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30
Jan
2018
Une excuse et une explication, par Robert Parry
L’article testament du regretté Robert Parry…
Source : Consortium News, Robert Parry, le 31 décembre 2017.
A tous les lecteurs qui considèrent à présent Consortiumnews comme source d’informations quotidiennes, je voudrais présenter mes excuses personnelles pour notre production sporadique de ces derniers jours. La veille de Noël, j’ai fait un accident vasculaire cérébral qui a affecté ma vue (surtout ma lecture et donc mon écriture) bien qu’apparemment pas grand-chose d’autre. Les médecins ont également travaillé à comprendre exactement ce qui s’est passé étant donné que je n’ai jamais eu d’hypertension artérielle, jamais fumé, et que de récents examens n’ont rien détecté hors de l’ordinaire. Peut-être que mon slogan personnel selon lequel « chaque jour est une journée de travail » a quelque chose à voir avec cela.
Peut-être aussi, l’irréductible laideur régnant maintenant à Washington et dans les milieux du journalisme national en a été un des facteurs. Il semble que depuis mon arrivée à Washington en 1977 en tant que correspondant de l’Associated Press, la vilenie de la démocratie et du journalisme américains est passée de mauvaise à pire. D’une certaine manière, les républicains ont intensifié la guerre de propagande vicieuse après le Watergate, refusant d’accepter que Richard Nixon était coupable de quelques incroyables malversations (y compris le sabotage en 1968 des pourparlers de paix du président Johnson au Vietnam pour gagner un avantage dans l’élection et ensuite utiliser ruses politiques sales et dissimulations pour en arriver au Watergate). Plutôt que d’accepter la réalité de la culpabilité de Nixon, de nombreux républicains ont simplement renforcé leur capacité à mener une guerre de l’information, y compris la création d’organes de presse idéologiques pour protéger le parti et ses dirigeants « d’un autre Watergate ».
Ainsi, lorsque le démocrate Bill Clinton a défait le Président George H. W. Bush lors des élections de 1992, les républicains ont utilisé leurs médias d’information et le contrôle qu’ils exerçaient sur l’appareil spécial des procureurs (par l’intermédiaire du président de la Cour suprême William Rehnquist et du juge de la Cour d’appel David Sentelle) pour déclencher une vague d’enquêtes visant à contester la légitimité de Clinton, et ont fini par dévoiler l’affaire Monica Lewinsky alors stagiaire à la Maison-Blanche.
L’idée développée alors était que la façon de vaincre votre adversaire politique n’était pas seulement de faire valoir un meilleur argument ou de susciter le soutien populaire, mais aussi de mettre à jour un « crime » qui pourrait lui être imputé. Le succès dévastateur du GOP (parti Républicain), à l’égard de Bill Clinton, a rendu possible la « victoire » contestée de George W. Bush en 2000, victoire permettant à celui-ci d’emporter la présidence malgré le fait qu’il avait perdu le vote populaire et presque certainement la Floride, État clé, si tous les bulletins de vote légaux, en vertu de la loi de l’État, étaient comptés. De plus en plus, l’Amérique – même à l’apogée de son statut de puissance unique – prenait l’allure d’une république bananière, mais avec des enjeux beaucoup plus importants pour le monde.
Bien que je n’aime pas le mot « militarisé », il a commencé à s’appliquer à la façon dont « l’information » a été utilisée en Amérique. Le but de Consortiumnews, que j’ai fondé en 1995, était d’utiliser le média moderne Internet pour permettre aux vieux principes du journalisme d’avoir une nouvelle maison, c’est-à-dire un endroit pour rechercher les faits importants et donner à tout le monde un traitement équitable. Mais nous n’étions qu’un minuscule caillou dans l’océan. La tendance à utiliser le journalisme comme un autre front dans une guerre politique sans entraves a continué, les démocrates et les libéraux s’adaptant aux techniques fructueuses forgées principalement par les républicains et les conservateurs aisés.
L’élection de Barack Obama en 2008 a été un autre tournant décisif, les républicains contestant à nouveau sa légitimité par de fausses déclarations sur sa « naissance kényane », insulte raciste popularisée par Donald Trump, star de la télé-réalité. Les faits et la logique n’avaient plus d’importance. Il s’agissait d’utiliser tout ce que vous aviez sous la main pour diminuer et détruire votre adversaire.
Nous avons observé des schémas similaires avec les agences de propagande du gouvernement américain développant des thèmes afin de diaboliser les adversaires étrangers, puis pour salir les Américains remettant en question les faits ou contestant les exagérations en tant « qu’apologistes ». Cette méthode n’a pas été adoptée seulement par les Républicains (pensez au président George W. Bush falsifiant la réalité en Irak en 2003 pour justifier l’invasion de ce pays sous de faux prétextes) mais aussi par des démocrates qui ont encouragé des représentations douteuses ou carrément fausses du conflit en Syrie (y compris accuser le gouvernement syrien pour les attaques à l’arme chimique en dépit des preuves solides indiquant que les événements avaient été mis en scène par Al-Qaïda et d’autres militants, devenus le fer de lance de l’intervention néocon/libérale pour supprimer la dynastie Assad et installer un nouveau régime plus satisfaisant pour l’occident et Israël).
