Translate

vendredi 25 octobre 2024

HISTOIRE et MÉMOIRE- Lambertisme : les princes de l’ombre républicaine ( source fondation Jean- Jaurès ) le 23/10/2024

 HISTOIRE et MÉMOIRE

https://www.jean-jaures.org

Lambertisme : les princes de l’ombre républicaine

À l’occasion de la sortie du livre de François Bazin Le parrain rouge1, biographie du leader de l’Organisation communiste internationaliste (OCI) Pierre Lambert, Renaud Large, expert associé à la Fondation, revient sur le courant lambertiste à travers deux figures majeures du mouvement : son fondateur, à travers la recension de l’ouvrage de François Bazin, et un militant iconique de l’OCI, Marc Rozenblat. Si les lambertistes n’ont représenté que quelques centaines de minoritaires, ils éclairent néanmoins, par leur aura et par leur influence, l’histoire de la gauche française depuis ses marges.

Pierre Lambert, le « parrain rouge »

Avec ce livre Le parrain rouge. Pierre Lambert, les vies secrètes d’un révolutionnaire2, François Bazin signe une analyse politique d’une qualité et d’une finesse qu’on croyait perdues. Plus important, cette biographie vient combler un vide incongru dans l’histoire politique récente. Pour la première fois, il retrace le parcours politique de Pierre Boussel dit Lambert, militant politique et syndical durant la seconde moitié du XXe siècle, dirigeant d’une branche ésotérique du trotskisme à la française, l’Organisation communiste internationaliste (OCI), pygmalion d’une mouvance d’extrême gauche marquée par son dogmatisme, sa radicalité violente et son goût de l’infiltration, père spirituel subi ou choisi de mastodontes de la gauche du XXIe siècle de Lionel Jospin à Jean-Luc Mélenchon, de Jean-Christophe Cambadélis à Benjamin Stora. De son vivant, comme après sa mort en 2008, personne n’avait osé s’attaquer à cet oxymore français, annexe et fondamental, monstrueux et séraphique. Bazin l’a fait en conservant toujours cette juste distance avec son sujet. En journaliste qu’il demeure si ce n’est professionnellement, du moins éthiquement, François Bazin ne verse jamais dans l’hagiographie énamourée d’une personnalité fascinante, malgré tout. Il ne plonge pas non plus dans la critique profanatrice du règlement de compte d’un ancien militant. Il recherche les faits, il compile les archives, il observe l’ensemble et il décortique pour livrer au lecteur sa vision des choses. Pas d’objectif préétabli, si ce n’est rendre justice à la vérité.

Derrière le mystère, la mystique

À travers cet ouvrage, l’auteur entend désépaissir une énigme. Il explique : « Lorsqu’il est mort en janvier 2008, (…) la dépêche AFP (…) a repris la légende (…) qui ajoutée à tant d’autres, aura contribué au parfum de mystère ayant enrobé la longue vie de coulisses de cet irrégulier et entraîné du même coup son lot habituel d’exagérations, souvent intéressées, d’erreurs plus ou moins bien intentionnées, de calomnies aussi, d’autant plus répétées qu’elles avaient l’odeur du soufre ». Il ne se départit donc jamais, au fil des pages, de la rigueur de l’enquête. Il s’appuie sur des archives policières, judiciaires et politiques pour échafauder le scénario d’une existence en clair-obscur. Armé de son abnégation, François Bazin parvient à lever une partie du voile jeté sur la vie de Lambert. Mais, dans le livre, au fur et à mesure que les ténèbres refluent, jaillit la mystique de ce parcours hors du commun. À ce titre, le livre s’ouvre et se ferme, comme un encadrement métaphysique, sur la spiritualité juive dans laquelle Pierre Boussel a grandi et est mort. Il faut lire cet émouvant épilogue où François Bazin raconte : « pas de chants révolutionnaires toutefois pour accompagner ce moment mais une mélodie douce et triste issue du répertoire ashkénaze, (…) A Yiddishe Mame est un hommage à la mère juive : « Comme il fait clair à la maison quand elle est là. Comme il fait sombre quand Dieu l’enlève » ». Plus qu’une épopée politique, ce que l’auteur raconte, c’est la folie sublime de la persévérance dans l’être, c’est la beauté absurde de la condition humaine, poussée, en dépit de toutes les gesticulations rigides et erratiques, vers son crépuscule. Malgré son extravagance, malgré sa radicalité, malgré sa marginalité, il y a quelque chose de très universel dans la vie de Lambert racontée par Bazin.

L’anti-modernisme

On ne peut s’empêcher de lire ce livre comme le témoignage du monde d’avant, d’un temps révolu, tant mieux ou tant pis. Et pourtant, l’ouvrage fascine et résonne avec l’actualité. Il y a certes la sédimentation historique et les effets de cohortes qui font que certains responsables politiques du moment sont d’anciens disciples du Lambert d’alors. Mais pas seulement. Il y a quelque chose en plus qui fait que la philosophie grotesque de Lambert a encore une acuité puissante. Bazin trouve une clé d’explication dans l’anti-modernisme du personnage. Il indique : « Dans son camp, Lambert est le premier contempteur de la pensée 68 ». En cela, la pensée de Lambert semble aujourd’hui tout à fait présente. Il évalue les nouveaux mouvements sociétaux comme un « gauchisme dégénéré ». Il se fait un défenseur zélé du républicanisme, prenant avant l’heure des accents très contemporains. Il souhaite préserver la figure d’autorité de l’instituteur. C’est un révolutionnaire qui se situe du côté de l’ordre social juste. Aussi ironique que cela puisse paraître, son discours trouve aujourd’hui un écho dans le corpus idéologique du communisme traditionnel qui est largement celui de l’actuel secrétaire national du Parti communiste français (PCF), Fabien Roussel : laïc, jacobin, colbertiste, souverainiste, partisan de la République sociale. Iconique de la gauche du monde d’avant, Lambert a cette passion pour l’art de la table, pour négocier dans l’arrière-salle d’un restaurant ou d’un bistrot où la cordialité d’un déjeuner est mise au service d’une stratégie politique. La brutalité et le cynisme de sa pratique politique tranchent, par contraste, avec ce sens profond de l’amitié de Lambert, sa cordialité fraternelle. Lambert est en quelque sorte un traditionaliste de gauche, plaçant la question sociale et la lutte des classes avant les enjeux sociétaux et leurs subdivisions intersectionnelles. Dans le cheminement du progrès et de la modernité, il ne choisit que les morceaux qui avancent en ce sens.

