« Dans le train de banlieue j’ai passé en revue nos messages pour recueillir au moins un faible éclat au fond de l’eau, qui me convaincrait que toute cette attente en valait la peine, passant rapidement ceux où il me dit qu’il ne peut pas s’engager, qu’il est coincé, impossible de quitter sa femme, au lieu de quoi je m’accroche à ses compliments, qu’il me prodigue à bas prix faute de tout changement structurel », écrit Sheena Patel, écrivaine britannique, dans « Je suis fan », sorti cette semaine aux éditions Gallimard et traduit par Marie Darrieussecq (petit événement).
Ou alors, après s’être roulés-boulés dans l’herbe avec son amant, comme des enfants amoureux, « je sais qu’il doit partir parce qu’il doit être chez lui avec sa femme avant le dîner. Nous nous levons et je ramasse la couverture que j’avais étendue pour nous, pour lui montrer que je peux tout à fait le quitter abruptement, je ne suis pas du genre à m’accrocher, voilà, je suis capable de le quitter. Il est là debout devant moi. Je veux lui faire mal. »
Ou encore, elle écrit : « Deux ans plus tard environ, alors que nous sommes dans une mauvaise passe où il m’ignore complètement, je me dis : est-ce que ça ne serait pas une super idée de lui envoyer une lettre pour lui faire part de mes sentiments ? »
Ce premier roman est un petit bijou. Succession de courts chapitres, c’est la chronique de la lose car « l’homme avec qui je veux être », lui, ne le veut pas. C’est le journal d’une forceuse, d’une fan, d’une dépendante affective, d’une obsédée, d’une insistante, d’une sentimentale, d’une stalkeuse (espionne des réseaux), d’une romantique tendance narcissique, d’une optimiste, d’une amoureuse à qui l’on jette des miettes, qui s’en contente, en redemande, d’une femme capable de louer un chien pour approcher l’amie d’une rivale amoureuse dans le parc en bas de chez elle. Pour approcher l’amie d’une rivale… Peut-on tomber plus bas ?
La déchéance des rejetés est un thème récurrent de la littérature, mais je trouve que seules les femmes la racontent comme ça. Sans outrance, sans suicide, sans dépression, sans pathos, sans grandiosité, mais simplement telle qu’elle a lieu. Au lit, avec des chips, la haine de soi et Instagram. Elles sont rejetées, amoureuses et impuissantes. Les trois à la fois. Elles se décrivent comme des toupies lumineuses tournoyant dans une pièce noire.
C’est un genre littéraire en soi, alors rendons-lui hommage.
On pense évidemment au culte « Tout cela n’a rien à voir avec moi » de Monica Sabolo.
Extrait : « Liste non exhaustive de propositions pour espérer me récupérer : m’inviter à déjeuner (je refuse), me réinviter (je refuse) et ce tous les jours jusqu’à ce que je finisse par céder. M’emmener en week-end à Porto ; M’embrasser passionnément dans l’open space pour me dire bonjour ; M’emmener en scooter à Fontainebleau avec un sac à dos Décathlon petite randonnée (durant les horaires de bureau). »
(Spoiler : il ne veut pas la récupérer.)
On pense aussi à cette scène formidable de « L’inconduite » d’Emma Becker, dans l’appartement de Vincent, un écrivain célèbre qu’elle veut baiser mais qui lui n’en a pas envie. Extrait :
« - Non, je veux dire, qu’est-ce qui t’a donné l’envie de m’écrire ça, précisément ?
Vincent était coincé, ça l’ennuyait. Il aurait bien voulu faire rentrer tout le mail, cette phrase, et les embêtements qui s’ensuivaient - dont moi ici, chez lui -, dans le même panier de trucs à la con qu’il aurait fallu ne jamais entreprendre, je l’avais vu au mouvement avorté de sa main. »
Le précurseur du genre est sans doute Marcel Proust.
Extrait : « Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir aux Champs-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. […] J’étais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. »
(Revoilà un chien en promenade comme objet transfériel.)
Nous avons cherché des écrivains hétéros se décrivant dans cette posture d’abandonné en pyjama, mais rien ne nous est venu. Si vous avez des idées, nous sommes preneurs !
Nolwenn Le Blevennec
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