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mardi 1 mai 2018

Comment Lafarge a pu financer le terrorisme


1er mai 2018

Comment Lafarge a pu financer le terrorisme

Les juges ont identifié divers types de paiements et en soupçonnent un autre, la vente de ciment à l'EI

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LES DATES
2010
Octobre L'usine de Lafarge, à Jalabiya, en Syrie, produit son premier ciment.
2012
Juillet Début des paiements aux groupes armés.
Décembre Lafarge est la dernière entreprise française présente en Syrie.
2013
Juin L'organisation Etat islamique (EI) prend le contrôle de zones où la cimenterie se fournit en matières premières, autour de Rakka.
Novembre L'EI apparaît dans la liste des groupes payés par l'intermédiaire syrien de l'usine, Firas Tlass.
2014
Août Un nouvel accord est passé avec l'EI : il comprend un fixe mensuel et un variable à la tonne.
19 septembre L'usine est prise d'assaut par l'EI.
Comment Lafarge a-t-il été amené à financer des groupes terroristes pour maintenir l'activité de sa cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie ? Quels montants ont été versés et par quels canaux ? Onze mois après l'ouverture d'une information judiciaire pour " financement du terrorisme ", les juges d'instruction Charlotte Bilger, Renaud Van Ruymbeke et David de Pas sont parvenus à identifier les -différents types de versements -effectués par sa filiale Lafarge -Cement Syria (LCS).
Quatre modes de paiement ont été matérialisés à ce stade : des " donations " à une constellation de groupes armés, une " taxe " payée à l'organisation Etat islamique (EI), l'achat de matières premières, ainsi qu'une commission versée par les transporteurs. La justice soupçonne enfin une dernière infraction, la plus embarrassante peut-être : la vente de ciment à l'EI. A partir de l'analyse de dizaines de documents internes du cimentier et des auditions de ses responsables, Le Monde dresse un état des lieux des avancées de l'enquête.
Les " donations " aux groupes armésPour comprendre la mécanique qui a conduit Lafarge à financer des groupes terroristes, il faut remonter à l'été 2012. Tandis que la Syrie s'enfonce dans le chaos, LCS missionne un de ses anciens actionnaires, Firas Tlass, pour négocier avec différents groupes armés le passage des salariés et des marchandises sur les routes. En juillet, un premier versement est effectué. Bruno Pescheux, directeur de LCS, en fait état dans un courrier électronique à Christian Herrault, directeur opérationnel adjoint de Lafarge à Paris : " Christian, j'ai accepté de régler cette facture “exceptionnelle” de FT suite à des donations destinées à assurer la sécurité de l'usine, de ses employés, fournisseurs et clients. Il sera toujours temps d'en reparler. Cela représente moins de 50 000  euros. " L'enthousiasme du directeur adjoint est mesuré :" OK. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude et cela doit être considéré, comme tu le dis, comme tout à fait exceptionnel. "
Lafarge vient de mettre le doigt dans un engrenage qui durera plus de deux ans. Loin d'être -" exceptionnels ", ces versements -seront ritualisés chaque mois, aiguisant l'appétit des belligérants. Un an plus tard, Bruno -Pescheux envoie à Christian -Herrault un récapitulatif des " donations " distribuées par -Firas Tlass à " différents bénéficiaires " : de 57 000  dollars pour le mois de juillet  2012, l'enveloppe est passée à 160 000  dollars en novembre  2013.
Les premiersdestinataires de cesversementssont le Parti de l'union démocratique kurde (PYD) et différentes factions rebelles. Mais, au fur et à mesure que le pays sombre dans la guerre, plusieurs groupuscules djihadistes apparaissent dans le paysage. Le 2  juillet 2013, Firas Tlass envoie à Bruno Pescheux une liste complète des groupes rétribués, attestant de l'extraordinaire complexité de la situation autour de la cimenterie.
