jeudi 3 mai 2018

En Arménie, Pachinian appelle à la grève générale


3 mai 2018

En Arménie, Pachinian appelle à la grève générale

Rejeté par les députés républicains, le chef de la contestation n'a pas été élu premier ministre, à la stupéfaction générale

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C'était un jour crucial et ils le savaient tous. Un 1er-Mai, radieux et parfumé, qu'ils souhaitaient historique. Un jour de basculement d'une époque à une autre : de la vieille Arménie, enlisée dans le post-soviétisme, à la jeune Arménie, enfin libérée de ses mœurs, de son esprit, et de son népotisme. L'apogée, pensaient les supporteurs de l'opposant Nikol Pachinian, de leur " révolution de velours ".
Las. La journée fut terrible, qui les surprit joyeux et optimistes de bon matin, intrigués et inquiets l'après-midi, en colère et plus combatifs que jamais le soir. Mais abattus, non ! La victoire n'en est que retardée. Pachinian, leur héros, sitôt sorti du Parlement qui venait de voter contre sa nomination au poste de premier ministre, les a convaincus, dans un discours vibrant, devant plus de 100 000 personnes place de la République à Erevan, qu'au fond, ils avaient gagné.
Le Parti républicain au pouvoir venait, au terme d'une journée de débats, de claquer la porte au nez du chef de file de la révolution et des foules qui le soutiennent. Les manifestants gardent, intacte, la conviction qu'un point de non-retour a été atteint. Et que rien, surtout pas une bande d'oligarques élus par des méthodes frauduleuses et coupés des réalités, pourrait endiguer leur soif de démocratie.
Vague populaire sans précédent" Cher peuple, n'allons pas nous moquer des cadavres du Parti républicain !, a raillé M.  Pachinian. Les seules négociations possibles ne porteront que sur l'organisation de ses funérailles ! (…) Nous n'avons pas la possibilité de faire ne serait-ce qu'un demi-pas en arrière. Alors nous allons marcher vers le futur ! "
Et d'annoncer pour le mercredi 2  mai, à 8 h 15, une grève générale dans toute l'Arménie. Le blocage de toutes les rues, les routes, les universités, les administrations, les aéroports, les chemins de fer. " Vous êtes puissants ! ", a lancé M.  Pachinian. De fait, jeunes et vieux rassemblés dans la nuit et fréquemment ceints du drapeau arménien, ont quitté tranquillement la place de la République en se sentant puissants.
Revenons à ce matin du 1er  mai, et à l'ouverture de la séance extraordinaire du Parlement convoquée pour élire un successeur au premier ministre Serge Sarkissian (républicain), contraint de démissionner le 23  avril sous la pression populaire. Un député proche de Nikol Pachinian (lui-même deux fois élu au Parlement) annonce " une nouvelle page glorieuse " de l'histoire arménienne et fait une brève présentation de celui qui est seul candidat au poste.
Puis M.  Pachinian prend la parole, en costume-cravate et non plus en tee-shirt et pantalon militaires qu'il arbore depuis plus d'un mois. Il rappelle ses 215 kilomètres de marche à travers le pays, les citoyens de plus en plus nombreux dans son sillage, le slogan fédérateur " Rejette Serge ", la vague populaire sans précédent. Mais il croit savoir que depuis la veille, le fameux " Serge " (Sarkissian) manœuvre et fait pression sur les députés de son parti, largement majoritaire (58 sièges sur 105) pour faire " dérailler " son élection.
Alors il en appelle " au peuple ", l'adjurant de sortir dans la rue s'il n'y est pas déjà, et à la diaspora, afin qu'elle manifeste elle aussi, où qu'elle soit. " Ils veulent voler votre victoire ! " Enfin, il se tourne vers ses " frères et sœurs " députés pour expliquer que, contrairement à ce qui se dit, il n'y aura pas de changement de cap dans la politique étrangère, car ce n'est pas ce que demande le peuple.
