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mercredi 11 septembre 2019

HISTOIRE et MÉMOIRE - HOMMAGE à SALVADOR ALLENDE VICTIME DU COUP D’ÉTAT FASCISTE DE PINOCHET le 11 septembre 1973





HISTOIRE et MÉMOIRE

   HOMMAGE à ALLENDE  VICTIME DU COUP D’ÉTAT  FASCISTE DE PINOCHET le 11 septembre 1973




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« Si on m’assassine… » — par Salvador Allende

               


La rubrique MEMENTO publie des textes introuvables sur Internet
Tragique 11 septembre : le président chilien Salvador Allende, élu depuis trois ans, se suicida dans le palais de la Moneda tandis que l’armée, conduite par le général putschiste Pinochet, l’encerclait. S’ensuivit le régime militaire et dictatorial que l’on sait, appuyé par le pouvoir nord-américain (plus de 3 000 exécutions, entre 30 et 40 000 personnes torturées, 130 000 détentions et des centaines de milliers d’exilés). Nous publions aujourd’hui un extrait d’un entretien mené et publié en 1971, introuvable sur Internet, entre Allende et Régis Debray — le second, alors auteur de Révolution dans la révolution ?, sortait de quatre années de détention en Bolivie. Un échange prémonitoire, à la lumière du coup d’État de 1973.


[…] Puisque c’est votre rôle d’unifier les forces de gauche, d’être le catalyseur des forces populaires, on peut penser que l’ennemi intérieur et extérieur aura de bonnes raisons de vouloir vous éliminer. Si cela arrive, que croyez-vous qu’il se produira ?
La classe bourgeoise croit spontanément que c’est la personnalité qui fait l’histoire. La réaction alimente cette croyance et en fait une tactique. C’est pourquoi un des procédés préférés consiste à recourir à ce genre de méthodes, mais nous avons contre elles un peuple conscient. Je crois que ce serait la voie apparemment la plus facile pour la réaction ; mais en réalité, les conséquences seraient pires pour elle. Cela ne veut pas dire que je suis un barrage, mais sans aucun doute, si cela se produisait, il s’avérerait que la réaction n’accepte pas les règles du jeu qu’elle a elle-même établies. On ne peut rien me reprocher. Les libertés ? Elles existent toutes : de réunion, de presse, etc. Le mouvement social ne disparaît pas lui-même parce qu’un dirigeant disparaît. Il peut être retardé, il peut se prolonger, mais en fin de compte, il ne peut pas s’arrêter. Dans le cas du Chili, si on m’assassine, le peuple poursuivra sa route avec la différence que les choses seront peut-être beaucoup plus difficiles, beaucoup plus violentes parce que les masses apprendront une leçon très claire, c’est que ces gens ne s’arrêtent devant rien. Je tiens compte de cette possibilité, je ne l’offre pas, et je ne la facilite pas, mais je ne vis pas non plus dans la crainte qu’elle puisse se produire.
Si les réactionnaires sortent de la légalité, sortirez-vous aussi de la légalité ? et s’ils frappent, frapperez-vous aussi ?
S’ils nous frappent illégalement un coup, nous en donnerons cent en toute tranquillité.
[…] Je voulais parler d’une attaque de front, décisive, d’une rupture ouverte de la coexistence actuelle, d’un soulèvement militaire, par exemple…
« Tu dois connaître la longue liste de massacres d’ouvriers et de paysans, pendant la domination de la bourgeoisie. »
Cela dépendra d’eux. Si eux le provoquent, il se produira, mais en tout cas, nous attendrons qu’ils le provoquent eux. Nous sommes sur nos gardes. Pour le reste, nous ne sommes pas mécanicistes. Les affrontements se succèdent depuis longtemps dans l’histoire du Chili. Tu dois connaître la longue liste de massacres d’ouvriers et de paysans, pendant la domination de la bourgeoisie. Qu’entend-on par affrontements ? Ils existent tant qu’il y a des contradictions dans la société et ces contradictions subsistent même pendant la période de construction du socialisme. Laissons de côté les antagonismes, ils sont déterminés par la lutte des classes.
Et la lutte des classes va devenir plus aiguë maintenant.
Naturellement. Tu comprends bien qu’une fois appliquée notre réforme constitutionnelle, des intérêts puissants, nationaux et étrangers vont être atteints. Ceux qu’affecteront la réforme agraire et la nationalisation des banques vont vouloir réagir. Comment veux-tu qu’il n’y ait pas d’antagonismes ? Si nous partons du fait essentiel de la lutte de classes, nous savons que les groupes oligarchiques, les groupes ploutocratiques, les groupes féodaux, essaieront de défendre leurs privilèges à tout prix.
[…] Est-ce qu’on peut dire alors, camarade président, que vous êtes en train de mettre en œuvre votre programme politique, et que, par conséquent, l’affrontement est continuel ?
L’affrontement est permanent. Et s’ils le cherchent, s’ils le provoquent, nous ferons face à un affrontement constant, et nous sommes psychologiquement préparés à cet affrontement ; il ne faut pas que tu en aies le moindre doute.
Non, je n’en ai pas le moindre doute. Le problème n’est pas que vous et ceux qui gouvernent ici soyez préparés à cet affrontement ; c’est que le peuple, lui aussi, soit en mesure de résister ; qu’il soit conscient qu’ici, dès demain, il peut se retrouver face à des situations extrêmes.
Nous l’avons dit au peuple, nous l’avons répété, le peuple le sait. D’ailleurs, je te l’ai déjà dit, notre lutte dure depuis des années, et pour le peuple, ce n’est pas une surprise, il en a une très grande conscience. […] Ici, la classe minoritaire a été détrônée par le peuple ; et c’est bien évident, car si la classe minoritaire était encore au pouvoir, nous n’aurions pas la nationalisation du cuivre, nous n’aurions pas la nationalisation des banques, la réforme agraire, Régis.

Régis Debray et Salvador Allende (Gamma-Keystone, Getty Images)

Oui, mais enfin, jusqu’à maintenant, le gouvernement n’est pas encore sorti des limites du réformisme. Son action s’est située dans le cadre de la Constitution que lui avait léguée le gouvernement bourgeois antérieur, elle s’est située à l’intérieur des limites institutionnelles déjà établies ; c’est pour cela qu’on peut dire que jusqu’à maintenant nous avons eu des réformes. Déjà en 1905, je crois, Lénine distinguait deux types de réformes : celles qui sont destinées à ouvrir la voie de la révolution socialiste, et celles qui au contraire sont destinées à freiner celle-ci, à la dévier, et finalement à lui barrer le chemin
.
Je crois que nous avons utilisé celles qui ouvrent la voie à la révolution. Nous avons maintenant la prétention (et cela je vais le dire avec modestie) d’instaurer une voie différente et de prouver que l’on peut faire ces transformations profondes qui constituent la voie de la révolution. Nous avons dit que nous allons créer un gouvernement démocratique, national, révolutionnaire et populaire, qui mènerait au socialisme, car le socialisme ne s’impose pas par décrets. Toutes les mesures que nous avons prises sont des mesures qui conduisent à la révolution. […] Si nous nous référons à l’histoire, il est évident que nous pouvons craindre beaucoup de choses. L’expérience de l’Amérique latine à cet égard est dramatique et elle est sanglante. Nous pourrions parler de la politique du garrot, du dollar, du débarquement de marines, tout cela, nous le savons. Mais nous pensons aussi que les États-Unis aujourd’hui, comme peuple et comme nation, sont en train de passer par des étapes extrêmement différentes des étapes antérieures. Ils ont de graves problèmes intérieurs. Il n’y a pas seulement le problème des Noirs ; il y a le problème des secteurs ouvriers, des étudiants, des intellectuels, de tous ceux qui n’acceptent pas la politique d’agression. De plus, leur attitude au Vietnam a soulevé une répréhension mondiale, et il leur est donc beaucoup plus difficile d’agir en Amérique latine. Pour nous, nous n’avons aucune attitude agressive à l’égard du peuple d’Amérique du Nord.
Si donc il doit y avoir une agression, c’est d’eux qu’elle viendra.
« Les peuples ne peuvent pas continuer de mourir au lieu de vivre. »
C’est pourquoi je dis que de notre part il n’y aura même pas d’agression verbale. Monsieur Nixon est président des États-Unis et moi je suis président du Chili. Je n’aurai pas un mot de mépris à l’égard de Monsieur Nixon, tant qu’il respectera le président du Chili. S’ils rompent avec cet état de choses qui est une obligation, si, une fois de plus, ils veulent faire table rase de l’autodétermination, de la non-intervention, eh bien !, alors, ils vont rencontrer une réponse digne d’un peuple et d’un gouvernement.
Ils le savent si bien que je ne pense pas qu’ils commettront d’impairs, mais il y a d’autres formes d’agression : économiques, blocus…