Le complot et le secret

Parmi les aspects du personnage qui rappellent notre époque, on retrouve aisément le soupçon paranoïde, l’art de la manœuvre et de la conjuration et le culte du camouflage. L’histoire du lambertisme ressemble à un scénario de série pour plateformes audiovisuelles. Bazin parle d’une commande en « double clavier » chez Lambert, anti-héros duplice de bande dessinée, chez qui le cynisme se dispute à l’humanité. Il y a d’abord la technique de l’entrisme. Méthode militante communément pratiquée, l’infiltration politique a été poussée à son paroxysme par Lambert et les siens. Avec le « drapeau déployé » ou en sous-marin, Il s’agit de prendre des positions chez Force ouvrière (FO), à la Confédération générale du travail (CGT), dans le PCF ou le Parti socialiste (PS), au sein du Grand Orient de France ou dans la libre-pensée. L’objectif est double : mettre en place un redoutable système de renseignements politiques d’une part et, d’autre part, à la fin du processus, fractionner et emporter, avec les infiltrés, une partie des militants du camp adverse. L’espionnage surgit parfois même clairement dans le halo de Lambert, autour de la figure de l’agent du renseignement américain, Irving Brown, et de son parrainage de FO à sa création, après-guerre. Il y a aussi ces pseudonymes des militants, les « blases », qui leur permettent de conserver un strict anonymat. C’est digne d’un roman de John le Carré ou d’un épisode du Bureau des légendes ; et ça plaît aujourd’hui énormément. Il y a aussi le chemin initiatique qui mène vers l’organisation. C’est moins le militant qui choisit le mouvement que le mouvement qui le sélectionne. L’OCI a mis en place un système de sas de militantisme, les groupes d’études révolutionnaires, dans lequel l’impétrant se formait en travaillant la doxa orthodoxe. La pratique a fluctué dans l’histoire du mouvement, comme l’explique Bazin, mais elle constitue un élément clé du fantasme lambertiste. Une organisation secrète en diable semble orienter la vie politique depuis l’ombre. L’illusion est parfaite pour stimuler le complotiste d’atmosphère qui sommeille dans notre époque.

« C’est facile, c’est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre3 »

Bazin nous rappelle que Lambert n’aimait pas tellement le monde des artistes en général et l’œuvre d’Albert Camus en particulier. C’est pourtant dans celle-ci que nous pourrions retrouver l’épitaphe de Pierre Lambert : « C’est facile, c’est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre ». Pierre Lambert a fait le choix de vivre ses contradictions et de les sublimer. Il a sympathisé avec des mouvements antagonistes, parfois des adversaires, toujours avec une ferme conviction tactique :  les ennemis de ses ennemis étaient ses amis. Il a ainsi soutenu, avec plus ou moins de visibilité, la campagne de François Mitterrand, celle de Jacques Chirac et la tentative avortée de Laurent Fabius. Comme l’indique Bazin, il a même pu connaître, sans les fréquenter assidûment, des figures de gauche telles que Georges Albertini, qui se sont vautrés dans la Collaboration aux côtés du mouvement de Marcel Déat durant la guerre. S’il a pu être aussi labile sur la tactique, c’est, je crois, qu’il avait une identité profonde rigidifiée, presque sclérosée, qui ne lui faisait jamais perdre de vue l’objectif stratégique ultime : la défense de « la classe ». Lambert n’a eu de cesse de tisser des liens entre la gauche et le syndicalisme, en préservant l’indépendance de chacun. Lorsque l’illusion de la révolution s’est évaporée, la zone tampon entre le syndicalisme et la gauche est restée son refuge, son moi encastré. Lambert peut être le papillon, celui qui s’autorise toutes les souplesses programmatiques, toutes les coalitions et toutes les amitiés, car il demeure le scaphandre, l’objet politiquement lourd, qui leste la pensée caverneuse d’un homme et de son mouvement4. Pour lui « je est un autre5 », la réalité de sa personnalité, sa boussole existentielle, se loge d’abord dans la rigidité de son dogme. Tout le reste, toutes les autres identités fantasmées de Pierre Lambert sont le fruit d’une projection des autres, qu’il a plus ou moins manipulés. Sagace, François Bazin saisit le papillon, chez Lambert, sans se laisser séduire par lui, pour voir aussi le scaphandre.

