L’amour du travail bien fait est-il une valeur de l’ancien monde ? La question m’est venue après l’arrivée du nouveau boss de Twitter, dont vous ne lirez pas le nom ici (privilège de la chronique). Ses fans, qui suscitent chez moi une perplexité insondable, commentaient que malgré le licenciement de près de 50 % du personnel, la plateforme continuait de fonctionner ; la preuve, d’après eux, que toute cette masse salariale pesait indûment sur les bénéfices. Comme d’habitude, leur démiurge avait eu raison contre tout le monde. Ce qui m’intéresse, c’est ce réflexe qui consiste à présumer, sans rien y connaître, de la facilité d’une tâche. La conviction qu’elle ne demande pas tant de temps, d’effectifs, ou de moyens que ça, on ne nous la fait pas, à nous. Une personne chère à mon cœur a longtemps tenu une chronique quotidienne de quatre minutes dans une matinale radio ; je ne compte plus le nombre de fois où on lui a demandé « Et donc… Tu ne fais rien d’autre ? » et par cette question, il fallait entendre « Et donc… Tu travailles quatre minutes par jour ? » « Une heure pour corriger un courrier de mise en demeure ? » ai-je murmuré entre mes dents, le front glacé de sueur, devant la facture de l’avocate ; ce jour-là, en même temps que le coup de latte dans mes finances, ce biais m’a rattrapée, moi aussi. La raison, à mon sens, de cette sous-estimation chronique et collective : dans notre monde d’offre infinie, il existe toujours une version Wish, une version low cost, d’un projet. Une piètre chronique est vite torchée ; il suffit de pomper le « New York Times » d’il y a deux mois. Une aide juridique en ligne semi-automatisée, et vous obtenez un conseil semi-fiable. Un réseau social peut poursuivre son existence malgré la modération en capilotade, tant que des utilisateurs seront là pour s’y engueuler. Mon émission réconfort « C’est du gâteau ! », sur Netflix, rappelle qu’il y a toujours moyen de pondre une pâtisserie innommable sans le moindre début de compétence. Un hôpital ou une école continuera de tourner à l’os, sur les bonnes volontés de quelques âmes en burn-out. La novlangue libérale appelle ça « fonctionner en mode agile ». Traduction : de manière dégradée. Et cette dégradation gagne nos consciences, au point d’oublier cette règle pourtant élémentaire : les choses bien faites prennent du temps, des moyens, de l’attention. Par Pauline Grand d’Esnon |
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