En revanche, fini la peur qui oppresse les Arméniens quand ils votent, quand ils cherchent un travail, quand ils font leur service. Fini, l'utilisation des leviers de la politique pour faire du business et accumuler des fortunes. Fini les monopoles économiques ne profitant qu'à quelques-uns. Fini la fraude électorale. Il en fait une urgence absolue : les prochaines législatives, à organiser dans un délai le plus court possible, devront être irréprochables.
" Pantins corrompus "L'atmosphère est hostile, et la haine palpable à l'égard de M.  Pachinian. Vingt-six députés se sont inscrits pour poser des questions. La plupart sont odieux, méprisants, pompeux. L'un s'exclame : " On ne peut quand même pas voter pour vous, sans quoi il n'y aurait plus d'opposition ! " L'autre prétend rappeler au candidat, qui " apparemment " les ignore, " les vraies valeurs arméniennes " au nom desquelles il faut combattre les minorités sexuelles et " le féminisme vulgaire ".
Un autre encore regrette " l'image désastreuse " que les manifestations offrent à l'étranger. Un autre évoque des mouvements de troupes à la frontière avec l'Azerbaïdjan, accusant le meneur de la révolution de mettre le pays en danger.
" Nous ne pouvons pas risquer que l'Arménie disparaisse ! ", s'exclame un député au crâne rasé, tandis qu'un autre s'adresse au peuple rassemblé place de la République : " Rentrez chez vous ! Vous avez eu ce que vous vouliez. On a compris ! " Et le porte-parole du Parti républicain éructe : " Monsieur Pachinian, je ne vous vois pas au poste de premier ministre, je ne vous vois pas commandant en chef. "
Dans les cafés, sur les terrasses, c'est la consternation. Se pourrait-il que le vote soit négatif ? Avec toute l'Arménie dans la rue ? " Ce spectacle est pathétique, se désespère une traductrice dans un petit restaurant syrien. Nos députés sont pour la plupart illettrés, sous-qualifiés, désespérants. La nouveauté, c'est que le peuple écoute, juge, s'implique. Et il constate qu'il n'a rien de commun avec ces pantins corrompus qui jouent leur survie. "
Référence à Nelson MandelaSon ami est en colère : " Comment les observateurs dépêchés par l'Union européenne pour vérifier le bon déroulé de nos élections de 2017 ont-ils pu donner leur approbation ? Ils ont eu connaissance des pressions, des achats de voix, des caméras tombées, comme par hasard, en panne. Et ils ont fermé les yeux ! Comme si l'Arménie était un pays du tiers-monde qui ne méritait pas les standards des démocraties européennes ! Notre Parlement est une honte ! "
Est-ce que les députés ont conscience que M.  Pachinian a certes provoqué l'élan, montré le chemin, mais que le sursaut de tout un peuple va bien au-delà de sa personne ? Les questions fusent au fur et à mesure que la tension s'accroît au Parlement. Des voitures bloquent en klaxonnant l'avenue longeant le bâtiment, et des cars de policiers sont appelés d'urgence.
M.  Pachinian, à la tribune, prend une dernière fois la parole. Il évoque Nelson Mandela, " l'un des plus grands dirigeants politiques du XXe  siècle, dont aucun député sud-africain n'a eu l'idée de mettre en cause la compétence sous prétexte qu'il sortait de prison et n'avait aucune expérience du pouvoir ".
Il ironise sur " l'autodestruction " du Parti républicain mais tend la main à ses membres, individuellement. " Il n'y aura pas de persécutions claniques. On a fermé la page de la haine. Commence une nouvelle phase où chacun a la chance de repartir à zéro et de s'impliquer dans la renaissance nationale. Soyez donc coauteurs de la victoire ! "
Deux minutes plus tard, vers 20 h 30, le verdict du vote électronique s'affiche sur tous les écrans du pays. Pour M.  Pachinian : 45 voix. Contre : 55.
Annick Cojean
© Le Monde

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