Un empire nomade, une commandite étanche et des frontières poreuses

L’Empire mongol du XIIIe siècle, le plus large que la Terre ait porté, et l’Empire Lakota des Sioux d’Amérique, probablement le plus valeureux de l’humanité, partageaient une structure commune. Ils étaient des empires nomades, dotés d’une gouvernance et d’une administration fixes mais leurs frontières étaient floues et les cultures qui y cohabitaient étaient éparses. Leurs souverains, le Khan par exemple, se déplaçaient sans cesse avec leurs hordes ou leurs tribus, dans cette communauté politique gazeuse. Le parallèle est tout à fait saisissant avec l’OCI de Pierre Lambert. Il était devenu un potentat dans ses murs. Il dirigeait son organisation depuis une commandite étanche, dont il était le seul maître. Mais, comme le rappelle François Bazin, autour de ce noyau ossifié, se sont sédimentées différentes couches de lambertistes : les lambertistes encartés à l’OCI, les lambertistes infiltrés dans d’autres organisations, les lambertistes « hors les murs », sympathisants non militants, amis de Pierre Lambert comme les syndicalistes FO, Alexandre Hébert, Marc Blondel ou Jean-Claude Mailly. À ce jeu de poupées gigognes, plus ou moins flou, on ne sait plus où se situent les frontières du lambertisme ; elles sont poreuses, volatiles et mouvantes. Bazin rappelle que le militant trotskiste Claude Bernard, dit Raoul, qualifiait Pierre Lambert de contact-man, c’est-à-dire la gare de triage des sociabilités ou le nœud des intersubjectivités. Les limites du parti imaginaire de Lambert s’élargissaient et se rétrécissaient au fil de ses complicités, de ses intérêts croisés, des services rendus et des renvois d’ascenseur. 

L’influence par les marges et le fantasme du pouvoir

François Bazin avait déjà commis la biographie d’un homme d’influence, le spécialiste des imaginaires politiques, Jacques Pilhan6. C’est à se demander si le fil à tirer entre les deux ouvrages ne se situe pas précisément dans cette notion d’influence. Contrairement à Pilhan, Pierre Lambert accordait une place mineure à l’esthétique en politique. À l’inverse de Lambert, Jacques Pilhan ne poursuivait pas une activité politique immanente. Néanmoins, chacun a entretenu un rapport distancié à la réalité, une conception abstraite de la vie, presque une fantasmagorie de l’humanité. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais senti dans leur main le cœur chaud du pouvoir. Ils l’ont approché, parfois de très près. Ils ont usé d’intelligence ou de ruse pour incurver la trajectoire d’une autorité. Mais, au fond, ils ont été deux seconds rôles de la vie politique, des souffleurs de texte, depuis la coulisse, d’acteurs hésitants devant leur texte. Ils n’ont jamais occupé le pouvoir, mais ils ne l’ont pas non plus véritablement désiré. Lambert s’est fait croire qu’il voulait le pouvoir. Il se berçait d’illusions autour de l’agonie du capitalisme et de la crise révolutionnaire prochaine. Même lui n’y a jamais cru. En revanche, il s’est positionné dans les marges pour être plus influent sur le centre du pouvoir. Bazin parle d’une obsession de Lambert pour être « réintégré dans la classe ». Il vivait son isolement de paria comme une prison. Mais c’est dans l’ombre du pouvoir, à sa périphérie, dans ses bas-fonds, qu’il a pu éclairer le mieux le chemin du pouvoir. C’est d’ailleurs une position identique à celle de Pilhan. L’acmé de ce phénomène saute aux yeux dans les pages consacrées à la vie de Lambert avant et après l’élection présidentielle de Mitterrand. François Bazin est le portraitiste des ombres de la République. Aussi longtemps qu’il a existé, ce théâtre de spectres a consacré la mystique du politique, son efficience auprès des citoyens.

Pas d’héritiers, mais des traces ontologiques

Dans l’épilogue de son livre, François Bazin estime que le lambertisme est un héritage sans héritiers. C’est terriblement juste. Le fils prodigue, devenu Brutus, Jean-Christophe Cambadélis, a rapidement tourné cette page idéologique de sa vie. Jean-Luc Mélenchon s’est fait le légataire testamentaire en se coalisant avec le Parti ouvrier indépendant (POI), succédané fractionné du lambertisme. Mais François Bazin écrit « “Lambert, ça compte dans la vie”, confie Mélenchon à qui veut bien l’entendre. Il n’est pas certain que l’inverse fût vrai ». Le légitimiste de l’OCI, Daniel Gluckstein, semble avoir été emmené au tombeau avec Pharaon. Le lambertisme est stérile. Il n’a effectivement aucun héritier politique. Reste donc la vie d’un homme, la métaphysique de son existence. Et de ce point de vue, peut-être que des traces subsistent chez certains anciens de l’OCI. Ce ne sont ni des légataires politiques, ni des descendants philosophiques. La plupart ont abandonné la politique partisane et le syndicalisme actif. Ils ont simplement gardé une dose d’abnégation dans la vie, une capacité à persévérer face à l’adversité de l’existence. Parmi ces anciens, je me suis intéressé au cas spécifique de Marc Rozenblat. Penchons-nous désormais sur son parcours.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Marc Rozenblat, le baron rouge

Lambertisme, l’enfance d’un chef

Nos idéaux de jeunesse nous obligent. Taches infamantes ou héritages légendaires, nous devons composer avec eux ; il en va de notre contenance. Nous leur devons une certaine constance. Marc Rozenblat a appartenu à la caste des guerriers du prolétariat durant les années 1970 et 1980. Il a été un révolutionnaire d’élite au sein de l’OCI. Trois lettres sulfureuses pour désigner cette branche française de la IVe Internationale trotskiste dirigée par l’iconique Pierre Boussel dit Lambert. Le « Vieux » – comme l’appelaient ses militants – a exercé, au prix d’exclusions et de scissions multiples, un véritable magistère moral sur ce courant politique. Il l’a tellement incarné qu’il a fini par lui donner son nom : le lambertisme. 

Marc Rozenblat est resté fidèle au jeune homme qu’il a été, à sa manière. Il est devenu chef d’entreprise et c’est précisément le lambertisme qui a fait de lui un dirigeant du monde économique. Quoiqu’on en dise, il n’y a pas de réelle apostasie marxiste chez ceux qui ont blanchi sous le harnais. Il y a toujours quelque chose qui reste, un sédiment politique, une trace révolutionnaire. À la première rencontre avec Marc Rozenblat, cela vous saute au visage. On distingue rapidement, sous le halo de maturité, la culture de ceux qui ont reçu une formation politique exigeante. Le sexagénaire n’a rien perdu de sa force de conviction ; il demeure aiguisé, enveloppant, hâbleur parfois. Son charisme se nourrit d’une force extérieure, d’un ailleurs, d’une époque révolue et pourtant bien visible, ici et maintenant, dans les moulinets de ses mains, dans ses silences rhétoriques et les airs entendus qui ponctuent certaines de ses phrases. Chez les anciens de l’OCI, les stigmates politiques ne sont plus à vif, restent l’excellence oratoire, l’orfèvrerie du plaidoyer, l’art de l’organisation et de la performance. Plus qu’un espoir suranné de la chute finale et des lendemains qui chantent, ce qui reste du lambertisme chez Marc Rozenblat, comme chez tous ses anciens condisciples, c’est une méthode pour avancer dans le monde, face aux vents contraires. 

Les hommes naissent avec des qualités naturelles. La vie leur donne un relief, les sublime, leur offre un horizon de progrès. Marc Rozenblat était peut-être né avec les atouts d’un dirigeant, la promesse initiale d’une destinée ; son lambertisme a été un exhausteur de vie. Il lui a donné le bagage propre à faire de lui l’homme qu’il est devenu. Marc Rozenblat n’a jamais été en conflit avec son passé. Il n’a pas regretté sa vie aux côtés de Lambert. Sa grandeur est de savoir ce qu’il lui doit. Il est le récipiendaire d’un legs intime. L’homme qu’il est a une dette à l’égard de l’adolescent qu’il a été. Le constat est simple. Si nous voulons comprendre Marc Rozenblat, l’entrepreneur, nous devons comprendre « Ibsen », le jeune militant lambertiste et président de l’Union nationale des étudiants de France – Indépendante et démocratique (UNEF-ID). Penchons-nous donc sur ce parcours iconique de la galaxie Lambert.

L’évidence

Notre histoire commence en Pologne, dans un shtetl, un quartier juif, quelque part au milieu des années 1930. Majer Rozenblat est le fils du rabbin. Il s’éveille dans un milieu intellectuel et religieux, bercé par le pilpoul, ce questionnement traditionnel autour du Talmud. Avide de justice sociale, il a des sympathies communistes. L’ombre du XXe siècle se porte une première fois sur lui. La Pologne vit sous le joug de la dictature militaire du général Pilsudski. Pour acheter la paix avec le voisin polonais, Staline donne au régime la liste des membres du parti communiste polonais. Les autocrates s’en donnent à cœur joie, particulièrement contre les adhérents juifs. Trahi par le « petit père des peuples », Majer est jeté en prison. Il gardera une farouche hostilité au stalinisme. Après l’invasion de la Pologne, la persécution des juifs s’accélère passant des nervis locaux aux barbares nationaux-socialistes. Majer est déporté dans plusieurs camps, dont celui de Krakau-Plaszow en Pologne. Ayant exercé le métier de bottier, il sera sauvé par Oskar Schindler pour lequel il fabriquera des bottes. De retour de déportation, il reviendra en Pologne par les routes où il rencontrera sa future épouse, survivante du ghetto de Varsovie, Paula Raj. Avec le régime stalinien, l’antisémitisme ne faiblit pas et les pogroms se multiplient. Le couple décide d’émigrer à Paris où ils trouvent le statut de réfugiés. Ils s’installent dans un microscopique appartement de la rue Saint-Maur dans le 11e arrondissement où ils retrouvent de nombreuses familles ashkénazes. Une petite fille naît en 1946 et la famille s’étend en 1954 avec la naissance des jumeaux, Marc et Jocelyne. Une fois encore, la mort referme ses serres autour de Majer. Elle ne le quitte plus depuis les camps. Elle laisse derrière chacun de ses pas une trace dévastatrice, poisseuse, indélébile. Jocelyne meurt dans ses premiers mois de vie. Marc portera désormais seul l’héritage paternel d’une lutte obstinée contre le néant et la douleur. Avancer, toujours, malgré tout. Surmonter les douleurs imprononçables et les chagrins irréfragables. Faire triompher la vie contre le chaos. Le garçon grandit à la maison où on parle le yiddish et à l’école où on apprend le français. Durant les vacances, il est accueilli dans la colonie « chez Marinette », des séjours estivaux réservés aux enfants de déportés. Gouailleur et un brin turbulent, Marc Rozenblat devient un véritable chef de bande au lycée Voltaire. C’est là qu’il fait sa première rencontre avec le lambertisme, par le biais d’un professeur de lettres classiques et historien spécialiste de l’histoire soviétique et du trotskisme, Jean-Jacques Marie. L’homme est un cadre dirigeant de l’OCI, mais Marc Rozenblat ne le sait pas encore. Il aime le personnage, son érudition, sa culture politique. Le professeur sait canaliser la fougue du jeune homme et lui inocule la fièvre marxiste. 