Je crois qu’ils ne le feront pas. D’abord, parce que, comme je te l’ai dit, nous avons toujours agi dans le cadre des lois chiliennes, dans le cadre de la Constitution. […]
Il ne nous reste peut-être pas grand-chose à nous dire, cependant, je voudrais poser une dernière question : comment, à partir de l’expérience chilienne, de la victoire populaire au Chili, voyez-vous l’avenir de l’Amérique latine ?
Victorieux ou pas, j’ai toujours dit la même chose : l’Amérique latine est un volcan en éruption. Les peuples ne peuvent pas continuer de mourir au lieu de vivre. Tu sais parfaitement que dans ce continent, il y a 120 millions de semi-analphabètes, ou d’analphabètes totaux ; tu sais qu’il manque en Amérique latine 19 millions de logements, et que 70 % de la population souffre de malnutrition et tu sais que nos peuples sont potentiellement très riches et que cependant tous ces peuples souffrent du chômage, de la faim, de l’ignorance, de la misère morale et physiologique. Les peuples d’Amérique latine n’ont pas d’autre possibilité que de lutter — chacun selon sa propre réalité —, mais toujours lutter. Lutter pour quoi ? Pour conquérir leur indépendance économique et pour être des peuples authentiquement libres, et libres également politiquement. Voilà maintenant ce que je crois être notre grande perspective, et je peux le dire comme président, surtout à la jeunesse, que sur le chemin de la lutte, sur le chemin de la rébellion, sur le chemin de l’union avec tous les travailleurs, là est la grande perspective, notre grande possibilité. Ce continent doit parvenir à son indépendance politique ; nous, nous devons atteindre l’indépendance économique. Viendra un jour où l’Amérique latine aura une voix de continent, une voix de peuple uni, une voix qui sera respectée et écoutée, parce que ce sera la voix d’un peuple maître de son propre destin.

Paru en 1971 aux éditions François Maspero, sous le titre Entretiens avec Allende sur la situation au Chili.


REBONDS

☰ Lire notre entretien avec Arnulfo Vásquez : « Les riches ne le sont pas parce que Dieu l’a voulu », décembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Costa Gravas : « Tous les films sont politiques », mai 2016
☰ Lire notre article « Victor Jara : un canto libre », Maxence Emery, février 2015
☰ Lire notre entretien avec Carmen Castillo : « Comment se mettre en mouvement, être actif, acteur ? », février 2015

https://www.revue-ballast.fr/on-massassine-salvador-allende/





· 9 h 

L’HISTOIRE EST À NOUS, CEST LE PEUPLE QUI LA CONSTRUIT

« C'est peut-être la dernière possibilité que j'ai de m'adresser à vous. Les forces armées aériennes ont bombardé les antennes de Radio Portales et Radio Corporación. Mes paroles n'expriment pas l'amertume mais la déception et ces paroles seront le châtiment de ceux qui ont trahi le serment qu'ils firent. […] Ils ont la force, ils pourront nous asservir mais nul ne retient les avancées sociales avec le crime et la force. L'Histoire est à nous, c'est le peuple qui la construit. »

Dernier discours de Salvador Allende (11 septembre 1973)

                                         Logo Révolution

Il y a 40 ans, le 11 septembre 1973, un coup d’Etat dirigé par le général Augusto Pinochet renversait le gouvernement de Salvador Allende, consacrant l’échec de la révolution chilienne et plongeant le pays dans une dictature brutale qui dura près de deux décennies et dont la classe ouvrière chilienne ne s’est pas complètement remise, aujourd’hui encore.
Comme pour toutes les révolutions ouvrières, nous devons en tirer les grandes leçons concernant toutes les questions fondamentales de notre mouvement. A l’époque, les communistes du monde entier débordaient d’optimisme. Leurs dirigeants parlaient de « la voie chilienne vers le socialisme », comme d’un processus exceptionnel, absolument original, que l’expérience et les leçons du passé ne pouvaient pas éclairer. Or, dès 1971, les erreurs de la direction du mouvement préparaient le terrain d’un coup d’Etat contre-révolutionnaire. Le 21 septembre 1971, notre camarade Alan Woods écrivait un article intitulé : Chili : menace de catastrophe, dans lequel il anticipait les processus fondamentaux qui préparaient une défaite de la révolution.

Le mouvement ouvrier chilien

Dès le début du XXe siècle, le capitalisme dominait le Chili. Ses matières premières, l’étendue de ses terres cultivables et le développement de son industrie maritime en faisaient un pays riche. La bourgeoisie et les grands propriétaires terriens, unis par une multitude de liens économiques et familiaux, constituaient un seul bloc réactionnaire – lui-même soumis aux impérialistes. Aussi la bourgeoisie chilienne était-elle incapable d’accomplir les deux tâches fondamentales de la révolution « bourgeoise démocratique » : 1) la réforme agraire, le pays comptant des centaines de milliers de paysans sans terre et une poignée de grands propriétaires terriens ; 2) l’émancipation du pays de la domination impérialiste – britannique d’abord, puis nord-américaine. L’industrie du cuivre, colonne vertébrale de l’économie chilienne, était largement contrôlée par les impérialistes.
En conséquence, la classe capitaliste chilienne ne jouait – et ne pouvait jouer –aucun rôle progressiste. C’est à une autre classe, la classe ouvrière, que revenait la responsabilité de faire avancer la société. De fait, bien avant la révolution de 1970-73, les travailleurs chiliens ont joué un rôle de premier plan dans la vie économique et politique du pays, indépendamment de la bourgeoisie et contre la bourgeoisie, arrachant souvent des concessions par leurs luttes.
L’histoire du mouvement ouvrier chilien est riche et passionnante. Arrêtons-nous simplement, ici, sur la naissance des deux grands partis de la classe ouvrière chilienne. Créé en 1912, le Parti Ouvrier Socialiste chilien adhère en 1922 à la IIIe Internationale fondée en 1919 par Lénine et Trotsky. Il devient alors le Parti Communiste Chilien (PCCh). Mais dans la deuxième moitié des années 20, le PCCh est rapidement affecté par la dégénérescence stalinienne de l’Internationale Communiste. Il se bureaucratise et défend la ligne absurde de la « troisième période », dont la théorie du « social fascisme » caractérisait toutes les tendances du mouvement ouvrier – sauf les communistes – comme « fascistes »…
En 1933, en réaction à la dégénérescence du PCCh et sous l’impact d’une radicalisation des masses frappées par la crise de 1929, le Parti Socialiste (PS) est créé sur des bases programmatiques et théoriques très radicales. Mais dès 1938, dans le cadre de la politique stalinienne des « Fronts Populaires », le PS fait alliance avec le Parti Radical (un parti bourgeois). Au fil des concessions programmatiques et sous la pression de ses « alliés », le programme du PS est graduellement vidé de tout ce qui portait atteinte au capitalisme chilien.

La Démocratie Chrétienne

Les investissements étrangers au Chili eurent au moins une conséquence positive : en développant les forces productives, ils renforçaient la taille et le poids social de la classe ouvrière. Au début des années 60, celle-ci est devenue, de loin, la force dominante du pays : 70 % de la population active est salariée. Dans le même temps, la lutte des classes s’intensifiait.
En 1964, la droite traditionnelle chilienne est complètement discréditée, car elle s’est avérée incapable de moderniser le pays et de l’arracher à la domination impérialiste. Lors des élections de 1964, les capitalistes et les impérialistes se tournent alors vers la Démocratie Chrétienne, un parti bourgeois qui, cependant, use d’une démagogie « sociale ». Ce parti est l’ultime recours de la classe dirigeante face à la gauche. Son chef, Eduardo Frei, est soutenu par les Etats-Unis et toute la droite contre le candidat commun du PCCh et du PS, Salvador Allende.
Frei remporte les élections. Elu sur un discours très à gauche, il engage un début de réforme agraire extrêmement limitée et prend quelques mesures superficielles en faveur d’une « chilénisation » du cuivre : l’Etat prend davantage de parts dans cette industrie, mais sans pour autant nuire sérieusement aux intérêts nord-américains. Quant à la classe ouvrière, ses revendications restent insatisfaites. Les soulèvements ouvriers sont brutalement réprimés. La lutte des classes, cependant, continue de s’intensifier. Le gouvernement pro-capitaliste d’Eduardo Frei est rapidement discrédité. Cette situation débouche sur la victoire électorale de l’« Unité Populaire », en 1970, avec à sa tête Salvador Allende.

L’Unité Populaire

L’Unité Populaire (UP), coalition du PS, du PCCh et de quelques petits partis, dont le Parti Radical, remporte les élections du 4 septembre 1970, mais avec une faible avance qui ne permet pas à Allende d’avoir une majorité au Congrès. La droite, dont la Démocratie Chrétienne, est divisée, mais totalise plus de 58 % des voix.
La droite exige alors d’Allende qu’il souscrive à certaines conditions pour pouvoir former un gouvernement. Ce « pacte de garanties constitutionnelles » interdit notamment la formation de milices ouvrières, la nomination de membres des forces armées qui n’ont pas été formés dans les académies militaires et l’impossibilité d’effectuer tout changement dans le commandement de l’armée sans l’accord préalable du Congrès. Autrement dit, ce « pacte » prévoit que l’Etat – « un détachement d’hommes en armes en défense de la propriété » (Marx) – reste sous le contrôle de la bourgeoisie.
Allende est un martyr de notre cause. Mais le fait est qu’en acceptant ce « pacte » concocté par la droite chilienne, Allende et ses partenaires de l’UP ont commis une grave erreur. L’appareil d’Etat n’est pas au-dessus des classes, impartial ; c’est un instrument de domination aux mains de la classe dirigeante. La signature de ce pacte était une première manifestation du crétinisme parlementaire des dirigeants de l’UP, qui ont perdu un temps fou à « débattre » avec les députés de droite de la « légalité constitutionnelle » des mesures gouvernementales – pendant que les mêmes députés de droite préparaient, hors du Congrès, le renversement violent du gouvernement et l’écrasement de la révolution dans le sang. Telle était la soi-disant « voie chilienne vers le socialisme – en réalité, une voie vers le désastre.
Ajoutons que les dirigeants du PCCh, fort de leur théorie des « deux étapes » (« démocratie » d’abord, puis socialisme un jour, plus tard…) étaient les partisans les plus fanatiques du « respect de la légalité constitutionnelle ». Le secrétaire général du PCCh, Luis Corvalán, vantait régulièrement « l’aile progressiste de la bourgeoisie » (en réalité inexistante) et les soi-disant « traditions démocratiques de l’armée chilienne », le tout dans le but de convaincre les masses révolutionnaires de l’impossibilité… d’un coup d’Etat.
Si la participation aux élections du mouvement ouvrier chilien permettait à la révolution chilienne de se couvrir de la légalité parlementaire bourgeoise, l’obstination de la direction du mouvement à respecter scrupuleusement cette légalité, lorsque cela revient à se lier les mains face à l’ennemi, était une erreur majeure.
Allende répètera malheureusement cette erreur à plusieurs reprises, s’embourbant dans des manœuvres parlementaires avec la Démocratie Chrétienne au lieu de prendre les mesures qui auraient permis de transférer le pouvoir aux ouvriers. En réalité, l’élection de septembre 1970 n’était qu’un pâle reflet du rapport réel entre les classes : près de 75 % de la population était salariée. Une partie des travailleurs avaient appuyé avec beaucoup d’enthousiasme le candidat Allende ; une autre partie, qui avait voté pour la Démocratie Chrétienne, vota pour l’Unité Populaire aux élections municipales de 1971 (51 % des voix pour l’UP). Des mesures plus radicales contre la bourgeoisie auraient sûrement permis de rallier encore plus largement la classe ouvrière.

Les réalisations du gouvernement de l’UP

La campagne électorale d’Allende annonçait 40 grandes mesures. Et de fait, le gouvernement met rapidement en œuvre des réformes profondes. Il commence par nationaliser la grande industrie textile. Puis, surtout après les élections municipales de 1971, les réformes s’accélèrent sous la pression des masses : nationalisation du cuivre (80 % des exportations du pays), des mines de charbon et de nitrates, mais aussi des télécommunications. Les loyers et des biens de première nécessité sont plafonnés ; les salaires sont augmentés de 40 à 60 %.
Après un temps d’hésitation, la réforme agraire avance à grands pas – à l’initiative, surtout, de comités de paysans qui se saisissent des terres, expropriant les latifundistes. Mais les dirigeants de l’UP se méfient des organisations paysannes, les accusant d’être manipulées par des groupes « gauchistes ». Le gouvernement freine la formation des « conseils paysans », qui auraient changé l’organisation de la production. Or, faire accepter cette nécessaire réorganisation par la voie légale, c’est-à-dire via le Congrès, était impossible. Malgré cela, le gouvernement parvient à mettre fin au système latifundiaire en 1972.
L’enthousiasme de la classe ouvrière et des paysans pauvres était énorme. Cela se manifestait notamment par la multiplication d’organes du pouvoir ouvrier dans les usines et dans les quartiers ouvriers : conseils d’administration d’entreprises, associations populaires, commandos communaux, groupes de contrôle de l’approvisionnement, etc. L’euphorie gagnait même la base militante du « centre », qui scissionna sur la question : « pour ou contre la révolution » ?
A ce moment-là, dans le courant de l’année 1971, toutes les conditions étaient réunies, dans la société chilienne, pour une transformation profonde de la société : les dirigeants socialistes et communistes formaient le gouvernement légitime du pays et avaient le soutien de la base des forces armées. Un référendum pour changer la Constitution aurait permis la transition « pacifique » chère à l’Unité Populaire. Mais par une confiance aveugle en la bonne volonté de l’ennemi de classe, les chefs de l’UP ont laissé les leviers de l’appareil d’Etat aux mains de la bourgeoisie.
C’est donc une situation de double pouvoir qui s’est développée dans le pays. D’un côté, l’appareil d’Etat restait sous le contrôle des capitalistes, qui sabotaient l’économie, organisaient la pénurie, protégeaient leurs intérêts de classe et réprimaient les « excès » des masses. Mais d’un autre côté, des organes de pouvoir populaire se développaient dans les usines, les quartiers, les campagnes : « cordons industriels », « comités de ravitaillement et de contrôle des prix » luttant contre la pénurie et le marché noir, etc.
La révolution socialiste nécessitait le développement et l’armement de ces organes démocratiques, leur coordination au niveau local et national – et le transfert effectif du pouvoir entre leurs mains. La direction de l’Unité Populaire – et en particulier les dirigeants du PCCh – s’y refusait, ce qui a permis à la contre-révolution de se mettre en marche.