Pas moins de douze points de paiement y sont mentionnés, pour un total de 17,4  millions de livres syriennes, soit 78 000  dollars au taux de change sur le " marché parallèle " retenu à l'époque par M. Pescheux : 23 000  dollars pour le PYD, 2 200 pour le " checkpoint du pont de l'Euphrate ", 4 500 pour Ahrar Al-Cham – un des plus puissants groupes islamistes de la région – 1 500 pour un " checkpoint de l'armée syrienne " ou encore 1 500 pour les " gens de Rakka… "
Bruno Pescheux, dont les bureaux sont au  Caire, peine à -comprendre les subtilités des rapports de force sur le terrain. Il craint aussi que Firas Tlass ne profite de la situation à des fins personnelles. Il lui répond : " Peux-tu préciser qui sont les gens du “checkpoint de l'Euphrate” et quel est le checkpoint de l'armée syrienne ? Qui sont les gensdeRakka ? Je comprends que tu négocies avec plein de gens différents et je n'ai pas de problème avec ça, mais les montants ont bondi de 7,6  millions en mai à 14,3 en juin et 17,4 en juillet. Il n'est pas anormal d'avoir quelques clarifications… "
Qui sont les " gens de Rakka " ? En mars  2013, la ville est passée sous le contrôle d'une vaste coalition emmenée par les islamistes d'Ahrar Al-Cham et les djihadistes du Front Al-Nosra, branche officielle d'Al-Qaida. Au cours de l'été, l'" Etat islamique en Irak et au Levant ", qui vient de s'implanter en Syrie, y installe sa domination. Au moment de cet échange de courriels, les " gens de Rakka " constituent donc un maillage complexe de rebelles et de djihadistes en passe d'être supplantés par un nouvel acteur du conflit : le futur " Etat islamique ".
La " taxe " de l'EISi, au printemps 2013, les destinataires des paiements sont encore difficilement identifiables, la situation se décante rapidement. En septembre et en octobre, deux réunions au siège du -cimentier évoquent explicitement une " taxe " réclamée par Al-Nosra et l'EI et des " négociations ". La dénomination " Daech (ISIS) " apparaît pour la première fois dans la liste des bénéficiaires de Firas Tlass en novembre  2013, pour la somme de 5  millions de livres syriennes.
Quelques mois plus tard, la donne a encore changé. Le " Califat " a été proclamé le 29  juin 2014, et l'EI contrôle désormais tous les axes routiers autour de la cimenterie. En juillet, Firas Tlass fait état de nouvelles négociations engagées avec cet interlocuteur devenu aussi incontournable qu'encombrant : " L'EI tente d'agir comme un Etat, ils ont des experts financiers(…). Selon nos discussions, ils suggèrent de prendre 10  % de la valeur de notre production. "
Le 15  août, Frédéric Jolibois, successeur de Bruno Pescheux à la tête de LCS, précise par courriel les termes du nouvel accord, comprenant un fixe mensuel de 10  millions de livres syriennes (environ 66 000  dollars) et un tarif variable par tonne : " Comme tu le sais, nous avions trouvé un accord avec ISIS il y a une semaine (10 m + 750/t) "Christian -Herrault lui répond : " Peux-tu me redire l'accord avec le PYD et celui avec l'ISIS et combien cela fait de notre marge opérationnelle ? PS : Ne pas oublier tout de même que l'ISIS est un mouvement terroriste et je reste prudent. "
Combien Firas Tlass a-t-il versé aux différents groupes armés présents autour de l'usine pour assurer les passages aux checkpoints durant les deux années de sa mission ? Un rapport du cabinet américain Baker McKenzie, missionné par LafargeHolcim après l'éclatement du scandale, estimait l'enveloppe globale à 5,3  millions de dollars. Dans une conversation téléphonique interceptée en novembre  2017, Christian Herrault ne la contestait qu'en partie : " Alors eux, ils ont chargé la barque. Je schématise, c'est 5  millions de dollars donnés à des groupes armés, dont 500 000 à Daech. Alors, je pense 5  millions… c'est pendant toute la période de 2012 à 2014. Je pense qu'ils mettent certainement la moitié pour les Kurdes, dont une bonne partie pour les taxes… puisqu'ils avaient envie de faire un Etat. Donc ils ont fait un amalgame. Quant au truc, les 500 000 de Daech, ça me semble beaucoup, moi j'aurais dit la moitié, mais bon, pff… "
Les " commissions " des transporteursOutre une " taxe " fixe, l'accord passé avec l'EI évoque un tarif -variable à la tonne : le cimentier est soupçonné d'avoir négocié et répercuté sur ses prix de vente une commission dont devaient s'acquitter les transporteurs. Le transport étant externalisé, ces derniers n'étaient pas employés par Lafarge. Mais, en absorbant leurs paiements dans la fixation de ses tarifs, le groupe a pu se rendre coupable de complicité.