Il faut s’arrêter ici un instant. Le premier contact de Marc Rozenblat avec la galaxie lambertiste était une évidence. Il allait de soi. Le lambertisme est une anomalie dans l’histoire de la gauche radicale française et c’est précisément ce qui en a fait un passage obligé pour la génération post-soixante-huitarde. Le courant de Pierre Lambert est un trotskisme à la française. Il se distingue de ses cousins, ennemis et honnis, que sont les pablistes que l’on retrouvera dans le Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et les frankistes qui composeront la future Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Les lambertistes n’aiment pas les « gauchistes décomposés » qui se sont vautrés dans la révolte puis dans l’esprit de Mai 1968. Au milieu des années 1970, dans les brumes idéalistes de l’après-1968, Marc réalise son alyah et vit la promesse communautaire, alternative et libre dans un kibboutz. Il sera vite déçu par les faux-semblants égalitaires de cette expérience et reviendra en France. Internationalistes déconstruits, adorateurs de la french theory et des combats sociétaux, les lambertistes n’ont pas de mots assez durs pour désigner cette extrême gauche qui a perdu le sens du combat ouvrier au profit du multiculturalisme diversitaire. Les lambertistes partagent avec les républicains en bois brut le positivisme et le matérialisme historique. Signe de cette convergence philosophique, les lambertistes sont souvent membres du Grand Orient de France. Mais le lambertisme est surtout un anti-stalinisme. Et c’est là où l’histoire politique de ce courant embrasse l’histoire personnelle de Marc Rozenblat. Le père a été victime de l’antisémitisme stalinien. Le fils combattra pied à pied les « stals » auprès des troupes d’élite formées par Pierre Lambert contre le Parti communiste français. Enfin, le lambertisme est un anticapitalisme. Marc est né après l’apocalypse. Il se construit contre cette société socialement, économiquement et idéologiquement malade qui a enfanté la Shoah. Ses parents ont été marqués dans leurs chairs et désormais, pour lui, pour sa génération, plus rien ne peut être comme avant. La société monstrueuse doit définitivement être renversée. Le capitalisme a failli et est sorti convalescent de la Seconde Guerre mondiale. Il faut l’abattre. Marc Rozenblat et ses congénères trouvent donc dans le lambertisme une opposition radicale, obstinée, presque obsessionnelle au système capitaliste. 

Le mythe

Le 21 mai 1971, un cortège bigarré se presse aux abords du mur des Fédérés dans le cimetière du Père Lachaise à Paris. La foule commémore le centenaire de la semaine sanglante où la Commune a été broyée par les Versaillais. Le lycéen Marc Rozenblat observe les ondulations des chapelles politiques recueillies devant la Commune de Paris. Il y a là les syndicalistes de Force ouvrière, les responsables de l’OCI, la délégation du Grand Orient de France. L’intégralité de la gauche anti-stalinienne est présente. Marc Rozenblat adore ce qu’il voit : la résurgence d’un mythe fondateur anti-communiste, un refuge historique d’avant le centralisme démocratique, la mémoire d’une expérience socialiste et patriote française. C’est décidé, Marc Rozenblat adhère à l’Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS), l’organisation de jeunesse de l’OCI lambertiste. 

Le lambertisme vit à travers ses mythes, les récits mobilisateurs de ses militants, de ses détracteurs et de ses adorateurs. Pierre Lambert constitue le premier mythe des lambertistes. Le statut du commandeur. Un chef rehaussé de sa propre légende, volontiers entretenue dans ses silences et dans ses rumeurs, dans des affirmations grotesques et ses dénégations absconses. Face à la massification des médias et de la transparence, Pierre Lambert vit à rebours de la modernité politique, en cultivant la clandestinité et le secret. Philippe Campinchi explique : « Lambert est à la fois prince de pénombre et conseiller politique (…) Lambert n’est pas un homme public. Pendant des années, les photos de Pierre Lambert étaient rares, quasi inexistantes (…) Ne pas être pris en photo, pour ne pas être reconnu. (…) Ses rares prestations télévisées se sont révélées catastrophiques (…) Au-delà d’une timidité parfois maladive, Pierre Lambert est un homme du mouvement ouvrier traditionnel qui préfère les tribunes des meetings ou les manifestations de rue… avec un sérieux service d’ordre »7. Il devient ainsi le réceptacle de tous les fantasmes du monde politique. Son aura grandit à mesure que sa perception dans la réalité diminue. Il est une entité évanescente sur laquelle on projette beaucoup. Lambert laisse faire, les décrets en béatification comme les procès en diabolisation. On lui prête des liens avec la CIA, avec le patronat. On le soupçonne de mouvements géopolitiques. On déchiffre les « blases », les pseudonymes de ses militants clandestins ; Jean-Christophe Cambadélis (Kostas), Benjamin Stora (Truffaut), Jean-Luc Mélenchon (Santerre). On loue l’entrisme tactique de Lambert, l’infaillibilité de ses taupes infiltrées dans les syndicats réformistes, dans les partis politiques de gouvernement. La presse se déchaîne même au tournant de l’an 2000 autour du lambertisme du Premier ministre d’alors Lionel Jospin. On parle de Pierre Lambert et c’est l’essentiel, pour lui. 

Les enfants de Lambert partagent tous ce goût pour la mythologie. Chacun incarne la légende ténébreuse qui fait de leur parcours des destinées. Marc Rozenblat est discret, comme le « Vieux ». Il a, lui aussi, créé sa propre mythologie. Marc Rozenblat a été invité à la table du président François Mitterrand et de son secrétaire général Jean-Louis Bianco dans les années 1980. Il a été le patriarche de la jeune garde de SOS-Racisme. Il a suivi l’éclosion des étoiles de la gauche socialiste, le courant du parti qui a accueilli les plus grands talents politiques de la décennie. Marc Rozenblat n’est pas connu du grand public, mais il l’est dans la mémoire militante. Adulé ou haï, Marc Rozenblat électrise ceux qui ont une solide culture socialiste. Il a couvert quarante ans de la vie politique du pays d’un regard à la fois extérieur, empathique et tendre. Il en a été l’ombre dont il conserve une part. On a parlé du machiavélisme de Pierre Lambert dans les cénacles gauchisants ; on parle désormais, par endroits, de la magnanimité de Marc Rozenblat. C’est la trajectoire d’un baron rouge. 

L’école lambertiste a allègrement mythifié la violence. Marc Rozenblat n’y fait pas exception. La carrure reste athlétique, près d’un demi-siècle plus tard. Bagarre de rue, gaz lacrymogène, boulevard Saint-Michel, gueules cassées, affrontement avec la police, le passé militant se drape des oripeaux d’anciens combattants. Ce sont des techniques d’un temps révolu – que l’on peut juger aujourd’hui baroques, répugnantes ou pusillanimes – qui remontent à la surface : le passage à tabac d’un militant du Centre d’études, de recherches et d’éducation socialistes (CERES) chevènementiste pour lui faire avouer une affiliation soviétique imaginaire, un service d’ordre composé de nervis armés de manches de pioche camouflés en pancartes manifestantes. Philippe Campinchi explique : « Le SO (service d’ordre) lambertiste, dans son ensemble, a une réputation héroïque. À l’intérieur du mouvement même, certaines actions sont restées légendaires (…) cette violence qui sommeille toujours et qui, dans le mouvement, s’apparente à l’héroïsme, au courage et aux hauts faits8 ». Ce n’est toutefois pas en vertu d’une aptitude à la violence que Marc Rozenblat poursuit son ascension au sein de l’AJS lambertiste. En 1972, l’élève excelle en classe, notamment en philosophie qu’il conçoit désormais comme une extension intellectuelle de la politique. Il se fait remarquer pour la très bonne tenue de l’antenne de l’AJS au sein du lycée Voltaire. Jacques Kirsner, dit « Charles Berg », le pousse à intégrer l’encadrement national de l’organisation. Jacques Kirsner devient, à partir des années 1980, un producteur de cinéma et scénariste, fidèle à la doctrine gramsciste d’une hégémonie culturelle. Dans la foulée, Marc Rozenblat entre à l’OCI. Il exerce son talent politique lors de la grève générale lycéenne contre la loi Debré en 1973, avec une coordination nationale basée à Jussieu. L’entrée à l’OCI est un chemin méthodique. Elle est progressive et sédimentaire. C’est une initiation : l’organisation vous choisit autant que vous la choisissez. Dans tous les cas, le processus est minéral. Il prend du temps, ne se résume pas à une intention fugace, à un clic ou à une passade gazeuse. C’est le temps des structures et de la méthode. 

La méthode 

« Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu9 ». L’entrée en lambertisme ne s’éloigne pas de la parole biblique. Il existe une vérité révélée, ce sont les textes canoniques du marxisme-léninisme et de Léon Trotski. Il faut les connaître, les étudier, et les interpréter, en toute orthodoxie. Marc Rozenblat a commencé à s’imprégner des textes dans un groupe d’études révolutionnaires, GER pour les intimes. Accompagné d’un petit groupe de fidèles, il a lu et discuté pendant plusieurs mois du Capital de Karl Marx, du Programme de transition de Trotski ou Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine. On peut y voir une scolastique stérile et sectaire. Marc Léon Rozenblat dresse une filiation avec la yeshiva, le centre des études de la Torah et du Talmud, qu’il a connue dans la tradition familiale. C’est une école de la polémique et du débat. L’exercice est intéressant par la formation et la rigueur qu’il inculque à l’impétrant. Aujourd’hui, la culture générale et le bagage philosophique font défaut aux dirigeants. Il n’en va pas de même chez ces jeunes gens qui, au milieu des années 1970, passent leurs soirées à se replonger dans les bréviaires économiques et les théories politiques de révolutionnaires juchés entre les XIX et XXe siècles. 

À l’issue de cette formation à l’école des cadres, Marc Rozenblat entre à l’OCI et dans son illustre QG du 87 rue du Faubourg Saint-Denis, à Paris. Instruit de la discipline propre aux minoritaires, il sait s’imposer, par l’art oratoire, dans une assemblée hostile. La structure inculquée lui donne confiance en lui. Grâce à elle, il sait qu’il peut, et parfois même qu’il doit, s’entêter devant l’adversité. Comme l’alchimiste, il transforme ses doutes en certitudes, il change ses questionnements en affirmations. Il se renforce à mesure qu’il s’ossifie. Il se forge lorsqu’il se rigidifie. Un jeune lambertiste doit trouver dans le parti intériorisé l’énergie de convaincre l’extérieur ; user, tel un judoka, des forces de l’adversaire majoritaire contre lui-même, le réduire à douter devant tant d’assurance. Ces traits de caractère font aujourd’hui, à juste titre, frémir un observateur politique avisé. Ils sont pourtant ceux qu’a reçus un jeune militant lambertiste nommé Jean-Luc Mélenchon. Une instruction, ça tient au corps et à l’âme. Mélenchon continue parfois d’appliquer cette méthode, pour le meilleur et pour le pire. Lorsque Marc Rozenblat prend la parole dans une assemblée ou dans un petit groupe, on décèle les tactiques reçues à l’école Lambert. Il passe du rudoiement interrogatif afin de déstabiliser l’interlocuteur au savoir encyclopédique pour installer l’autorité morale. Il est labile, métamorphosant instantanément l’onctuosité dialogique en assertions rugueuses. Il use d’un art oratoire exquis, transfigurant l’émotion en raisonnement et la logique en sentiment. Les anciens lambertistes savent mener leur monde. La formation exigeante qu’ils ont reçue n’y est pas étrangère. C’est une pensée stratégique, avec un raisonnement global, une direction claire et des objectifs nets. Ils ont des buts à atteindre. Il se dit que, en Conseil des ministres, le Premier ministre Lionel Jospin commençait, comme Pierre Lambert, par un point sur le « schéma de la situation politique à l’échelle mondiale », avant d’entamer l’ordre du jour. 

