Italie : Une marée brune monte en Europe La marée brune montait depuis trente ans en Italie, pays fondateur de l’Union européenne. À l’approche du centenaire de la marche de Mussolini sur Rome, voici que le post-fascisme renaît au point de s’asseoir au cœur du pouvoir de nos si proches voisins. D’Autriche en Suède, d’Allemagne, d’Espagne et de France, « la bête immonde » rôde, ronge toutes les digues, s’installe et se déploie en toute tranquillité. Comme à chaque fois que des forces d’extrême droite font un pas de plus dans l’un des pays européens, on s’émeut de-ci de-là, on tient quelques débats aussi bavards que superficiels dans quelques studios de télévision ou de radio, on noircit quelques pages de journaux et puis…on passe à autre chose.
On se dispense d’en chercher les causes et donc de changer tout ce qui doit l’être pour être enfin efficaces. On oublie, on laisse faire, on banalise. Dans de larges cercles politiques, on estime qu’il faut marcher sur ses sentiers d’épines, ou utiliser les mots de l’extrême droite pour faire reculer son influence en oubliant que l’original est toujours préféré à la copie. Il en est même qui, depuis dimanche, expliquent doctement qu’au fond ce n’est pas si grave, car « il y a des contrepouvoirs » disent-ils, des institutions pour empêcher le pire. C’est précisément ce que s’appliquent à détruire les nationaux-populistes de toute variété, de Trump aux États-Unis, à Orban en Hongrie. Partout les droits humains, les droits des femmes, ceux de l’enfant, l’autre, « l’étranger », l’indépendance de la justice ou de la presse sont violemment attaqués.
Dans les artères du parti « Fratelli d’Italia » circule le cyanure froid du fascisme. Son logo, affichant la flamme tricolore ranime la nostalgie d’une mortelle idéologie toujours vivante. Sa triade politique « Dieu-famille-patrie » dit tout de son programme. Tout est évidemment caché, banalisé, accepté grâce à la mise en place d’un service après-vente chargé du ripolinage idéologique. Mussolini lui-même, nous dit-on, n’était-il pas à ses débuts le président d’une fraction du parti socialiste ? M. Bannon, sinistre conseiller de M. Trump venu déployer cette opération en Italie il y a déjà quelques années, avait pourtant prévenu en expliquant : « Vous mettez un beau visage raisonnable sur le populisme de droite et vous aurez gagné ». Le berlusconisme était déjà une hybridation entre une mutation de la droite au service exclusif du grand capital et des forces post et proto-fascistes. Pour ce faire, le magnat a mobilisé un puissant appareil culturel et médiatique avec la possession de chaînes de télévision et des journaux, l’impulsion d’un révisionnisme historique dont le ciment idéologique a été l’anticommunisme et un « anti-antifascisme » qui ont imposé une hégémonie politique et culturelle alors que se déployait une crise de légitimité des organisations politiques traditionnelles, des institutions.
Une crise de la représentation politique s’en est suivie, notamment dans les classes populaires après que le grand Parti communiste italien ait malheureusement été liquidé. Et, l’abjecte campagne menée au sein de l’Union européenne visant à assimiler communisme et nazisme, jusqu’à des votes de résolutions au Parlement européen, a largement contribué à détruire les repères, et ouvert les vannes de vote de colère d’extrême droite*. La dernière alliance gouvernementale rassemblant les droites, d’anciennes fractions venues de la gauche et l’extrême droite sous la présidence d’un ancien président de la Banque centrale européenne faisant croire qu’il n’y avait qu’une politique possible, ne pouvaient qu’ouvrir encore plus grande la voie à cette alliance d’une droite extrémisée et de l’extrême droite alors que le niveau d’abstention est le plus élevé jamais connu en Italie. Une fraction non négligeable de la bourgeoisie et le syndicat du grand patronat ont ouvertement soutenu le processus. Autant de caractéristiques qui nous sont familières ici. La bataille idéologique pour rendre présentable cette extrême droite est partie intégrante du combat général des forces qui s’acharnent à sauver le capitalisme de plus en plus enferré dans ses contradictions, ses désastres et son incapacité à faire face aux défis colossaux de l’époque. La contre-révolution à l’œuvre intègre bel et bien dans ses plans la montée de l’extrême droite jusqu’à son accession au pouvoir. Les milieux d’affaires italiens y ont mis du leur. En France, des fractions de la haute bourgeoisie formées dans les grandes écoles intègrent et se mettent aussi au service de l’extrême droite. Nombre d’assistants parlementaires du parti « Les Républicains » sont allés prêter leurs services au groupe d’extrême droite à l’Assemblée nationale. Il y a moins de trois mois, à l’occasion des élections législatives, les affidés du président de la République n’ont pas caché qu’ils préféraient qu’un député d’extrême droite soit élu contre un candidat de la Nupes, prétendument au nom de la défense des valeurs républicaines. Quel cynisme et quel tour de passe idéologique pour faire confondre la défense de la République avec celle du système !
Car telle est la question principale : le capitalisme cherche par tous les moyens sa béquille. Pour cela, il lui faut des forces niant le clivage gauche-droite, les différences de classe, donc « la lutte des classes », la reprise de marqueurs idéologiques et politiques de l’extrême droite sur l’immigration ou la « valeur-travail », nourries par une puissante force de frappe médiatique dans les mains des puissances d’argent. La destruction des forces de la transformation progressiste notamment la disparition du Parti communiste de Gramsci et d’Enrico Berlinguer en Italie, comme le déclin des autres partis communistes ailleurs, a contribué à désarmer les classes laborieuses. D’autre part, une gauche d’adaptation à la mondialisation capitaliste et aux canons ultralibéraux des institutions européennes apporte de l’eau au moulin des idées de fatalité et d’impossibilité du changement. Ceci alors que l’ère du capital financiarisé et mondialisé, celle des conditions nouvelles de sa valorisation, les prive des miettes qui pouvaient les aider à faire illusion. Dès lors, leur propre crise d’identité s’approfondit.
Autant d’éléments qui ne peuvent que renforcer l’ascension du pire, incarné par ces nouvelles forces nationalistes, réactionnaires, racistes, homophobes et patriarcales. Ni les droites issues de la Seconde Guerre mondiale, ni la démocratie chrétienne, ni la sociale démocratie mâtinée de social-libéralisme ne peuvent y résister au moment de crises interconnectées : guerre en Ukraine, crise énergétique, inflation, bouleversement climatique. Si on y ajoute la pression des marchés financiers et le chantage au remboursement de la dette, l’horizon de celles et de ceux dont le salaire ou la retraite est consommé au 20 de chaque mois ne peut que s’assombrir dès lors qu’ils ne perçoivent aucune offre politique de transformation post-capitaliste. N’est-ce pas le chantier à attaquer ? Travailler, innover pour construire une alternative transformatrice, crédible et rassembleuse. Combattre l’extrême droite au nom « des valeurs, des libertés et de la démocratie » est indispensable. En même temps, il faut poser avec force la question de « l’après-capitalisme », des manières d’y parvenir ici et maintenant, puisque l’extrême droite devient le moyen pour que perdure le système dans une concurrence toujours plus féroce des travailleurs entre eux, d’une guerre économique sans fin, d’un état de guerre entre nations.
Au-delà, les divisions organisées, la culpabilisation des classes travailleuses, la destruction des tissus industriels et agricoles, l’aliénation et l’exploitation dans laquelle les maintient la production capitaliste, empêchent le monde du travail et de la création de se penser comme le principal producteur de richesses et comme moteur d’un changement progressiste. En Italie comme aux États-Unis ou en France, ce sont dans les zones ouvrières désindustrialisées et les campagnes où galope la pauvreté que les nationaux populistes et l’extrême droite progressent le plus. La moitié de la population active en Italie n’a plus d’emploi stable. Le néolibéralisme cache et dépolitise le développement des inégalités qu’il attribue à des causes naturelles ou à des comportements personnels, en laissant croire à des fractions de la société qu’elles peuvent s’en sortir à condition de se considérer comme des entrepreneurs, « des gagneurs ». Les diversions dans l’utilisation des « étrangers », des chômeurs ou « des assistés » sont d’autant plus efficaces que la vie des premiers de corvée est toujours plus difficile. Les spéculations et les surprofits sont présentés comme des moyens indispensables à une croissance dite « au service de l’emploi » et du bien-être.
La guerre en Ukraine, qu’il faudrait gagner à n’importe quel prix, devient un puissant levier en faveur d’une acceptation de sacrifices d’une ampleur jusqu’ici inégalée. Les aides européennes sont conditionnées à des contre-réformes structurelles qui amplifieront encore les difficultés. L’extrême droite italienne les accepte tout comme elle s’inscrit dans l’atlantisme et la nature ultralibérale de la construction européenne. Là-bas comme en France elle est chargée de miner les conquis populaires et les acquis communistes. Droit du travail, statut de la fonction publique, sécurité sociale, socialisation des segments de la production et des échanges. Un tel cadre dégradant la vie des masses populaires ne peut produire que ressentiment et colère, méfiance envers les institutions politiques et volonté de rechercher des forces que « l’on n’aurait pas encore essayées ». La négation organisée de la citoyenneté produit des ravages. Négation quand, malgré l’avis des peuples, un quarteron de fondés de pouvoir du capital a imposé le traité de Lisbonne ou applique un traité de libre-échange avec le Canada qui n’a même pas été voté par onze parlements nationaux en Europe, dont le nôtre. Les mots d’ordre autour du « dégagisme » ne font que rendre encore plus douloureuses les impuissances face aux décisions publiques et aux choix de grandes entreprises et de leurs actionnaires dès lors que la dispute publique exclut la confrontation sur le système d’organisation de la société et sur le rôle prépondérant que devraient pouvoir jouer les producteurs et productrices de richesses sur le mode de production, la finalité et les conditions de leur travail et sur la marche du pays. Le travail est pourtant au cœur de la vie sociale et productive. Tel qu’il est organisé par le système capitaliste, il est devenu synonyme de destructions de potentiels productifs, de mises en concurrence, de rémunérations compressées, de cadences accélérées. Son sens est de plus en plus contesté. Le libérer, le restituer aux travailleurs, devient un des enjeux les plus actuels de la lutte politique et sociale de notre époque. Tout citoyen inscrit dans la production et la création doit pouvoir décider de leur nature, leurs objectifs, leur sens, alors que le défi d’une métamorphose écologique non capitaliste est là, dans son extrême urgence. Pourquoi, la création monétaire, qui a tant servi durant la pandémie, trop souvent pour grossir les profits des grandes entreprises, n’est pas soumise à la délibération publique ? Pourquoi accepter comme naturel que les fonds débloqués par l’Union européenne après cette pandémie soient conditionnés à plus de régressions sociales contre les travailleurs, moins de services publics, autant de conditions sur lesquelles se déploient les forces extrémistes de droite ?
Une union des peuples et des nations souveraines, libres et solidaires, non alignées sur l’impérium nord-américain, ferait du progrès social et environnemental, du désarmement et de l’action pour la paix ses priorités. Après la Suède, il y a quelques semaines, une extrême droite banalisée aux portes du pouvoir en France, l’Italie peut devenir un laboratoire d’où peuvent continuer à s’échapper de nouvelles métastases d’une maladie déjà bien avancée. Dans une Europe engluée dans un complexe détonant de crises économiques, sociales, politiques, démocratiques, écologiques, morales qui s’additionnent et se combinent entre elles, nous sommes sans doute dans cet interrègne décrit par Gramsci où « surgissent les phénomènes morbides les plus variés ». L’alerte est plus que sérieuse ! La marée brune ne reculera pas avec de petites digues de sable, mais en portant le fer sur l’enjeu fondamental : imaginer dans l’action concrète un post-capitalisme en obtenant sans attendre des résultats favorables aux peuples. En son cœur, il y a l’intersection de tous les combats pour l’émancipation et la souveraineté des salariés sur leur travail. Nos ainés, en Italie comme ici, ne peuvent s’être dressé les armes à la main pour que nous banalisions le danger ! Une créativité communiste adaptée aux conditions du moment peut le permettre !
*Résolution du parlement européen le 18 septembre 2019 et mon article pour L’Humanité le 26 septembre 2019 (À lire ci-dessous)
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