Il y a souvent de heureux hasards dans l’entrechoquement des lectures. Alors que nous venions de dévorer « Une conversation » (éditions EHESS) entre l’écrivaine Annie Ernaux et la sociologue Rose-Marie Lagrave, dont nous vous parlerons la semaine prochaine dans « l’Obs », nous avons englouti « Nom » (Flammarion), que Constance Debré, écrivaine elle aussi, avait publié l’an dernier.
Dans le premier, les deux femmes, issues de la Normandie populaire et devenues respectivement prix Nobel de littérature et directrice d’études à l’EHESS, discutent de ce que signifie - politiquement et intimement - être « transclasses ». Elles racontent la honte, la trahison qui plane toujours, la nécessité de passer par l’écriture et les sciences sociales pour comprendre ; elles disent surtout que jamais, on ne s’« extrait » vraiment de sa classe, qu’on devient bourgeois sans arriver à l’être complètement, et sans le vouloir complètement non plus. Dans le second livre, Constance Debré raconte la même chose, mais à l’envers. Petite fille d’un ancien Premier ministre et rédacteur de la Constitution, nièce de ministres, fille d’une aristocrate, elle dit l’impossibilité de ne pas rester - malgré toutes ses trahisons - ce qu’elle est : « je les déteste ces manières de classes qui font que je classe les gens d’après leurs manières, je les déteste ces manières qui sont comme de la crasse sous mes ongles, qui disent par chacun de mes gestes, par chacun de mes mots que cette classe sociale qui me débecte, c’est la mienne, mieux accrochée en moi qu’une tique sous la peau ».
Loin de nous d’en conclure que la bourgeoise renégate est autant à plaindre que les filles du peuple - d’ailleurs, à l’instar d’Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave, Constance Debré n’en appelle jamais à la pitié du lecteur -, ce qui est plus frappant, c’est la persistance de barrières que nos sociétés voudraient tant ignorer. Ce que ces trois femmes décrivent, on le sait. On l’a lu dans bien des romans, et bien des sociologues - à commencer par Bourdieu, mais il est loin d’être le seul - l’ont analysé avec précision. Les deux questions qui nous viennent à l’esprit, que nous n’avons pas peur de formuler avec la naïveté la plus assumée et sans craindre les contradictions : pourquoi cela perdure-t-il, voire se durcit-il dans nos sociétés soi-disant méritocratiques ? et pourquoi cela continue-t-il de nous étonner, comme si on le redécouvrait sans cesse ? Lire Annie Ernaux (née en 1940), lire Rose-Marie Lagrave (née en 1944), lire Constance Debré (née en 1972) ou Edouard Louis (né en 1992), c’est parfois l’impression d’être projeté très loin en arrière. Mais en fait non, c’est juste le prolongement d’une vieille histoire qui a le génie déprimant du renouvellement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire