Horreur. Alors que je tente de prendre un selfie, le livre « After » d’Anna Todd, cette romance emblématique de ce qu’on a appelé le « mommy porn », menace d’apparaître sur la photo. Je me trouve devant une bibliothèque rangée par couleurs, selon un dégradé extrêmement élaboré. En temps normal, j’aurais défendu vigoureusement, en trois parties thèse-antithèse-synthèse, pourquoi il n’est pas convenable de
classer ses livres selon leur chromie, mais je reconnais la photogénie extrême du procédé. Dans le monde d’Instagram, la vanité l’emporte sur les principes.
Je me situe dans une œuvre d’art. Précisément dans la « Bibliothèque pour Claude Lévi-Strauss » de Markus Hansen, nouvelle installation permanente au musée de la Chasse et de la Nature, à Paris. Sous une cabane en chêne, tapissée d’un treillage noir de plumes de coq, se déploie la fameuse bibliothèque. Une hutte qu’on se verrait bien occuper un long moment. Ne lui manque qu’un sac de couchage et une lampe-tempête. Et des bons livres ? En réalité, non seulement ces rayonnages sont inamovibles, mais ils contiennent à boire et à manger : « le Manuel du bricoleur », « les Nourritures terrestres » de Gide et « Lady L. » de Romain Gary. « L’écriture ou la vie » de Jorge Semprún, « les Yeux jaunes des crocodiles » de Katherine Pancol et le Robert. Mon snobisme naturel aurait voulu que la qualité littéraire suive l’esthétique. Pourquoi avoir préféré Anna Todd au « Coût de la vie » de
Deborah Levy ? Il a une couverture jaune lui aussi.
L’artiste allemand a passé un an à collecter des livres chez Emmaüs, en les sélectionnant « non pas pour leur contenu, mais pour leurs couleurs », comme il le confie à la revue « Connaissance des arts ». Inspiré par une rencontre avec la tribu Waunana dans la forêt tropicale colombienne et la lecture de « Tristes Tropiques », il s’appuie sur le principe suivant : « Il n’y a pas de bon ou de mauvais livre pour un anthropologue : tout ce que produit l’homme mérite d’être étudié voire, le cas échéant, compris ». Ainsi, cette salle de lecture empêchée « interroge l’autorité que nous accordons au verbe et relativise notre cosmologie du monde dit civilisé. Notre façon de le formuler, de vouloir le déterminer en permanence est l’une des grandes impasses de notre civilisation ». Voilà qui est assez vertigineux quand on emploie la majorité de son temps à articuler des critiques littéraires, à catégoriser les ouvrages et à séparer le bon livre de l’ivraie. Il se trouve que c’est exactement l’appel dont j’ai besoin à l’approche des vacances : relativiser, décentrer son regard, ouvrir ses horizons et imaginer ce qu’on peut dire du « Manuel du bricoleur » (je suis sûre que c’est très bien). En attendant, j’ai une super nouvelle photo de profil.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire