Le décor est planté. A l'aéroport et sur les autoroutes aux abords de Sotchi, la station balnéaire russe de la mer Noire, d'immenses affiches proclamant en trois langues (russe, arabe et anglais) " La paix pour le peuple syrien ", ont été placardées. Mais le sommet qui doit s'y ouvrir lundi 29 janvier, à l'initiative du président Vladimir Poutine, en coordination avec ses alliés turc et iranien, s'annonce périlleux. Ni les Kurdes de Syrie, visés depuis le 20 janvier par une offensive de l'armée turque à Afrin, ni les mouvements d'opposition au régime Assad ne devraient y participer.
Dès samedi, à l'issue du neuvième round de pourparlers avec Damas, organisé à Vienne (Autriche), sous l'égide des Nations unies, le Comité des négociations syriennes (CNS), qui regroupe la quasi-totalité des factions antirégime, a annoncé son intention de boycotter l'étape de Sotchi.
" Le régime mise sur une solution militaire, il ne montre pas de volonté d'engager une négociation politique sérieuse ", a justifié Nasr Hariri, négociateur en chef de l'opposition syrienne.
Puis, ce fut le tour des Kurdes -syriens.
" La Turquie et la Russie sont les garants de Sotchi et ces deux pays se sont mis d'accord sur Afrin, ce qui contredit le principe même de dialogue politique ", a déclaré Fawza Youssef, une responsable du mouvement kurde syrien PYD, combattu par Ankara.
Poutine se veut pacificateurMoscou, qui a lancé tous azimuts les 1 600 invitations pour ce " congrès de la paix ", n'avait pas réagi dimanche soir à cette série de -déconvenues. Seul le sénateur Konstantin Kosachev, président de la commission des affaires étrangères du Conseil de la Fédération, s'est chargé de faire part de son
" extrême regret ".
" Le congrès, a-t-il déclaré,
représente une chance réelle d'avancer dans l'unité syrienne et dans l'intérêt de la résolution onusienne 2254. "
Après Vienne, les discussions à Sotchi doivent porter sur la future Constitution de la Syrie prévue par la résolution de décembre 2016, plutôt que sur la mise en place d'un organe de transition, thème plus sensible, ou sur le sort de Bachar Al-Assad. Mais sur ce sujet aussi, l'allié syrien, représenté par Bachar Al-Jaafari, l'ambassadeur de Damas à l'ONU, n'a guère aidé son partenaire russe en opposant, à Vienne, une fin de non-recevoir aux efforts de Staffan de Mistura, l'envoyé spécial des Nations unies.
Comme les négociations ouvertes en janvier 2017 à Astana -(Kazakhstan), en parallèle du processus lancé sous l'égide de l'ONU à Genève, Sotchi devait être le pendant, en mieux, de la négociation de Vienne. Mais pour Vladimir Poutine, désireux de s'afficher dans le rôle du pacificateur, tout en épargnant Bachar Al-Assad, les choses ne se passent tout à fait comme prévu. Malgré d'intenses préparatifs, Moscou bute sur plusieurs obstacles.
La première rencontre, le 22 janvier, à Moscou, entre le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et une importante délégation du CNS menée par Nasr Hariri, s'était déroulée plutôt fraîchement. Le négociateur en chef de l'opposition syrienne avait insisté devant la presse sur les
" souffrances du peuple syrien " infligées par le régime et, sous-entendu, par son allié russe.
" C'est en grande partie le format d'Astana (…)
et la mise en place de quatre zones de désescalade qui ont permis de réduire significativement le niveau de violence, avait rétorqué M. Lavrov.
Aujourd'hui, malgré des sursauts ponctuels d'activité militaire, la situation est dans l'ensemble bien meilleure qu'il y a un an. " A la sortie, ses interlocuteurs ne semblaient pas convaincus : leur présence à Sotchi, avaient-ils prévenu, serait conditionnée aux avancées obtenues à Vienne… qui n'ont pas eu lieu.
" Pragmatisme russe "Or, les fameuses zones de désescalade, principal apport des trois pays parrains des accords d'Astana (la Russie, l'Iran et la Turquie), portent de moins en moins bien leur nom. Avant même que ne démarre l'offensive d'Afrin, conduite par Ankara et ses alliés rebelles de l'Armée syrienne libre contre la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG), considérée comme un groupe " terroriste " par les autorités turques en raison de ses liens avec le PKK, Damas avait lancé sa propre attaque, avec le soutien de l'aviation russe, contre la région d'Idlib, dernière province syrienne encore contrôlée par les insurgés.
La récente alliance entre Ankara et Moscou ne semble pas remise en cause par l'opération d'Ankara à Afrin. Les militaires russes, présents en nombre dans le nord-ouest de la Syrie, ont en effet pris soin de se retirer de l'enclave, laissant les Kurdes aux prises avec l'armée turque.
" C'est la marque du pragmatisme russe ", juge -Anton Mardasov, spécialiste du Moyen-Orient à l'Institut pour le développement innovant, à Moscou.
" De cette façon, assure-t-il,
la Russie fait passer un message aux Kurdes qui ont refusé sa protection : les “
enclaves”
se restreignent de plus en plus et mieux vaut chercher des compromis avec le régime “
légitime”
de Damas. "
L'expert va plus loin en évoquant un
" troc " entre la Russie et la Turquie, la première laissant les coudées franches à la seconde qui l'aurait tenue informée de ses visées avant le début des opérations.
" Moscou, poursuit Anton Mardasov,
a recouru à la stratégie infaillible d'imputer la responsabilité de l'opération turque aux Etats-Unis, en affirmant qu'elle avait été déclenchée par “l'armement incontrôlé des Forces démocratiques syriennes - une alliance kurdo-arabe qui a combattu l'Etat islamique et dans laquelle les YPG tiennent un rôle moteur -
par le Pentagone”.
Il est clair que la Russie cherche à bouter les Etats-Unis hors de Syrie, afin de protéger le régime Assad et accroître la rupture entre Washington et Ankara, son allié au sein de l'OTAN. "
Ce jeu complexe nourrit les soupçons d'une bonne partie des acteurs sur le terrain, en dehors de quelques opposants acquis à la Russie. Les revers enregistrés par Moscou, symbolisés par la non-participation des Kurdes et du CNS à la conférence de Sotchi, ne sont pas pour déplaire à une partie des Occidentaux, qui soupçonnent Moscou de vouloir contourner le processus onusien de Genève et Vienne, ce que le Kremlin dément. L'émissaire de l'ONU sur la Syrie, Staffan de Mistura, se rendra néanmoins à Sotchi dans l'espoir, faible, que ce sommet apporte
" une contribution importante " à la relance du processus de paix.
Isabelle Mandraud
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