Mexique, de la Colombie et du Brésil, est signé le fameux « Accord partiel » assurant « la promotion des droits politiques et des garanties électorales pour tous » en vue de la prochaine élection présidentielle. Laquelle aura lieu « au cours du second semestre de 2024 ».

Satisfait de l’évolution de la situation, le gouvernement étatsunien annonce un « large allègement », pour une durée initiale de six mois, éventuellement renouvelable, de certaines sanctions. Tout un chacun se félicite et, comme le fait le porte-parole d’António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, encourage « la mise en œuvre, de bonne foi, des accords (…) pour conduire à des élections inclusives, transparentes et crédibles en 2024, ainsi que pour répondre aux préoccupations en matière de droits humains ».

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