Les journalistes afghans n'avaient pas connu de journée aussi meurtrière depuis au moins quinze ans. Ce lundi 30 avril, neuf d'entre eux sont morts dans une attaque-suicide à Kaboul, et un autre travaillant pour la BBC a été tué par balle à Khost, dans le sud-est du pays.
Vers 8 h 30 du matin, alors que les journalistes étaient arrivés sur les lieux d'une première explosion ayant fait quatre morts dans la capitale afghane, un kamikaze tenant une caméra s'est glissé parmi eux. Une deuxième explosion a retenti et vingt-cinq autres personnes sont mortes. L'organisation Etat islamique (EI), qui a revendiqué cette double attaque, s'en est prise dans un communiqué aux
" apostats des forces de sécurité et des médias ".
Le chef photographe de l'Agence France-Presse (AFP) à Kaboul, Shah Marai, fait partie des victimes.
Agé de 41 ans, il laisse derrière lui deux épouses et six enfants, dont une fille née deux semaines plus tôt.
Un autre journaliste de l'AFP, Sardar Ahmad, avait été tué en mars 2014 avec toute sa famille, dans un attentat perpétré par des talibans.
En seulement un mois, entre le 28 décembre 2017 et le 29 janvier 2018, les insurgés ont revendiqué huit attentats, dans trois grandes villes afghanes, faisant au total 230 morts. Le retentissement médiatique et le choc psychologique provoqués par ces attentats contrastent avec la situation militaire sur le terrain. Selon les informations collectées par les Nations unies, le nombre d'" incidents " enregistrés entre le 15 décembre 2017 et le 15 février 2018 est le plus bas de ces deux dernières années.
La part de la population " sous contrôle ", ou " sous influence " du gouvernement afghan, stagne autour des 65 % depuis la fin de l'année 2016. Comme le relève un rapport, publié début février par le centre de recherche Afghanistan Analysts Network (AAN), basé à Kaboul,
" les attaques très médiatisées dans les zones urbaines ne changent pas le rapport de force sur le terrain de la guerre, mais font passer au second plan les combats dans les provinces ".
" Impact psychologique "De fait, ceux-ci ont faibli en intensité.
" Depuis le renfort militaire américain de 2017, les talibans cherchent à protéger leurs forces et ont tendance à éviter les confrontations ", analyse Obaid Ali, chercheur à l'AAN. A l'été 2017, le président américain, Donald Trump, a annoncé un renfort des troupes en Afghanistan. Elles sont passées de 9 500 en 2015, à 14 000. Un effectif encore très en deçà des 100 000 soldats présents en 2010.
Mais l'armée privilégie désormais les raids aériens. Entre le premier trimestre 2017 et le premier trimestre 2018, les largages de bombes ont été multipliés par deux fois et demie, au risque d'augmenter le nombre de victimes civiles. Début avril, un raid aérien visant des commandants talibans a tué des dizaines de civils, dont des enfants, dans une madrasa de la province de Kunduz, selon les témoignages d'habitants et de responsables de l'administration locale, recueillis par la presse afghane. Une information démentie par le ministère de la défense afghan, qui affirme que seuls des insurgés ont été tués.
Les attentats-suicides dans les villes du pays sont une réponse à cette nouvelle offensive militaire.
" Les insurgés veulent montrer qu'ils sont capables de mener des attaques d'ampleur et sophistiquées, même dans les quartiers les plus sécurisés de la capitale afghane ", estime Obaid Ali. Certains analystes attribuent cette recrudescence d'attentats à la compétition entre les talibans et la franchise de l'EI dans le pays, l'ISKP (Islamic State in Khorasan Province).
Cette dernière, souvent composée d'anciennes factions rebelles de talibans, ne dispose que d'une présence très limitée dans le pays. Mais, depuis son apparition en 2015, elle a changé le visage du paysage insurrectionnel. Contrairement aux talibans, elle n'hésite pas à s'attaquer aux civils, dont la minorité chiite des Hazara, au risque de réveiller les tensions ethniques du pays.
Lors de l'annonce de leur offensive de printemps, fin avril, les talibans ont cru bon de préciser que
" toutes les mesures de précaution " devaient être prises pour épargner les civils, au moins ceux qui ne travaillent pas pour le gouvernement ou des organisations de l'étranger. Au moins en théorie.
" Après chaque attentat, les talibans évaluent son impact psychologique avant de le revendiquer ou non ", explique Obaid Ali. Il arrive ainsi que l'EI s'approprie une attaque menée par les talibans, ou que les deux groupes d'insurgés la revendiquent.
Entre les frappes aériennes et la multiplication des attentats dans les grandes villes, la guerre en Afghanistan risque cette année d'être particulièrement meurtrière pour les civils. Après une légère baisse du nombre de victimes en 2017, l'ONU a enregistré, au premier trimestre 2018, une hausse de 6 % sur un an. Contrairement aux civils tués dans les attentats de Kaboul, ceux qui meurent sous les bombes de l'OTAN ou de l'armée afghane n'ont souvent ni visage ni nom dans les médias. Difficiles à comptabiliser, ils tombent dans la catégorie des
" dommages collatéraux ".
Julien Bouissou
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