Comme d’autres fous l’altitude, Jean-Michel Asselin a « vécu » l’Everest, à défaut de l’avoir vaincu. L’homme au douze expéditions dans l’Himalaya y fit cinq tentatives entre 1989 et 1992 et à deux reprises, renonça à 50 m de dénivelé du sommet. Une fois, il ne restait plus que quatre heures de jour ; trop peu pour y aller et revenir au col Sud (7904 m). Une autre fois, chargé d’appareils photos, il lui manquait une corde ; trop risqué pour passer le ressaut Hillary, ce mur de 12 m, pourtant le dernier obstacle avant l’olympe.
Sa prudence et son humilité valent à l’ancien rédacteur en chef de Montagnes magazine et de Vertical d’être toujours en vie, alors que certains, persuadés que « l’Everest est le strapontin de leur gloire », « s’éteindront parfois dans le noir d’une crevasse ». Combien de gisants figés et congelés peuplent ce grand cimetière de l’extrême ? Là-haut, la rançon de la témérité se paie dans l’éternité.
Car tout grimpeur n’aspire qu’à une chose : rééditer l’exploit du Néo-Zélandais Edmund Hillary et du Népalais Tenzing Norgay, le 29 mai 1953 à 11h30. Asselin en raconte la genèse dans une Histoire de l’Everest (Glénat). Seule l’exploration polaire et lunaire peut rivaliser avec cette épopée. La différence, c'est que cette histoire d'homme est aujourd'hui galvaudée par le commerce. Le mythe souffre de cette photo d'embouteillage, où l'on voit les prétendants faire la queue pour atteindre le plus haut sommet de la Terre, comme si l’escalier d’un grand magasin leur donnait un accès de plein droit au toit du monde.
Dans ces conditions, comment réenchanter la quête du graal, quand le rêve est industriel et que les cimes deviennent des décharges publiques ? L’Everest et d’autres géants sont profanés par d’autres montagnes, faites de bidons, de tentes, de tubes et de bouteilles. Partie fin mars, l’expédition de Himalayan Clean-Up vient de redescendre 3,7 tonnes de déchets du Makalu et de l’Annapurna, alors que s'ouvre aujourd’hui à Paris le deuxième cycle de pourparlers en vue d'élaborer d'ici fin 2024 un traité contre la pollution plastique. Le texte onusien devrait être juridiquement contraignant…
« Faire l’Everest » a encore un sens pour l’économie du Népal. Chaque année, la région du Khumbu accueille plus de 50 000 randonneurs. Selon le service recherché, le coût de l'ascension varie de 45 000 à 200 000 dollars. À lui seul, le permis officiel s’élève à 11 000 dollars par alpiniste. Cette année, on en compte 478. À ce sésame s’ajoutent le voyage, l'assurance, les équipements, le matériel et les guides dont les plus expérimentés peuvent gagner jusqu'à 10 000 dollars sur une saison de trois mois, soit plusieurs fois le revenu annuel moyen népalais.
L'Everest attire toujours et les athlètes comme Kilian Jornet, parvenu deux fois au sommet par deux voix différentes et sans oxygène, contribuent à le populariser auprès d'un public dont la performance est la religion.
Même situé en Asie, l'Everest demeure une projection de l’Occident, née de son ère coloniale, de son génie, de son orgueil, de sa puissance et aussi des rivalités que cette région du monde entretient en son sein. Le 29 mai, Edmund Hillary représente le Commonwealth. Il est à la tête d’une expédition britannique. La reine Elizabeth II est couronnée le 2 juin 1953, le jour que la nouvelle de l’exploit parvient à Londres, grâce au message codé envoyé par James Morris, correspondant du Times pour l’expédition himalayenne. Les deux événements engendrent une avalanche de prestige et de fierté : « La foule qui patientait dans les rues humides de Londres avait applaudi et dansé à l'annonce de l'information », écrit James Morris.
Cela fait depuis 1903 et l’invasion du Tibet, jugé trop proche des Russes, que les Anglais y songent et même avant puisque les Britanniques cartographient le point culminant du monde sous le nom de Peak XV dès les années 1850 avant de le rebaptiser en 1865 en l'honneur du géomètre Sir George Everest.
Les Anglais auront le colosse à l'usure : trois expéditions (1921, 1922 et 1924) feront de George Mallory « l’homme de l’Everest », le défricheur de la « déesse mère du monde », Chomolungma en tibétain et Sagarmatha en népalais, ce qui signifie « sommet du ciel ». Lancés sur l’arête nord, plus dure que l’actuelle voie normale, Mallory disparaîtra avec le jeune ingénieur de 21 ans, Sandy Irvine. Son corps sera retrouvé en 1999, sans la photo de sa femme dans sa poche : l'aura-t-il déposée au sommet ? L'histoire garde le secret. Hilllary, en 1953, y laissera un petit crucifix en or.
L'exploit britannique est aussi une course de vitesse : le 28 mai 1952, l'expédition de Raymond Lambert, guide suisse (qui avait perdu tous ses orteils et plusieurs doigts dans le massif du Mont-Blanc), est bloquée par le vent à 200 m du sommet. Un certain sherpa, Tenzing Norgay, l'accompagne alors.
Quant à la France, elle jouit encore de l'exploit de Maurice Herzog et de Louis Lachenal, vainqueurs du premier 8000, l’Annapurna, et sans oxygène, faut-il le rappeler. Le temps presse pour Edmund Hillary, au service de Sa Majesté, pour fixer à la couronne royale un diamant éternel.
Everest, Ever Rest.
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