" La partie fixe discutée au mois de juin  2014 correspondait au fait que nos salariés ne soient pas -emmerdés et puissent passer la route, explique Frédéric Jolibois. Il y avait- aussi - une partie -variable des taxes de droits de passage payés par nos clients, à la fois côté ISIS et côté PYD. Nous avions -besoin de connaître ces montants pour les intégrer dans nos prix de vente. "
Les " carrières de Daech "Le cimentier est également -soupçonné de s'être approvisionné en matières premières, pour 2,5  millions de dollars auprès de deux fournisseurs réputés en lien avec l'EI, et pour 3  millions de dollars auprès de sept fournisseurs situés à Rakka. Là encore, un courriel vient confirmer que la direction de Lafarge était au courant de la provenance de ses achats. Le 17  août 2014, Frédéric Jolibois écrit à Christian Herrault : " L'usine achète gypse et pouzzolane depuis des carrières sous le contrôle de Daech. "
Interrogé sur le profil des " sept fournisseurs de Rakka " par la juge Bilger, le 11  avril, Frédéric Jolibois s'est montré moins -affirmatif : " Un fournisseur peut être situé dans la province de Rakka et avoir son activité -professionnelle à Kobané par exemple. La domiciliation d'un fournisseur sur la province de Rakka ne suffit pas à considérer qu'il est nécessairement lié à l'EI. "
L'hypothèse de la vente de cimentLes derniers développements de l'enquête ont enfin conforté l'hypothèse d'un dernier mode de financement : la vente de ciment. Dans un courrier électronique du 15  août 2014, Frédéric Jolibois préciseà son interlocuteur : " On ne vend pas grand-chose en zone kurde. " Au regard de la situation du pays à cette date, cet aveu laisse entrevoir peu de débouchés sur le marché syrien hors des zones contrôlées par l'EI ou le régime.
Lors de son interrogatoire du 11  avril, Frédéric Jolibois a donné les noms des quatre principaux clients de Lafarge en Syrie. Deux d'entre eux, réputés en lien avec l'EI, intéressent particulièrement la justice. Le premier, Hani -Suleiman, était distributeur de ciment pour l'est du pays. A son propos, un ancien employé de l'usine, partie civile dans le -dossier, a déclaré : " Je crois que -certains contacts de Lafarge avec l'El ont eu lieu par l'intermédiaire d'un homme appelé Hani -Suleiman, situé à Rakka : quand c'était la capitale de l'El, il s'est -arrangé pour distribuer beaucoup de ciment là-bas. C'était un homme extrêmement riche. "
Le deuxième distributeur qui intrigue les juges, Ahmad -Myassar, était lui établi en Turquie. Un échange de courriels en décembre  2014, trois mois après que l'EI a pris le contrôle de la cimenterie, précise que cet important client a été informé que l'EI cherchait " des distributeurs en Syrie comme les nôtres pour distribuer 150 000 tonnes de ciment ".
" Parmi les quatre principaux clients de LCS, figure un homme qui manifestement a des -connexions étroites, comme en témoigne ce mail, avec I'EI. Quelles sont vos explications ? ", demande la juge à Frédéric Jolibois. " Ce mail ne démontre aucunement la volonté de LCS de faire un quelconque commerce de ciment ", affirme l'ancien dirigeant, faisant valoir qu'à cette date la cimenterie était déjà passée sous le contrôle de l'EI.
La magistrate relève dans un autre procès-verbal que les éléments recueillis au cours de cet interrogatoire " permettent de s'interroger sur le fait que l'EI a pu être un des clients principaux de LCS ". Si elle venait à être établie, cette hypothèse plongerait le -cimentier dans un embarras plus profond encore. Les dirigeants de Lafarge présentent jusqu'ici les différentes " taxes " comme le prix à payer pour assurer la " sécurité " de leurs employés. Tout commerce avec l'EI ne pourrait en revanche s'interpréter que comme un froid calcul financier, une participation intéressée aux activités du " Califat ".
Soren Seelow
© Le Monde

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