Le journalisme d’idées (mais sans doute en est-il de même du journalisme culturel et de beaucoup d’autres sous-catégories du métier) est une école de la frustration. La fin d’année - époque des bilans de toutes sortes - est le bon moment pour le mesurer.
Il y a, par exemple, tous les livres dont on n’a pas parlé. C’est terrible le nombre de bons livres sur lesquels on n’a pas écrit une ligne (sans mentionner le fait que, pour savoir qu’ils étaient bons, on les a lus, au moins en partie…). D’autant que les raisons de ce silence sont le plus souvent d’une trivialité élémentaire. Partant du fait qu’on n’a pas le temps de tout traiter, les choix s’effectuent selon des critères comme le lien avec l’actualité (on privilégiera un ouvrage qui nous éclaire sur l’actualité à un autre qui en est loin), les discussions que sa thèse risque de provoquer, la place qu’il faut pour en rendre compte (paradoxalement, on pourra privilégier un livre de moindre ambition à un autre très réussi mais qui occuperait beaucoup de temps et d’espace), l’importance de son auteur-trice dans le champ (c’est injuste pour les inconnus, on le sait, mais comme notre travail consiste aussi à repérer les nouvelles pensées, il arrive que se produise l’injustice inverse : préférer l’inconnu-e à la personne déjà trop entendue), l’équilibre entre les sujets que nous traitons («
ah, on en a trop fait sur l’écologie, ce serait pas mal de reparler un peu d’Histoire »), l’équilibre entre les types d’articles (éviter dans la mesure du possible de faire se succéder deux entretiens) etc. Nous passons volontairement sur des raisons encore plus triviales : bidule est en vacances, machine est sous l’eau, on pensait que truc allait faire ce bouquin et puis il ne l’a pas fait… Bref, parler de tout ce qui le mériterait est un horizon inaccessible. Alors, comme on vous l’annonçait la semaine dernière, on a inventé un petit format web qui s’appelle «
J’ai lu ça » et qui, pour une part, répare nos manquements : on prélève dans un livre qu’on a lu, mais dont on ne parlera pas dans sa totalité, un petit passage qui nous a frappés, intéressés, énervés, fait rêver et on en livre un commentaire rapide. C’est déjà ça, même si nous avons pleinement conscience que ce n’est pas à la hauteur du travail fourni par la personne qui l’a écrit, ni des attentes de nos lecteurs, encore moins de notre frustration.
Bien sûr, on pourrait considérer que cette même frustration est aussi un moteur, ce qui fait que l’année suivante commençant, on a envie de se remettre au boulot. Et même que son étendue est la mesure de la qualité générale de la production. Le jour où nous ne serons plus frustrés il y aura deux interprétations possibles : soit il n’y a plus d’idées, soit il est temps de partir à la retraite. Gageons que la seconde option soit la plus probable.
PS : heureusement, il nous arrive aussi d’arriver à parler des livres qui nous tiennent à cœur. C’est le cas du formidable « Dysphoria Mundi » du philosophe espagnol
Paul B Preciado. Outre en lire un
compte-rendu enthousiaste, vous pouvez aussi venir écouter son auteur. En effet, nous avons l’immense chance de l’accueillir pour
une masterclass dans les locaux de L’Obs,
le mercredi 14 décembre à 19h. Il est possible de réserver en cliquant
ici. Paul B Preciado parle parfaitement français et la stimulante radicalité de ses propos n’a d’égal que la douceur avec laquelle il les énonce.
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