Entre 1974 et 1976, Marc Rozenblat est sur les bancs de la faculté, tout en étant le plus jeune membre du comité central de l’OCI. Il est engagé, entre deux camps de perfectionnement organisés par l’AJS, à la très lambertiste UNEF Union syndicale (US). Depuis 1971 et la scission du syndicat étudiant, les frères ennemis de l’UNEF Renouveau sont aux mains des « stals » de l’Union des étudiants communistes. Pierre Lambert donne son imprimatur à chacun des mouvements de ses affiliés du syndicalisme estudiantin. Le chef de file et ami de Marc Rozenblat, Jean-Christophe Cambadélis, prend ses consignes au QG de l’OCI au 87 rue du Faubourg Saint-Denis. Lorsqu’une élection étudiante nécessite des fonds, c’est vers le « Vieux » que les étudiants se tournent pour trouver une solution. Ce dernier est passé maître dans les ingénieries financières alambiquées. Les différentes chapelles de l’extrême gauche se disputent, en effet, les places aux élections et dans les mutuelles étudiantes. Mais la plupart d’entre elles sont liées par un anti-stalinisme viscéral. Jean-Christophe Cambadélis, Marc Rozenblat et les autres travaillent ardemment à la réunification de l’UNEF contre les communistes de Renouveau. L’UNEF-US fusionnent d’abord avec le Comité pour l’organisation du syndicat des étudiants de France (COSEF) dirigé par les mitterrandiens du PS. Ces derniers s’estiment trop faibles pour peser dans le paysage syndical étudiant. L’UNEF-US force ensuite le Mouvement d’action syndicale (MAS) à rejoindre l’union en 1980. Un temps aux mains du PSU et de la CFDT, le MAS est contrôlé à la fin des années 1970 par Julien Dray de la Ligue communiste révolutionnaire. 

Cette haute-couture politique a été rendue possible par l’art consommé de la médiation de Marc Rozenblat. Il est un trait d’union entre les différentes bandes – notamment celle de Julien Dray – qu’il a côtoyées dans la mobilisation contre la loi Debré. Il est empathique avec les intérêts de chacun et décèle les voies de passage. Il joue surtout au poker, assidûment. Comme sur le tapis vert, il évalue les forces en présence, il se régale en prenant des risques, il tente des coups de bluff. Rigoureux et créatif, téméraire et rationnel, il est un redoutable négociateur. Et finalement, ça marche : son ami Jean-Christophe Cambadélis prend la tête du syndicat rassemblé, rebaptisé UNEF-Indépendante et démocratique (ID). C’est une gageure, tant les difficultés étaient grandes pour mener à bien ce projet. À l’avenir, les croisés lambertistes pourront, avec la même dextérité, accomplir les fusions-acquisitions les plus ambitieuses. 

La nouvelle résonne comme un coup de tonnerre dans le paysage syndical et attire l’attention des futurs locataires socialistes de l’Élysée. Des contacts réguliers sont instaurés avant 1981. Ils ne cesseront plus. Plus important, la jeune garde lambertiste prend conscience qu’elle peut sortir de l’isolationnisme sectaire et tactique du Vieux. Elle commence à caresser le rêve fou de la mort du père. Jean-Christophe Cambadélis, Benjamin Stora et Marc Rozenblat échafaudent un système de cellules clandestines internes au mouvement lambertiste. L’objectif est d’évaluer l’appétence des militants à l’émancipation. Ils structurent un deuxième niveau de clandestinité dans une organisation secrète. C’est vertigineux et c’est brillant. Pendant quelques semaines, ils retournent, un à un, les militants depuis ces cellules clandestines. Ils se comptent prudemment, ils se pèsent rapidement, dans une conjuration aux allures de braquage rocambolesque. Le flair paranoïaque de Pierre Lambert fait défaut. Il ne voit rien. Pour cause, la vie militante visible de l’UNEF-ID suit son cours, apparemment serein. Marc Rozenblat prend la succession de Jean-Christophe Cambadélis à la tête du syndicat en 1983. Les consignes sont toujours prises au QG du 87 ; le maître des lieux le croit, en tout cas. 

Et, entre 1985 et 1986, c’est le deus ex machina. Marc Rozenblat, le président de l’UNEF-ID et ses amis quittent brutalement l’OCI et le syndicat, à la veille des manifestations étudiantes légendaires contre la loi Devaquet. Ils vident l’organisation de la quasi-intégralité de sa jeunesse. Le coup est rude pour Pierre Lambert. La plupart des conjurés vivent dans la peur de la répression physique. Certains, dont Jean-Christophe Cambadélis, se cachent dans des planques, face aux menaces. Marc Rozenblat n’a pas peur. Il part remettre sa lettre de démission en mains propres à Pierre Lambert, mais, le « Vieux » n’est pas dans son bureau. Ce n’est ni de l’inconscience, ni de la provocation. Durant quinze ans, il s’est levé chaque matin pour vivre dans ce monde politique en clair-obscur. Les vilenies du lambertisme ont corrodé sa foi inébranlable, née dans la cour d’un lycée parisien. Marc Rozenblat a grandi depuis, Pierre Lambert et son aréopage, non. Leurs chemins ont divergé, il y a longtemps en réalité. Marc Rozenblat terminait son deuil d’adulte quand Pierre Lambert pensait encore manipuler un adolescent. Le choc fut à la hauteur du hiatus. Lorsque Marc Rozenblat laisse sa lettre de démission au secrétariat, le monde de Lambert est à ses yeux bien inoffensif, un vaisseau fantôme recroquevillé sur lui-même, un monde clos, rigidifié dans une époque révolue. En son for intérieur, Marc Rozenblat s’envole d’un astre mort, pour lequel il conservera une nostalgie doucereuse. Vingt ans plus tard, Marc Rozenblat sera l’un des rares conjurés à se rendre aux obsèques de Pierre Lambert, décédé en 2008. Sans haine, ni reproche, il ne reniera jamais l’OCI. Il saluera lui aussi la mémoire de celui qui fut, quels que soient les soubresauts de la vie, un professeur et un maître à penser. D’anciens camarades, encore pétrifiés par le saut dans l’inconnu de 1986, ont refusé de se rendre à l’enterrement, par crainte des représailles. 

À 32 ans, Marc Rozenblat a tourné la page de l’OCI. Il a fait de la politique et du syndicalisme depuis sa sortie de l’enfance. Qu’est-ce qu’on sait faire quand on a passé quinze ans de sa vie à préparer des congrès et des motions ? Qu’est-ce qu’on peut faire quand on a formé des militants à tour de bras et espionné des ennemis plus que de raison ? On peut tout faire. On ne sait rien faire. Jean-Christophe Cambadélis et d’autres rejoignent les rangs du Parti socialiste, devenant des caciques des deux mandats mitterrandiens. Marc Rozenblat ne veut plus vivre de la politique. Cette vie est terminée. Il l’a aimée, beaucoup, mais il ne veut plus en dépendre financièrement. Il refuse les mandats électoraux proposés pour demeurer une autorité morale, une figure des idées. Il est entré en politique comme on entre en religion, de manière oblative. Il en sort à l’identique. Il regarde aujourd’hui la politique attentivement ; il la scrute parfois avec gourmandise, comme une ancienne maîtresse. Il fait désormais de la politique autrement, en homme libre, libre de penser, libre de s’engager, sans attaches. Ailleurs, dans un autre parti, cela aurait été un ersatz de vie militante, un déjà-vu dégradé et déprimant. Le salariat politique est un amour déchu, consommé dans le lambertisme. Tout en militant autrement, Marc Rozenblat opte pour le monde de l’entreprise. Il se lance dans une compagnie d’assurances, lui qui a connu le syndicalisme et les mutuelles étudiantes. C’est un univers à la fois familier et nouveau. Il apprend. Il travaille dur. Cela lui demande des efforts. Il se fait mal. Lorsque ça coince, il n’hésite pas à faire jouer son entregent politique. Après tout, le président de la République et le Premier ministre le recevaient à dîner il y a quelques mois encore. 

Dans le monde des affaires, le trentenaire Rozenblat possède l’assurance des vieux capitaines d’industrie. Il ne commet pas les erreurs traditionnelles des jeunes professionnels. Chez lui, pas de forfanterie masquant piteusement de la fébrilité. Marc Rozenblat a le cuir tanné par la vie militante. Il a la sérénité et la puissance de ceux qui ont vécu. Il ne se laisse jamais déstabiliser par ses concurrents, même lorsqu’ils possèdent une expérience dix fois supérieure à la sienne. Il a été formé pour survivre en milieu hostile. Il sait avancer en minoritaire, au milieu de la masse adverse. Il excelle en entreprises car il redéploie une méthode éprouvée, des tactiques et des stratégies qui ont fait leur preuve dans les milieux politiques et syndicaux. Ça marche dans le privé. Il s’épanouit. Sa carrière se poursuit ensuite dans la structuration et l’aménagement urbains, où il développe, organise, planifie des quartiers. Dans l’entreprise, il n’a rien perdu de son goût de l’aventure collective. Il prend des positions sur les marchés en bande, avec des équipes soudées, en formation « tortue romaine ». Il fait confiance aux siens, comme au temps des cellules clandestines internes à l’OCI. On se dit tout à l’intérieur. On ne laisse rien filtrer en dehors. Et, finalement, on gagne ensemble. 

La vie de Marc Rozenblat est à l’image de celle des hommes : parfois dégoûtante dans ces acmés glorieuses, souvent grandiose lorsqu’on la contemple dans son intégralité. La vie est une œuvre lorsqu’elle permet à un ancien militant d’extrême gauche de devenir un responsable économique à succès. Mieux, elle est une œuvre lorsque les méthodes militantes deviennent utiles à l’épanouissement d’un homme dans l’économie. La vie est une œuvre lorsque cette transmutation est possible sans apostasie, sans regret, sans mise à distance des erreurs de jeunesse. La chrysalide s’est ouverte sur un élan de vie car elle revendique son passé lambertiste comme un bagage, un mad skills, un supplément d’âme. Difficile de donner une cohérence à nos vies discontinues. Complexe de tracer un trait dans un patchwork existentiel où les moments sont antagonistes. Marc a fait le choix d’accepter sa vie comme un bloc. Chaque période se nourrit, se féconde et amène invariablement son être vers la suivante. Je formule ici l’hypothèse qu’il s’agit d’une voie pour exister en harmonie. Nous sommes un tout fait de parties contradictoires, superposées et incohérentes. Ne nous réduisons donc pas à un monolithe. Acceptons la pluralité de nos vies pour leur donner une unité. C’est la voie du baron rouge.  


Sources : https://www.jean-jaures.org/publication/lambertisme-les-princes-de-lombre-republicaine/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire