Dans « le Nouvel Obs » du 26 septembre, nous vous donnons à lire un entretien avec la journaliste et essayiste canadienne Naomi Klein. Devenue une icône mondiale de l’anticapitalisme avec la parution de « No Logo » (1999), elle publie début octobre un livre formidable intitulé « Le Double » (Actes Sud). Ni l’entretien publié dans le magazine, ni les quelques lignes que vous êtes en train de lire ne rendront compte de la gigantesque matière à réflexion que propose cet ouvrage. Disons juste que Naomi Klein prend prétexte de l’existence d’un double avec qui on la confond régulièrement − une certaine Naomi Wolf, féministe progressiste des 90’s devenue après le Covid une leadeuse des mouvements antivax et conspirationniste − pour entamer une vaste introspection qui l’amène à interroger sa propre trajectoire politique, la manière dont les extrêmes droites d’aujourd’hui sont des miroirs déformés des gauches, l’incapacité de la gauche à aborder des problèmes qu’elle laisse à cette nouvelle droite complotiste, l’incapacité de l’Amérique et de l’Europe à affronter leurs histoires coloniales, notre cécité sur ce qu’est devenu Israël, etc.
Parmi les mille choses passionnantes de son livre, l’une résonne particulièrement avec notre actualité française. Naomi Klein, à la suite de l’historien canadien Quinn Slobodian, emploie le terme de « diagonalistes » pour décrire cette nouvelle alliance politique très bizarre entre des tenants de l’extrême droite classique, des milliardaires, des influenceurs attirés par tout ce qui marche, des victimes du capitalisme déçues par la gauche, des anciens écolos new age qui ont viré antivax après le Covid, etc.… Aux Etats-Unis, cela donne MAGA (« Make America Great Again »), une agrégation d’intérêts qui dépasse le trumpisme, mais Klein observe que ces mouvements poussent partout sous des formes un peu différentes, et qu’ils ont même déjà gagné dans certains pays, comme l’Argentine de Javier Milei.
Ce qu’elle observe aussi, c’est la grande difficulté de la social-démocratie à opposer une résistance efficace. Ainsi s’inquiète-t-elle, après la victoire des travaillistes en Angleterre, de la politique d’austérité que s’apprête à mener leur leader Keir Starmer : que se passera-t-il quand les gens comprendront que la soi-disant gauche ne fait rien pour eux ? Elle se pose la même question aux États-Unis : bien sûr, Kamala Harris, ce serait mieux que Trump, mais qu’en sera-t-il si elle se contente de peu de changements et ne prend pas à bras-le-corps les aspirations de toute une partie du pays ? Les « diagonalistes » auront le champ encore plus libre.
On est évidemment tenté de faire des rapprochements avec ce qui s’est passé ces derniers mois dans notre pays. Toutes les décisions politiques − que ce soit la nomination de Michel Barnier ou les lignes directrices du nouveau gouvernement − sont à comprendre à l’aune de la place prise par le Rassemblement national dans notre vie politique. Mais de quelle stratégie ces choix relèvent-ils ?
À première vue, on pourrait se dire qu’au « diagonalisme » dont le RN est la composante forte en France, Emmanuel Macron essaie d’opposer une autre diagonale : cette tendance allierait des gens que pas grand-chose ne distingue du RN (à l’instar du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau) jusqu’à des gens « de gauche », comme l’ancien socialiste Didier Migaud, nommé ministre de la Justice. Ce serait l’hypothèse « positive ». L’hypothèse négative : ce nouveau gouvernement signifierait que la ligne esquissée par les « diagonalistes » se prolonge bien au-delà de ce qu’on imaginait. Car un gouvernement qui place à Beauvau un homme comme Bruno Retailleau, qui devra sa pérennité au soutien silencieux du groupe RN à l’Assemblée nationale, peut difficilement, même s’il compte en son sein de sincères défenseurs de la social-démocratie, être considéré comme un rempart.
Ainsi, du fait des décisions erratiques du Président, le « diagonalisme » à la française se dote d’une particularité peu enviable : s’enfoncer jusqu’au cœur de la République. Nous voici traversés par une ligne droite qui va directement du clan Le Pen à des gens qui, il n’y a pas si longtemps, étaient encore au Parti socialiste. Quand nous en parlions il y a quelques jours avec Naomi Klein, elle-même avait l’air de ne pas croire à ce qu’Emmanuel Macron avait tracé : la diagonale du fou.
Xavier de La Porte
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