Est-ce qu'on a droit de museler les médias au nom de la liberté de ces mêmes médias ? Voici la question qui divise actuellement la Pologne suite à la prise subite de contrôle de la télévision nationale (TVP) par le nouveau gouvernement de l'ancien Premier ministre et président du conseil européen Donald Tusk. Une semaine après son entrée en fonction, suite à un vote au parlement appelant à une réforme immédiate des médias nationaux, Tusk et le ministre de la culture Bartłomiej Sienkiewicz ont limogé des directeurs et de dizaines d'employés de l'audiovisuel. La TVP a disparu brusquement des écrans le 20 décembre, provoquant l'occupation de ses bâtiments par des membres de l'ancien gouvernement du parti Droit et Justice (PiS, droite conservatrice). L'action du gouvernement de Tusk a été largement saluée à l'étranger comme une étape vers la libération des médias des mains du PiS, accusé de les avoir instrumentalisés. Elle a pourtant été condamnée par l'ancien Premier ministre Mateusz Morawiecki comme un « premier pas vers la dictature », ainsi qu'à Bruxelles par l'ancienne Première ministre Beata Szydło. Le président Andrzej Duda (proche du PiS) a d'ailleurs qualifié l'action de Tusk et Sienkiewicz d' « anti-constitutionnelle », disant qu'ils n'avaient pas respecté la législation toujours en vigueur concernant les médias.
Ces derniers développements sont survenus dans un contexte politique déjà très tendu. Lors des élections du mois d'octobre, le PiS s'est placé en tête, mais sans les sièges nécessaires au parlement pour gouverner. Le président Duda a confié la tâche de former une coalition à son leader Morawiecki, qui a néanmoins perdu une vote de confiance le 11 décembre, ouvrant la voie à Donald Tusk, soutenu par une « coalition du 15 octobre » comportant son propre parti, (la Coalition civique), la « Troisième Voie » centriste ainsi que la Gauche. Le rôle des médias dans la vie politique en Pologne a été au cœur de la bataille électorale : d'un côté, sans aucune prétention de neutralité, la TVP a brossé un portrait d'un Tusk à la fois pro-russe (citant ses tentatives d'améliorer les relations avec Moscou en tant que premier ministre entre 2007 et 2010) et aux ordres de l'UE. De l'autre côté, la Coalition civique de Tusk a fait de la réforme des médias un des éléments-clé de son programme, promettant d'arrêter la propagande du « démon » PiS et de rétablir la liberté de la presse. Les partisans de Tusk argumentent donc qu'il ne fait rien d'autre que de rectifier la prise de contrôle flagrante de la TVP par le PiS en 2015 et que l'urgence de la situation justifie des mesures rapides. Le nouveau présentateur des informations du soir Marek Czyż a déclaré qu' « à la place de la soupe de propagande, nous voulons vous proposer de l'eau pure. » Le PiS estime par contre que Tusk ne cherche pas à rétablir la neutralité des médias publics mais à les instrumentaliser à son tour, notant par exemple que Czyż avait insulté vulgairement le PiS sur les réseaux sociaux et que le nouveau directeur de la radio polonaise Paweł Majcher avait été le porte-parole de l'actuel ministre Sienkiewicz.
Dans ce conflit grandissant la position du président Duda s'annonce cruciale en raison de son droit de veto par rapport aux actions du gouvernement - un veto que la coalition au pouvoir pourra difficilement renverser, n'ayant pas les 276 sièges au parlement (sur 460) requis pour le faire. Les prochaines élections présidentielles n'auront lieu qu'après août 2025 ; Tusk a donc devant lui 18 mois de cohabitation potentiellement délicats.
Parmi les rares commentaires neutres par rapport aux événements des derniers jours se trouve une déclaration de la fondation (polonaise) Helsinki des droits humains, qui semble soutenir les critiques émises par Andrzej Duda. La déclaration juge certes sévèrement la politisation des médias par le PiS, l'accusant d'avoir diffusé des contenus xénophobes et homophobes ainsi que d'avoir exercé des pressions sur les journalistes. En même temps, la fondation Helsinki a de graves doutes sur la légalité des actions du gouvernement de Tusk ainsi que sur leur compatibilité avec la constitution polonaise et les exigences du conseil de l'Europe, exprimées en 2016 par le commissaire aux droits humains Nils Muižnieks : « Placer les médias de service public sous le contrôle direct du gouvernement en lui donnant le pouvoir de nommer et de révoquer les membres des conseils de surveillance et d'administration de la télévision et de la radio de service public est en contradiction avec les normes du Conseil de l'Europe, qui exigent notamment que les médias de service public restent indépendants de toute ingérence politique ou économique. »
Adressés à l'époque au PiS, ces propos s'appliqueraient également au gouvernement de Donald Tusk. Le président Duda appelle à une véritable concertation nationale autour des médias ; on verra bien si elle aura lieu dans le contexte de ce qui ressemble à un duel à mort entre Tusk et ses prédécesseurs, avec la vengeance comme mot d'ordre.
Peter Bannister
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