La contre-révolution

Dès 1971, la réaction s’organise et se prépare à frapper. D’abord par le sabotage parlementaire : grâce à la majorité simple dont la droite dispose au Congrès, elle obtient la destitution de deux hauts fonctionnaires et sept ministres d’Allende, en trois mois à peine. Puis la bourgeoisie organise le sabotage de l’économie nationale : elle organise la pénurie et le marché noir, ainsi que des manifestations comme la « marche des casseroles vides ». Des campagnes dans la presse – qui est encore sous le contrôle des capitalistes – désignent Allende comme le responsable du chaos généralisé. Des groupes armés agissent dans la rue, organisant des attentats et semant la terreur. Dans les campagnes, des violences sévissent et des militants paysans sont assassinés. En octobre 1972, une grève des transporteurs financée par les Etats-Unis – qui organisent aussi un embargo contre le Chili – bloque le pays pendant trois semaines, menant le Chili au bord d’une guerre civile.
En mars 1973, les élections législatives renforcent encore l’Unité Populaire (43,4 %). Une partie de l’opposition crie à la fraude et mobilise dans la rue. Le MAPU, le MIR (deux partis de l’UP) et une fraction du PS appellent alors à un approfondissement de la révolution et à la constitution d’une Assemblée Révolutionnaire pour remplacer le congrès. Lors d’un discours d’Allende au Stade national, la base militante de l’UP crie : « assez de conciliations, c’est l’heure de lutter ! » En vain.
La réaction organise et finance des grèves dans la mine d’El Teniente, ce qui aboutit à une manifestation de masse à la mi-juin 1973. Le 29 juin, une tentative de coup d’Etat est menée par le deuxième régiment blindé de l’armée, qui attaque le palais présidentiel de La Monéda. Cette tentative échoue grâce à la mobilisation des masses et faute d’un soutien suffisant – à ce stade – au sein de l’armée. Les travailleurs se mobilisent et manifestent devant le palais présidentiel pour réclamer des armes pour se défendre. Mais le gouvernement continue de s’y refuser. Le Président demande aux travailleurs de se remettre au travail. Cette réaction rassure et renforce la réaction.
En août, le patronat des transports organise une deuxième grève. La petite bourgeoisie commence à basculer vers la droite et des manifestations s’organisent sous la coupe de l’organisation fasciste « Patrie et Liberté ». Le 23 août, Allende nomme Pinochet à la tête de l’armée, sous la pression de la droite, et intègre deux militaires au gouvernement. Une grande manifestation est organisée le 4 septembre, date anniversaire de l’accession au pouvoir de l’Unité Populaire, qui réunit 800 000 personnes à Santiago. Encore une fois, les travailleurs demandent des armes au gouvernement.
Le 9 septembre, le Secrétaire Général du Parti Socialiste, Carlos Altamirano, appelle à l’affrontement et demande que l’on arme le peuple. Allende lui répond qu’il va organiser un référendum. Le rapport de force, encore sensiblement favorable à la révolution, aurait sans doute permis à l’Unité Populaire de faire adopter le référendum. C’est pour cela que la classe dominante frappe deux jours plus tard, le 11 septembre 1973, par un coup d’Etat d’une violence inédite en Amérique latine.

La dictature de Pinochet

Le général Augusto Pinochet prend le pouvoir, dissout le parlement et traque tous les militants de gauche : ils sont emprisonnés, torturés, assassinés. La violence de la répression est à la hauteur de la puissance du mouvement ouvrier chilien.
Le coup d’Etat débouche sur un régime de type bonapartiste. Il ressemble, à certains égards, à un régime fasciste : arrestations et assassinats massifs, camps de concentration... Mais en réalité, le régime de Pinochet n’a pas la base sociale du fascisme : il s’appuie essentiellement sur les forces répressives de l’appareil d’Etat. C’est pour cette raison qu’il est assez rapidement gagné par une instabilité chronique qui aboutira à son renversement, à la fin des années 80.
Le gouvernement de Pinochet subit de plein fouet la crise de 1974-76. L’impérialisme mondial (FMI, Banque Mondiale, etc.) vole alors à son secours et lui accorde des prêts importants. En échange, Pinochet doit appliquer dès 1975 un programme d’austérité qui fait du Chili le « laboratoire du néo-libéralisme », selon une expression consacrée, avec des conséquences dramatiques pour l’économie nationale – et surtout pour la classe ouvrière chilienne, qui subit la faim, la misère et le chômage. De nombreux cadres ouvriers ayant travaillé dans la clandestinité ont témoigné, depuis, de l’humiliation insoutenable du peuple chilien pendant cette période.

