Cette histoire de « monde d’avant », franchement, ça ne nous disait rien. Trop passéiste, trop défaitiste. Et puis, le 22 février, on a appris la mort de
Lawrence Ferlinghetti, poète américain et saint-patron de la Beat Generation. Le fondateur de la mythique librairie
City Lights à San Francisco, repaire de tout ce que l’underground a engendré de plus exaltant au mitan du XXe siècle, avait 101 ans. C’est comme s’il emportait avec lui les derniers lambeaux de nos rêves d’antan, les espoirs de ce « monde d’avant » qu’on se refusait jusque-là à enterrer.
La Beat Generation, c’était Kerouac et «
Sur la route », les grands espaces, l’épopée réinventée, la liberté. C’était
« le Festin nu » de Burroughs, voyage halluciné dans l’Interzone. C’était des femmes poètes comme Diane di Prima, Hettie Jones ou Denise Levertov qui tentaient de briser le plafond de « vers » et les carcans sociaux à coups d’expérimentations transgressives. Comme ce poème de Lenore Kandel :
« tu me baises continûment
avec ta langue ton regard
nous nous transmutons
nous sommes aussi doux et chauds et tremblants
qu’un nouveau papillon d’or
l’énergie
indescriptible
presque insupportable
la nuit parfois je vois nos corps luire »
La Beat Generation, c’était le mouvement perpétuel au rythme syncopé du jazz, c’était l’art de traverser les frontières, toutes les frontières, qu’elles soient tangibles ou imaginaires. C’était l’anti-confinement par excellence, la vie sans (gestes) barrières. C’était « Howl », le poème-cri d’Allen Ginsberg, jeté au monde en 1956 sans masque ni principes de précaution - et qui valut à Ferlinghetti, son éditeur, d’être poursuivi en justice, le texte étant jugé « obscène ».
Il commençait ainsi :
« J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus,
se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre… »
Quand on lit ces vers, on se dit qu’ils décrivent finalement assez bien ce que l’on vit aujourd’hui : des
« grands esprits » qui se perdent, s’hystérisent et s’épuisent dans de
vaines et dangereuses polémiques. Et ne peut-on voir dans
« la recherche d’une furieuse piqûre » la quête fébrile du vaccin qui viendrait enfin nous délivrer du mal et agir, qui sait, comme une machine à remonter le temps, nous rapatriant dans ce fantasmatique « monde d’avant »?
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