http://cgt.logement.over-blog.com
SDF morts dans la rue : ils s’appelaient James, Willy, Quentin, Philippe
Grâce aux témoignages d’associatifs, de riverains et de proches, nous avons tenté de reconstituer le parcours de quatre marginaux disparus ces dernières années.
Alors que la trêve hivernale démarre ce vendredi, voici les récits de vie de James, Willy (à gauche sur la photo), Quentin et Philippe (à droite), emportés ces derniers mois ou ces dernières années en France… DR
La plupart meurent sous nos yeux, mais nous ne les connaissons pas. Selon un décompte final du collectif des Morts de la rue, 612 sans domicile fixe sont décédés en France en 2018 - un bilan qui pourrait être six fois plus lourd selon certains recoupements.
Qui sont ces hommes et ces femmes que la vie a mis à la rue et dont le nombre de décès a fortement augmenté depuis deux ans ? Il y a ceux pour qui les témoignages sont venus directement à nous. Et puis il y a les autres, ceux pour qui il a fallu recoller patiemment les morceaux d'une vie à trous, où s'entremêlent ruptures familiales, professionnelle et addictions.
Alors que la trêve hivernale démarre ce vendredi, voici les récits de vie de James, Willy, Quentin et Philippe, emportés ces derniers mois ou ces dernières années en France…
James, 56 ans, décédé le 6 janvier 2019 dans un parking à Paris (13e)
James s'était établi sur les petites marches grises du centre commercial Italie 2, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Toute la journée, il observait les badauds les bras chargés de sacs de course, accroché à son escalier comme à un rocher.
« C'était son lieu de résidence presque. Il s'y mettait le matin et ne repartait que le soir », confie Nicole, une retraitée. Durant deux ans, elle a croisé sa route presque quotidiennement pour se rendre au travail, lui donnant au passage des sous ou des médicaments pour ses maux de dents. Bouleversée d'apprendre son décès, elle parle d'un « homme toujours souriant ». Discret sur son parcours, il disait aux uns venir de Guadeloupe, et aux autres du Congo. « Il divaguait un peu, à force de voir plein de gens s'affairer à leur vie. Lui, au début, essayait de donner le change », raconte Nicole.
Ses dreadlocks tenues dans un foulard, le visage bardé de taches de rousseurs, James portait une petite barbe grisonnante. « Son visage restera gravé dans mon cœur », confie Estelle. Au sein de l'Association Familiale Action Partage, elle a fondé « Un Cœur pour toi », une section qui vient en aide aux sans-abri. James est le premier SDF qu'elle rencontre. On est novembre 2017. D'une voix qu'elle décrit douce et aiguë, James aimait « parler des différentes manifestations ou expositions à Paris ».
La nuit, il trouvait refuge dans des parkings. Mais un jour, il découvre ses marches barrées d'une chaîne. « Ça a été le point de rupture », pense Nicole. « Il semblait perdu. Il nous disait que c'était compliqué pour lui de chercher une autre place car il était fatigué et souffrait de ses jambes », abonde Estelle et son équipe. L'association perd longtemps sa trace, avant de le retrouver à Noël. « Il riait et était tellement content de nous voir, mais son visage était marqué et fatigué. Nous avions, en plus du repas de Noël, apporté des bonnets de Père Noël. Il était comme un petit garçon. Nous lui avons également offert une petite lumière Led, afin que là où il se trouve, il sache que nous pensons à lui. Il était ému et touché ». C'est la dernière fois que l'association verra James. Le 6 janvier 2019, il est retrouvé mort dans un escalier par un agent de sécurité.
La fleur qu'avait déposée Estelle et Nicolas sur les marches a disparu. Mais pas le souvenir de James, qui résonne encore dans les mémoires de passants croisés ce mercredi. « Il était très gentil. On pensait qu'il était parti à cause des manifestations des Gilets jaunes. C'est vraiment triste », témoigne encore aujourd'hui une salariée du centre. Son corps est toujours à l'Institut médico-légal en attendant de retrouver son identité.
