A l’heure qu’il est, les dernières bulles doivent mourir dans des coupes tièdes oubliées sur le buffet, et les ultimes petits fours commencent à moisir dans les poches profondes des célèbres « hirondelles », les oiseaux de saison, ces personnes qui, dit la légende, se précipitent dans les cocktails de victoire des maisons d’édition pour y faire main basse sur tout ce qui se mange. L’heureuse élue, dont la gueule de bois s’apprête à répondre à sa vingt-quatrième interview de la matinée, préfère ne penser à rien – réfléchir lui fait trop mal à la tête. Et moi, comme tous les ans, je pense aux trois autres, aux flétris, aux vaincus, aux malheureux et malheureuses qui étaient sur la dernière liste et qui, perchés sur cette ultime marche du podium, viennent de se prendre en pleine poire le balai de la déconvenue.
Quel artiste de la douleur pourra peindre le supplice qu’ils ont vécu depuis quelques semaines ? En septembre, l’attachée de presse de la maison d’édition les avait appelés en transe en hurlant : « j’y crois pas ! j’y crois pas ! tu es sur LA liste ! » Elle répétait tellement son « j’y crois pas » qu’ils et elles ont fini par être convaincu. Par superstition, ils et elles se sont interdit de penser au moment fatal. Ils ont quand même amené leur chemise bleu fétiche et leur jolie petite robe noire au nettoyage. La tension est montée jour après jour, ponctuée de douleurs dans la poitrine et de troubles alimentaires compulsifs – tout le monde n’a pas la chance d’être un pro du yoga. La matinée fatale est arrivée et elle s’est terminée, entre les midis, par un naufrage effrayant de silence : le face-à-face tragique avec un téléphone qui n’a pas sonné. Tous les ans, à pareille époque, alors que la petite république des Lettres célèbre son nouveau Goncourt, je pense à ceux qui ne l’ont pas eu. Quel mot trouver qui puisse les consoler ? Quel baume peut-on passer sur la plaie ouverte de leur orgueil blessé ?
On peut évidemment suggérer aux Poulidors du cru 2022 de jeter un œil à la fameuse liste où ils eussent tant voulu ajouter leur nom. Ils espéraient y figurer pour y devenir les nouveaux Romain Gary (1956 ET 1975), Marguerite Duras (1984) ou Julien Gracq (1951. Le plus classe. Tout le monde se souvient qu’il a eu le prix parce qu’il l’a refusé). Ils auraient pu tout aussi bien finir en nouveaux Jean Antoine Nau (1903), Emile Moselly (1907) ou Paul Colin (1950), des noms qui ne disent plus rien à personne, même plus à leurs mamans, disparues depuis longtemps. Dans cette galaxie, nombreuses sont les étoiles filantes.
On peut surtout leur rappeler ce à quoi ils échappent : un grotesque chèque de 10 euros (que nul n’a jamais osé endosser) suivi d’un an à pioncer dans des deux étoiles de centre-ville pour être à l’heure à l’ouverture de tous les salons du livre de France et de Belgique, et devoir y faire, aux 253 000 lecteurs qui leur poseront la même question, la même réponse inspirée : « vous savez, dans un roman il y a toujours un peu de vrai, mais il y a de la fiction aussi ». Après ça il leur restera, dans les trois mois qui suivent, à se manger une petite claque à l’ego. Un articulet de la presse professionnelle finira toujours par annoncer que malgré les efforts désespérés du lauréat et de son éditeur, le titre s’est vendu deux fois moins que le record d’il y a trois ans.
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