J’ai rencontré de plus en plus de responsables politiques, de militants et, oui, de journalistes qui se souciaient moins d’une évaluation minutieuse des faits et de la logique que de parvenir à un résultat géopolitique préétabli – et cette perte des normes objectives s’est profondément enracinée dans les plus prestigieuses salles de médias américains. Cette perversion des principes – manipuler l’information pour l’adapter à la conclusion souhaitée – est devenue le modus vivendi de la politique et du journalisme américains. Et ceux d’entre nous qui ont insisté pour défendre les principes journalistiques du scepticisme et de l’impartialité ont été de plus en plus rejetés par leurs collègues, hostilité qui a d’abord fait son apparition à droite et parmi les néoconservateurs, mais qui a fini par aspirer le monde progressiste. Tout est devenu « guerre de l’information ».
Les nouveaux parias
C’est pourquoi bon nombre d’entre nous ayant dénoncé des actes répréhensibles du gouvernement dans le passé se sont retrouvés à la fin de leur carrière tels des proscrits et des parias. Le légendaire journaliste d’investigation Seymour Hersh, qui a aidé à dénoncer les principaux crimes d’État, du massacre de My Lai jusqu’aux abus de la CIA contre les citoyens américains, y compris l’espionnage illégal et les tests LSD sur des sujets peu méfiants, a littéralement dû déménager son journalisme d’investigation à l’étranger parce qu’ayant découvert des preuves gênantes de l’implication de djihadistes, soutenus par l’Occident, dans la mise en scène d’attaques aux armes chimiques en Syrie afin de pouvoir imputer ces atrocités au président syrien Bachar al-Assad. La pensée de groupe anti-Assadest si tenace en Occident que même les preuves les plus probantes de la mise en scène des événements, par exemple les premiers patients arrivant à l’hôpital avant que les avions du gouvernement n’aient pu livrer le sarin, ont été balayées ou ignorées. Les médias occidentaux et la grande majorité des agences internationales et des ONG s’étaient engagés à concocter un autre argument en faveur d’un « changement de régime » et tous les sceptiques ont été décriés comme « apologistes d’Assad » ou « théoriciens du complot », tant pis pour les faits réels.
Ainsi, Hersh et des experts en armement tels que Theodore Postol du MIT ont été jetés dans le caniveau en faveur de la fine fleur des nouveaux groupes amis de l’OTAN comme Bellingcat, dont les conclusions cadrent toujours parfaitement avec les besoins de propagande des puissances occidentales.
La diabolisation du président russe Vladimir Poutine et de la Russie n’est que l’aspect le plus dangereux de ces opérations de propagande – et c’est là que les néoconservateurs et les interventionnistes libéraux se rejoignent le plus. L’approche des médias américains à l’égard de la Russie est aujourd’hui pratiquement 100 % de propagande. Un être humain sensé lit-il la couverture du New York Times ou du Washington Post sur la Russie en pensant qu’il est face à un traitement neutre ou impartial des faits ? Par exemple, l’histoire complète du tristement célèbre cas Magnitsky ne peut pas être racontée en Occident, pas plus que la réalité objective du coup d’État ukrainien de 2014. Le peuple américain et l’Occident en général sont soigneusement mis à l’abri de l’autre face de l’histoire. En effet, suggérer même qu’il y a une autre facette fait de vous un « apologiste de Poutine » ou un « larbin du Kremlin ».
Aujourd’hui, les journalistes occidentaux considèrent apparemment que c’est de leur devoir de patriote de cacher des faits essentiels qui, autrement, ébranleraient l’entreprise de diabolisation de Poutine et de la Russie. Ironiquement, de nombreux « libéraux » qui ont fait preuve de scepticisme face à la guerre froide et aux fausses justifications de la guerre du Vietnam insistent maintenant sur le fait que nous devons tous accepter tout ce que la communauté américaine du renseignement nous fournit, même si on nous demande d’accepter ses affirmations aveuglément.
La crise Trump
Ce qui nous amène à la crise Donald Trump. La victoire de Trump sur la démocrate Hillary Clinton a consolidé le nouveau paradigme des « libéraux » adhérant à toutes les déclarations négatives sur la Russie simplement parce que des éléments de la CIA, du FBI et de l’Agence de Sécurité Nationale ont produit un rapport le 6 janvier dernier qui a accusé la Russie d’avoir « piraté » les courriels démocrateset de les avoir diffusés via WikiLeaks. Que ces analystes « triés sur le volet » (comme les appelait le directeur du renseignement national James Clapper) n’aient présenté aucune preuve et aient même admis qu’ils n’affirmaient en rien que tout cela était un fait, n’a pas semblé important.
Donald Trump et Hillary Clinton pendant le troisième débat présidentiel en 2016, au cours duquel Clinton a qualifié Trump de « marionnette » de Vladimir Poutine.
La haine de Trump et de Poutine était si intense que les règles désuètes du journalisme et de l’équité ont été balayées. Personnellement, j’ai dû faire face à de sévères critiques, même de la part d’amis de longue date, pour avoir refusé de m’enrôler dans la « Résistance » anti-Trump. L’argument était que Trump était une menace si extraordinaire pour l’Amérique et le monde que je devrais me joindre à toute recherche de justification à son éviction. Certaines personnes ont perçu mon insistance quant au respect des mêmes normes journalistiques que celles que j’avais toujours utilisées comme une trahison.
D’autres personnes, y compris des rédacteurs en chef de la presse grand public, ont commencé à traiter les allégations non prouvées du Russia-gate comme un fait établi. Aucun scepticisme n’a été toléré et le fait de mentionner le parti pris évident des partisans des anti-Trump au sein du FBI, du ministère de la Justice et de la communauté du renseignement a été dénoncé comme étant une attaque contre l’intégrité des institutions du gouvernement américain. Les « progressistes » anti-trump se posaient comme les vrais patriotes du fait de leur acceptation désormais inconditionnelle des affirmations sans preuves des services de renseignement et des forces de l’ordre américains.
La haine de Trump était devenue comme une invasion de déterreurs de cadavres – ou peut-être que beaucoup de mes collègues journalistes n’ont jamais cru aux principes journalistiques que j’ai embrassés tout au long de ma vie adulte. Pour moi, le journalisme n’était pas qu’une couverture pour faire de l’activisme politique ; c’était l’engagement, envers le peuple américain et le monde entier, à exposer des nouvelles importantes aussi complètement et équitablement que possible ; pas pour orienter les « faits » pour « battre » un « mauvais » leader politique ou « guider » le public dans la direction souhaitée.
En fait je croyais que l’objectif du journalisme dans une démocratie était de fournir aux électeurs des informations impartiales ainsi que le contexte nécessaire afin que les électeurs puissent se faire leur propre opinion et utiliser leur bulletin de vote – aussi imparfait soit-il – pour demander aux politiciens d’agir au nom de la nation. La désagréable réalité à laquelle cette dernière année m’a menée est qu’un incroyablement petit nombre de personnes parmi les officiels de Washington et les médias d’information grand public croient réellement en la démocratie ou en l’objectif d’avoir un électorat informé.
Qu’ils l’admettent ou non, ils croient en une « démocratie guidée » dans laquelle les opinions « approuvées » sont mises en relief – peu importe l’absence de base concrète – et les preuves « non approuvées » sont écartées ou dénigrées, peu importe leur qualité. Tout devient « guerre de l’information » – que ce soit sur Fox News, la page éditoriale du Wall Street Journal, MSNBC, le New York Times ou le Washington Post. Au lieu d’une information fournie de manière impartiale au public, elle est diffusée par morceaux conçus pour susciter les réactions émotionnelles souhaitées et obtenir un résultat politique.
Comme je l’ai dit auparavant, une grande partie de cette approche a été mise au point par les républicains dans leur désir malavisé de protéger Richard Nixon, mais elle est maintenant devenue omniprésente et a profondément corrompu les démocrates, les progressistes et le journalisme traditionnel. Ironiquement, les vilaines caractéristiques personnelles de Donald Trump – son propre mépris pour les faits et son comportement personnel grossier – ont mis à bas le masque de la face la plus importante de l’Amérique officielle.
Ce qui est peut-être le plus alarmant au sujet de cette année Donald Trump, c’est que le masque a maintenant disparu et, de bien des façons, toutes les facettes de la sphère officielle de Washington se révèlent collectivement comme des reflets de Donald Trump, dédaigneux de la réalité, exploitant « l’information » à des fins tactiques, désireux de manipuler ou d’escroquer le public. Même si je suis sûr que de nombreux anti-Trump seront profondément offensés par ma comparaison entre les personnalités estimées du gouvernement et le grotesque Trump, il y a une similitude profondément troublante entre l’utilisation commode que fait Trump des « faits » et ce qui a imprégné l’enquête menée sur le Russia-gate.
Il m’est maintenant difficile de lire et d’écrire à cause de mon AVC du réveillon de Noël. Tout prend beaucoup plus de temps que par le passé – et je ne pense pas pouvoir continuer au rythme effréné que j’ai suivi pendant de nombreuses années. Mais – à l’aube de la nouvelle année – si je pouvais changer une chose au sujet de l’Amérique et du journalisme occidental, ce serait que nous répudions tous la « guerre de l’information » en faveur du vieux respect des faits et de l’équité – et que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour parvenir à un électorat réellement informé.
Source : Consortium News, Robert Parry, le 31 décembre 2017.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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