Leçons

La révolution chilienne a marqué l’histoire de l’Amérique latine et a eu un impact colossal sur l’ensemble du mouvement ouvrier international. Nous avons apporté quelques éléments qui prouvent que ce sont les erreurs des dirigeants socialistes et communistes qui ont mené à la catastrophe. C’est une leçon très importante, car elle rappelle le rôle crucial du « facteur subjectif » (le parti et sa direction) dans une révolution.
Le gouvernement de l’Unité Populaire aurait dû – et aurait pu – exproprier la totalité des grands groupes capitalistes, organiser la planification de l’économie et placer le pouvoir effectif – le pouvoir d’Etat – entre les mains des travailleurs et des paysans. Au lieu de cela, malgré la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie, une « économie mixte » était mise en place, qui laissait à la réaction la possibilité de désorganiser l’économie chilienne.
Surtout, comme le rappelle le sous-titre de l’excellent documentaire de Patricio Guzman, La Bataille du Chili, la révolution chilienne fut « la lutte d’un peuple sans armes ». Celles-ci sont restées sous le contrôle de la bourgeoisie. Sachons analyser cette défaite, ses causes profondes, pour préparer les victoires futures.
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Léo Ferré : Allende



            


Ajoutée le 26 sept. 2009

Extrait du DVD "Léo Ferré au Théâtre des Champs-Élysées" (1984) Réalisation : Guy Job. En vente sur notre site leo-ferre.com : http://bit.ly/2fSN2AD Chanson publiée en 1977 sur l'album "La Frime" (https://leo-ferre.com/la-frime) Paroles & musique : Léo Ferré

 Allende
Ne plus écrire enfin attendre le signal
Celui qui sonnera doublé de mille octaves
Quand passeront au vert les morales suaves
Quand le Bien peignera la crinière du Mal

Quand les bêtes sauront qu'on les met dans des plats
Quand les femmes mettront leur sang à la fenêtre
Et hissant leur calice à hauteur de leur maître
Quand elles diront: "Bois en mémoire de moi"

Quand les oiseaux septembre iront chasser les cons
Quand les mecs cravatés respireront quand même
Et qu'il se chantera dedans les hachélèmes
La messe du granit sur un autel béton

Quand les voteurs votant se mettront tous d'accord
Sur une idée sur rien pour que l'horreur se taise
Même si pour la rime on sort la Marseillaise
Avec un foulard rouge et des gants de chez Dior

Alors nous irons réveiller
Allende Allende Allende Allende

Quand il y aura des mots plus forts que les canons
Ceux qui tonnent déjà dans nos mémoires brèves
Quand les tyrans tireurs tireront sur nos rêves
Parce que de nos rêves lèvera la moisson

Quand les tueurs gagés crèveront dans la soie
Qu'ils soient Président ci ou Général de ça
Quand les voix socialistes chanteront leur partie
En mesure et partant vers d'autres galaxies

Quand les amants cassés se casseront vraiment
Vers l'ailleurs d'autre part enfin et puis comment
Quand la fureur de vivre aura battu son temps
Quand l'hiver de travers se croira au printemps

Quand de ce Capital qu'on prend toujours pour Marx
On ne parlera plus que pour l'honneur du titre
Quand le Pape prendra ses évêques à la mitre
En leur disant: "Porno latin ou non je taxe"

Quand la rumeur du temps cessera pour de bon
Quand le bleu relatif de la mer pâlira
Quand le temps relatif aussi s'évadera
De cette équation triste où le tiennent des cons
Qu'ils soient mathématiques avec Nobel ou non
C'est alors c'est alors que nous réveillerons

Allende Allende Allende Allende...





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