Willy, 65 ans, mort le 24 décembre 2018 à Paris (XVe arrondissement)
Mettre Willy en colère n'était pas chose aisée. Cet ancien marin allemand faisait l'unanimité sur la place du cardinal Amette (XVe arrondissement de Paris) depuis qu'il y avait posé son chariot en 2005. Il avait bien ses tourments intérieurs, lorsque son penchant pour la bouteille prenait le dessus. Mais jamais un mot au-dessus de l'autre. François-Jacques, ancien étudiant du foyer Saint-Léon, n'a pas oublié son prénom : « Sacré Willy. Il était tout le temps devant le foyer. Il nous jouait parfois de la flûte ou de l'harmonica ».
Enfin si, il y avait bien une chose qui pouvait mettre en rogne ce sans-abri. « Les Polonais ! s'amuse encore le père Lefevre-Pontalis. Il ne fallait surtout pas lui en parler. Parfois, il se bagarrait avec certains d'entre eux ». Au-delà de la défiance historique entre les deux nations voisines, Willy les accusait de lui avoir volé son Jack Russel en pleine nuit. Des chiens, Willy en a eu une flopée. Car il fallait au moins ça pour rompre la solitude de cet homme joufflu, débarqué dans la capitale après plusieurs années de tribulations en Europe. « On n'en a jamais su beaucoup plus, reprend le père Emmanuel Schwabb, responsable de la paroisse Saint-Léon. Il ne parlait pas du tout ».
Mustafa, professeur d'allemand intérimaire, arrivait parfois à déchiffrer ses phrases mais ne voulait pas « l'enfoncer » avec son passé. Ce compagnon d'infortune, plus jeune de 35 ans, savait seulement qu'il avait deux enfants, dont une en région parisienne. « Elle l'avait un temps hébergé. Mais il y avait vite eu des conflits », note Mustafa, qui préfère se souvenir de leur amitié. « C'était comme mon grand frère. Je le prenais parfois avec moi quand on allait jouer au foot ou au basket avec les jeunes du quartier. Il ne pouvait pas jouer avec ses jambes mais je lui disais de venir faire l'arbitre (rires). Je l'amenais aussi sur mes petits boulots de vendeur ambulant en tuk-tuk. Mais il ne pouvait rien faire avec son pied ».
À l'hiver 2018, sa santé va subitement se dégrader. Les jambes du diabétique noircissent jusqu'à saigner. Mais à peine le mot « amputation » prononcé que Willy fuit l'hôpital. « Dix jours plus tard, il est venu à l'église et a communié pour la première fois avec nous. C'était un 24 décembre… il est mort dans la nuit. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais je m'en souviendrai toujours », souffle le père Schwabb.
Quentin, la cinquantaine, mort en juin 2018 dans le VIIIe arrondissement de Paris
Les habitants du très cossu quartier de Saint-Philippe-de-Roule (VIIIe arrondissement) ont connu « deux Quentin ». Le premier est resté une dizaine d'années tout seul dans un recoin de la rue Courcelles. Sans jamais faire la manche, avec ses deux valises et sa couverture. Dans un anglais difficilement déchiffrable, il se faisait appeler Mack et ne disait rien de lui ou presque. Il aurait une sœur et se serait engagé un temps dans l'armée américaine avant d'échouer à Paris après avoir perdu ses papiers lors d'un déplacement professionnel.
Ce n'est que quelques mois avant sa mort qu'il se montra sous un second visage, plus gai. Il parle davantage, et devient plus souriant. Pourtant, lui qui avait jusqu'ici été relativement épargné fait face à des gros ennuis de santé. Ses pieds sont rongés par la gangrène. La paroisse tente alors de le convaincre de se soigner. En vain. « On a réussi à l'amener une fois à l'hôpital Bichat. Mais là-bas, les internes lui ont fait comprendre qu'ils devraient l'amputer des jambes au niveau des deux genoux, souffle le diacre Michel Jan. Il a décidé qu'il ne voulait pas perdre sa dignité et a refusé toute opération ».
Olivier, le seul maraudeur à avoir réussi à tisser un lien de confiance avec Quentin, s'en est particulièrement occupé sur la fin. « Un jour, l'odeur était tellement forte qu'on lui a enlevé ses chaussures. Et là, on a découvert la gravité de la situation. Dès lors, on lui lavait régulièrement les pieds. Avec des bandelettes, de l'antiseptique et des gants, on désinfectait et on rinçait. Un jour, on a vu des asticots sur le trottoir », témoigne-t-il, encore très marqué.
Souvent, quand un sans-abri meurt, les gens du coin pensent simplement qu'il a changé de trottoir. Pour celui qui confiera à la fin s'appeler Quentin, c'est tout l'inverse. Tous ont assisté à sa lente agonie, à peine soulagée par les antidouleurs achetés à la pharmacie. « C'est incroyable mais son regard avait changé, comme apaisé. Il rentrait dans la cour du presbytère pour manger », poursuit Olivier.
Une semaine avant sa mort, il a demandé des funérailles catholiques. Une cagnotte a fait le tour du quartier, un voisin prévoyait de jouer de la musique. Mais les associations à l'époque n'ont jamais été informées de la date des obsèques.
Philippe, 74 ans, mort en juillet 2014 à Marseille (Bouches-du-Rhône)
Le destin de Philippe ressemble à celui de centaines de sans-abri. Une rupture familiale - il ne s'entendait plus avec sa belle-mère -, un licenciement - on le prie de quitter l'usine Dassault à Corbeil-Essonnes -, et un goût immodéré pour l'alcool entre copains.
Nous sommes alors au milieu des années 1980, et cet ancien combattant français de la Guerre d'Algérie pense finir ses jours comme ses amis - dans l'anonymat, aux abords goudronnés de la gare de Toulon (Var), où il s'est arrêté un jour en train. Mais les décennies passent, son rejet de la société grandit, et contrairement à Michel, Jean-Louis, Trinité et Pascal, la vie s'accroche à lui.
Le 31 décembre 2012, à l'âge de 72 ans, le natif de Constantine fait même la une des journaux locaux en raison d'une photo devenue virale. Il y fixe l'objectif depuis son fauteuil roulant, seul, l'air hagard dans une chemisette bleu layette. C'était le soir de la Saint-Sylvestre, et le Samu Social venait de le remettre à la rue. « On l'a jeté comme un vulgaire chiffon », se souvient le diacre Gilles Rebèche, un compagnon de route comme il aime se définir. « Mais au final, son histoire a été un facteur de changement énorme. Une équipe mobile a été détachée de l'hôpital de Toulon pour les aider et une ancienne clinique a été reconvertie en résidence solidaire pour sans-abri ».
Philippe est envoyé dans une maison de retraite médicalisée à Marseille. « J'étais là pour quitter ma belle-mère, j'en retrouve cinquante ici », s'exclamait-il hilare, planté souvent à l'écart dans le jardin ensoleillé de la résidence. Mais dans le fond, rien ne change. « Sa famille, c'était la rue. Il n'avait qu'une hâte, c'était la rejoindre », se remémore une responsable associative à ses côtés depuis 1991. Elle n'aime pas le mot, mais l'utilise pour le définir : Philippe, c'était un vrai « clochard ».
Ce terme ne dérangeait pas l'intéressé. « Un jour, devant un évêque qui s'étonnait de la présence de ce musulman à l'église, il avait répondu dit ceci : Le jour du Jugement dernier, on ne te demandera pas si t'étais prêtre ou clochard, chrétien ou musulman ». « Il disait aussi souvent qu'il n'était pas un ancien combattant, mais un ancien combattu », abonde Joël Resch, président du collectif varois des Morts de la rue dans le Var.
Le jour de son enterrement justement, quelques membres de sa famille étaient présents. Au plus grand étonnement de Gilles Rebèche. « À un moment, on avait réussi à ce qu'il touche ses pensions d'ancien combattant. Mais ses pseudo-cousins s'étaient alors manifestés et l'avaient hébergé… pour en fait tout lui piquer. Philippe ne leur en voulait même pas. De toute manière, il se sentait seul dans cet appartement ». Prévenus par téléphone, ses proches restés en Algérie ne se doutaient pas de cette vie d'errance. « Ils savaient seulement qu'il galérait un peu et avait des problèmes d'alcool, mais certainement pas qu'il était à la rue ».
Published by Collectif Logement CGT
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire