Ce sont les plus grands pécheurs qui sont les plus proches de Dieu. " Vieux sage passé maître dans l'art de la méditation, capable de léviter, de disparaître et réapparaître en un clin d'œil, Jean-Claude Bouvet, alias " Tonton ", profère cette phrase à l'attention de la jeune Suzie. Interprétée par l'actrice et cinéaste Isabelle Prim, elle a atterri chez lui à la faveur d'un drôle d'acte manqué : la perte d'un téléphone où était consignée une collection de vidéos érotiques la mettant en scène dans des rencontres sexuelles furtives dans des lieux publics, avec des inconnus.
Héroïne bataillenne, Suzie trouve son plaisir dans la transgression. L'incident du portable la conduit d'abord chez Camille, qui l'a récupéré. Interprétée par Fabienne Babe, dont le film scelle les retrouvailles avec le cinéaste Jean-Claude Brisseau, Camille vit recluse dans un appartement voisin de celui de Tonton – appartement que les amateurs du réalisateur connaissent bien puisque c'est le sien, qu'il y a souvent tourné –, où rien ne peut l'atteindre. Ni sa famille, qui l'a brisée quand elle était enfant, ni la perversion des hommes, dont elle porte les stigmates, ni les exigences aliénantes de la vie économique… Elle-même recueillie par Clara (Anna Sigalevitch), la propriétaire des lieux, Camille se reconstruit à la chaleur de cet antre cossu.
Une bouteille de champagne pour rompre la glace et la voilà qui entreprend Suzie sur ses vidéos. Sûre de ses effets, la jeune femme se raconte en amazone du sexe, faisant naître dans l'esprit de celles et ceux qui l'écoutent des images excitantes. En moins de temps qu'il n'en faut, les deux femmes se retrouvent dans la chambre voisine, où les murs sont tapissés d'étonnants photomontages : emboîtés l'un dans l'autre dans diverses positions, les corps nus de Camille et Clara s'y détachent sur fond d'éther étoilé.
Gonflant le principe en 3D, Brisseau filme l'étreinte de ses actrices de la même manière, inventant une érotique cosmique de facture artisanale à la fois ahurissante et sublime, version numérique des trucages de Méliès où le kitsch des décors est comme transsubstantialisé par la légèreté et la grâce des corps en lévitation. En ouvrant ainsi une brèche fantastique dans la peau du réel, l'extase de Camille et Suzie,
bientôt rejointes par Clara, traduit la dialectique à l'œuvre dans le film entre les contingences matérielles et la dimension spirituelle de l'existence. Devenue riche à la faveur d'un héritage, Clara se consacre, telle une sorte d'ange laïque, à réparer les âmes blessées. Voyant Camille et Suzie bien affairées l'une avec l'autre, elle se penche sur le sort de Fabrice, amoureux éperdu de la jeune pécheresse, livré, depuis qu'elle l'a éconduit, aux démons de la violence et de l'autodestruction. Elle entreprend, en l'installant dans un autre appartement, de lui redonner goût à la vie.
Une forme de légèretéLes appartements de Clara sont des espaces de liberté où les relations se reconfigurent à volonté, dans une construction sensuelle d'expérimentations, relayée par les récits cathartiques que fait, tour à tour, chacun des personnages.
" Nous ne savons pas où nous allons, alors laissons le diable nous emporter. " Inscrite à l'image au début du film, cette phrase de Pouchkine donne le programme : s'abandonner aux puissances du sexe, de la parole, de la méditation, se libérer des barreaux de nos prisons mentales, de la souffrance qu'ils recèlent, accéder à une dimension spirituelle supérieure. Distillant, avec la complicité du pacha pince-sans-rire Jean-Christophe Bouvet, un humour qu'on ne lui connaissait pas, Brisseau semble lui-même avoir atteint une forme de légèreté qui, s'accordant avec ce sérieux presque enfantin qui le caractérise, rend son film particulièrement attachant.
" Ce sont les plus grands pécheurs qui sont les plus proches de Dieu. " Jean-Claude Brisseau en sait quelque chose. Cinéaste mystique, obsédé par l'idée de révéler les puissances invisibles (les effets de la méditation dans
Céline, le mystère de l'orgasme féminin dans
Choses secrètes, la présence des morts dans
La Fille de nulle part), il n'en finit pas de purger sa peine.
Condamné, en 2005, à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende pour harcèlement sexuel sur deux actrices (condamnation renforcée en appel, en 2006, pour agression sexuelle sur une troisième jeune femme), il a vu annulée, en novembre 2017, dans le sillage de l'affaire Weinstein, la rétrospective de ses films à la Cinémathèque française. S'il faut lui reconnaître une qualité, c'est bien de rester contre vents et marées fidèle à ses obsessions, affirmant le primat de sa vision d'artiste sur son existence sociale.
Isabelle Regnier
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