Liberté de création : ne nous trompons pas de combat !
3 janvier 2018
Quinze ans de réflexions, d’actions, de prises de position et de travail auprès des élus et des institutions ont permis d’affirmer et de définir les contours et les spécificités de la liberté de création. Face aux nouveaux anathèmes contre les œuvres, face au cyber-harcèlement et aux dénonciations publiques, l’Observatoire rappelle les termes de son manifeste : «L’œuvre d’art, qu’elle travaille les mots, les sons ou les images, est toujours de l’ordre de la représentation. Elle impose donc par nature une distanciation qui permet de l’accueillir sans la confondre avec la réalité. C’est pourquoi, l’artiste est libre de déranger, de provoquer, voire de faire scandale. Et, c’est pourquoi, son œuvre jouit d’un statut exceptionnel, et ne saurait, sur le plan juridique, faire l’objet du même traitement que le discours qui argumente, qu’il soit scientifique, politique ou journalistique.»
La liberté de création est un espace particulier, infiniment plus large que la liberté d’expression dans laquelle elle s’inscrit juridiquement. Même si elle n’échappe pas aux utilisations abusives, comme toutes les autres, elle n’exclut pas la responsabilité de l’artiste que les tribunaux peuvent être amenés à trancher au regard de la loi. L’Observatoire de la liberté de création a participé, par sa réflexion de fond, à la reconnaissance de la liberté de création et de diffusion inscrite désormais dans la loi du 7 juillet 2016.
Mais, depuis ses débuts, il y a quinze ans, les demandes ou les actes de censure n’ont cessé de se diversifier.
Les oeuvres sont libres de choquer
L’Observatoire s’était d’abord formé pour répondre aux attaques portées contre des livres, des films, des pièces de théâtre, ou des expositions d’art contemporain, par des associations qui prétendent défendre une certaine idée de l’enfance, de la famille, de la personne, de la religion
La vision étroite de la société qu’elles promeuvent peut s’exprimer librement, mais il n’est pas acceptable qu’elles cherchent à l’imposer à tous, en prétendant faire plier la création selon leurs impératifs moraux. Les œuvres n’ont pas de morale à respecter, elles sont libres de révéler, de choquer et de blasphémer.
Un grand défaut de vigilance de la part des gouvernements successifs a pourtant permis à certaines associations intégristes d’imposer leurs idées, dans le domaine de la censure au cinéma, et il a fallu toute l’énergie de l’Observatoire de la liberté de création, avec l’ensemble des organisations engagées sur ce front, pour éviter le pire, début 2017, en matière de classification des films.
De nouvelles formes de demandes de censure ont émergé récemment d’horizons différents, notamment de la part d’associations qui luttent contre diverses formes de discriminations. Oubliant la nécessaire distinction entre l’artiste et l’œuvre, entre l’écrivain ou le cinéaste et le narrateur ou les personnages fictionnels, certains voudraient désormais interdire des œuvres ou leur diffusion indépendamment de toute loi existante. Si l’artiste n’est pas au-dessus des lois, car il est un citoyen comme tout un chacun et qu’il est comptable de ses actes quand il s’exprime dans une œuvre, il doit pouvoir représenter le racisme, le machisme, la domination masculine ou la colonisation sans qu’on le lui reproche. C’est seulement dans le cas où, sortant de la fiction, il utilise un dispositif artistique pour diffuser un message raciste, sexiste ou, de façon générale, un message interdit par la loi, qu’il est passible des tribunaux. Là encore, l’œuvre est libre de montrer la boue du ruisseau.
Or, on voit se constituer ici et là des tribunaux populaires, pétitionnaires, qui se donnent le droit de prononcer des «sentences» relayées par les réseaux sociaux contre tel spectacle, telle scène de pièce de théâtre, telle rétrospective, telle chanson. Ces mises en cause publiques des œuvres ne se contentent pas - ce qu’elles seraient parfaitement libres de faire -, de critiquer, mais elles ne cherchent pas le débat. Elles assènent des lectures uniques, dogmatiques, et appellent à l’interdiction, hors de tout dispositif légal ou judiciaire. Ces attaques répétées risquent, au-delà des œuvres qu’elles visent, de conduire à la pire des censures, la plus radicale, la plus insidieuse, celle qui intervient avant même que l’œuvre existe, au moment où l’idée jaillit, ou lors de son financement
Des œuvres qui ne poseront de problèmes à personne puisqu’elles n’existeront pas, ou seulement après avoir été aseptisées.
Certains encore voudraient interdire la diffusion d’auteurs qui, dans leur vie réelle, ont eu un comportement répréhensible, confondant là encore la personne de l’auteur et son œuvre. Or, seuls les tribunaux pourraient éventuellement prononcer de telles sanctions, de façon précise et limitée. Les qualifications publiques d’indignité ou d’infamie n’ont pas leur place dans notre dispositif démocratique. C’est au public de décider s’il souhaite accéder aux œuvres d’un auteur, qu’il ait été condamné, relaxé ou qu’il ait fui ses juges.
Défendre l’éducation artistique
Face à ces pressions venues d’horizons variés, l’Observatoire de la liberté de création attend du ministère de la Culture qu’il soit exemplaire. Il doit soutenir les institutions, les lieux de diffusion, les artistes, les compagnies sous pression, selon les grands principes qui relèvent de son domaine : autonomie de l’œuvre, liberté de création et de diffusion des œuvres, respect des décisions de justice, liberté de circulation des artistes, protection des artistes menacés
Dans ce climat difficile, l’Observatoire, qui a mis en œuvre un principe de solidarité entre les organisations très diverses qui le composent, rappelle qu’il est là pour offrir un soutien aux artistes, aux œuvres et aux diffuseurs et pour défendre le débat et l’éducation artistique. Face aux pressions subies, aux campagnes de dénigrement, aux appels à la censure, personne ne doit se sentir isolé et démuni.
La liberté artistique a pour corollaire l’entière liberté de la critique, des jugements pluriels et du débat contradictoire. L’art étant un lieu d’expression et d’expérience, il est normal, et même souhaitable, que le débat politique le plus large s’en empare. Mais pour que ce débat ait lieu, il faut que l’œuvre ait droit de cité, de diffusion et d’exposition et que toutes les opinions soient émises. Nous vivons une époque de crispations identitaires et de batailles culturelles où les représentations sont devenues un enjeu militant. En ce sens, le débat sur les œuvres est intensément démocratique, et fructueux. Il ne saurait céder la place à la censure, car celle-ci est le signe de l’échec non seulement de la liberté, mais du débat et de son enjeu démocratique. Et les atteintes aux libertés sont contagieuses : elles commencent par une liberté pour grignoter toutes les autres.
Ne pas cautionner la censure
Le débat esthétique, moral, politique autour des œuvres est nécessaire à condition qu’il soit libre. Vouloir rendre invisibles des œuvres d’art, quel qu’en soit le motif, c’est ouvrir la porte aux associations d’extrême droite en validant leurs méthodes réactionnaires. C’est de notre démocratie qu’il s’agit. Aucune organisation progressiste ne peut cautionner la censure comme mode d’action politique. S’attaquer aux œuvres est un aveu d’impuissance. C’est aux blocages de la société qu’il faut s’en prendre, notamment pour assurer la pluralité et l’égalité dans le monde des arts.
La nécessaire lutte contre les discriminations de tous ordres doit être politique. Les inégalités doivent reculer et disparaître. Mais ne nous trompons pas de combat ; les progrès dans l’égalité des droits ne passent pas par la censure ou l’instrumentalisation de l’interprétation des œuvres à des fins militantes. Lorsqu’il s’agit de création et de représentation artistique, la censure n’est jamais une solution.
L’Observatoire de la liberté de création est composé des organisations suivantes : Ligue des droits de l’homme, Acid, Addoc, Aica France, ARP, CGPA, Fédération des arts de la rue, Ligue de l’enseignement, les Forces musicales, SFA-CGT, SGDL, SNAP-CGT, SNSP, SRF, Syndeac. Avec le soutien de la Fédération spectacle CGT.
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