Quand les habitants de Barnet, au nord de Londres, appellent leur mairie, la réponse leur arrive d'un centre d'appels basé à -Coventry, à 150 kilomètres de là. L'entreprise qui s'en occupe s'appelle Capita, un géant de 73 000 employés, méconnu du grand public, qui exécute une large partie des services publics du Royaume-Uni. C'est elle qui collecte la redevance télévisée, gère le péage urbain de Londres et s'occupe de l'administration des services de santé.
Mardi 31 janvier, Capita a averti que ses résultats seraient moins bons que prévu. Surendettée, l'entreprise a lancé une augmentation de capital et va vendre certains actifs. A cette annonce, l'action a dégringolé de 47 %, portant le recul à 75 % depuis juin 2017.
La secousse se produit deux semaines après la faillite de -Carillion, un autre géant de la sous-traitance, qui gérait des cantines, des prisons et nettoyait des hôpitaux. Dans l'urgence, l'Etat avait dû intervenir : s'il n'a pas renfloué l'entreprise, laissant les actionnaires et les créditeurs essuyer les pertes, il a dû reprendre le contrôle direct des contrats qu'il sous-traitait.
Ces deux événements remettent profondément en cause le modèle britannique de la sous-traitance des services publics, développé par Margaret Thatcher dans les années 1980, mais vraiment accéléré par Tony Blair au début des années 2000.
" Le paradigme est en train de changer, estime Jason Moyer-Lee, le secrétaire général du syndicat IWGB.
L'idée que “
le privé, c'est bien ; le public, c'est mal”
s'effondre. "
Jeremy Corbyn, le leader du parti travailliste, favorable à la nationalisation de nombreux services, estimait récemment que l'exemple de Carillion prouvait
" l'échec de l'idéologie de la sous-traitance systématique ". S'il devient premier ministre, il promet que
" l'option prioritaire pour fournir ces services sera la fonction publique ".
Un tiers des dépenses publiquesLe Royaume-Uni est l'un des pays au monde qui sont allés le plus loin dans ce modèle. D'après la Cour des comptes britannique, le tiers de toutes les dépenses publiques vont dans la sous-traitance, soit 250 milliards de livres (285 milliards d'euros) pour l'année d'avril 2015 à mars 2016. C'est plus que l'ensemble des allocations sociales (222 milliards de livres) ou que les salaires de la fonction publique (191 milliards de livres).
Cette stratégie a permis l'émergence de quelques géants dans ce secteur : Carillion, Capita, Serco, Interserve, G4S…
" Ils restent très méconnus, estime dans le
Financial Times Bronwen Maddox, la directrice de l'Institute for Gouvernment, un think tank.
Ce sont pourtant eux qui font tourner l'Etat britannique, posant le risque de devenir
" trop gros pour faire faillite ", comme les grandes banques.
" - Si un sous-traitant a des difficultés
- , l'Etat ne peut pas fermer les écoles, les prisons ou la gestion des aides sociales, explique Abby Innes, de la London School of Economics.
Il peut donc être poussé par le sous-traitant à augmenter ses versements ou à -alléger les exigences initiales du contrat. Ajoutez à cela les pressions sur les entreprises cotées en Bourse pour réduire leurs investissements afin d'augmenter les dividendes et les salaires des dirigeants, et les intérêts des entreprises sont aussi éloignés que possible de ceux de l'Etat. "
La façon dont les sous-traitants réussissent à baisser les coûts est également très critiquée. -Jason Moyer-Lee, du syndicat IWGB, défend notamment le personnel qui fait le ménage à l'University of London.
" Ils n'ont pas les mêmes conditions de travail que ceux qui travaillent directement pour l'université : ils ont une dizaine de jours de vacances en moins, leur couverture maladie est différente, leur retraite est très inférieure… " Selon lui, l'établissement
" se cache derrière l'entreprise, ce qui est typique de ce genre de situation ". M. Moyer-Lee critique aussi
" l'incompétence " de ces entreprises, qui
" paient en retard, ne font pas des contrats en règle, souvent plus par mauvaise gestion que par mauvaise volonté ".
Ces critiques commencent à porter, et certaines universités ont accepté de mettre fin à la sous-traitance. C'est le cas de la School of Oriental and African Studies (SOAS) et de la London School of Economics.
Un contre-argumentToutes les difficultés du secteur de la sous-traitance offrent, bien sûr, un contre-argument : si les entreprises ont du mal à dégager des bénéfices, c'est que l'Etat en tire un bon prix.
" C'est la preuve que ces entreprises ne s'en mettent pas plein les poches mais au contraire que les autorités ont su mettre la pression ", estime le gérant d'un fonds spéculatif, qui a étudié de près le dossier de Carillion.
Mme Maddox, de l'Institute for Government, ajoute que certains secteurs fonctionnent bien pour la sous-traitance.
" Il faut que trois conditions soient remplies : qu'il existe un marché pour ce service, que la différence entre une bonne et une mauvaise performance puisse être mesurée, et que ce service ne fasse pas intégralement partie de la raison d'être et de la réputation du gouvernement. " En clair, d'accord pour sous-traiter les cantines, mais pas la surveillance des délinquants en liberté conditionnelle. Depuis trois décennies, le Royaume-Uni est pourtant allé bien au-delà.
Éric Albert
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