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mardi 26 avril 2016

HISTOIRE & MEMOIRE - Catastrophe nucléaire à Tchernobyl ,L'accident vu de Moscou

HISTOIRE & MEMOIRE


25 avril 1986


Catastrophe nucléaire à Tchernobyl



L'accident vu de Moscou


La catastrophe nucléaire de Tchernobyl, due à la fusion et l'explosion d'un réacteur dans la nuit du 25 avril 1986, provoque une contamination radioactive à l'échelle de l'Europe. La presse soviétique, scrutée par "Le Monde", célèbre la "saga" des sauveteurs et les moyens colossaux mis en oeuvre.


Un hélicoptère militaire répand des produits censés réduire la contamination de l'air chargée d'éléments radioactifs au-dessus de la centrale nucléaire de Tchernobyl, quelques jours après l'explosion du réacteur n°4 du site.


Au début de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le rétention d'informations pratiquée par les autorités soviétiques a été justement critiquée. Mais il faut bien admettre que, depuis le 6 mai [1986] - date de la première conférence de presse organisée à Moscou sur le sujet -, la politique traditionnelle a été complètement renversée. Sans doute est-on encore fort loin des normes en vigueur dans les démocraties occidentales. Toutefois, l'effort d'information déployé dans les médias soviétiques est sans précédent depuis des dizaines d'années, à propos d'un événement imprévu - et plutôt négatif - pour les autorités. Il est clair que Mikhaïl Gorbatchev a, tardivement mais délibérément, saisi cette occasion d'illustrer la nouvelle politique de transparence (glasnost) dont il se fait l'avocat.
Les dizaines d'articles et récits publiés en deux mois, tant à Moscou que dans les provinces, constituent une vaste mine d'informations : sur le déroulement de la catastrophe et ses suites, mais aussi sur le fonctionnement du régime et de ses diverses institutions dans de graves circonstances. La reconstitution que l'on peut faire des événements sur cette base illustre aussi bien les pesanteurs initiales de la bureaucratie que ses capacités de mobilisation ultérieures.
Première observation sur ce qui reste la plus grave lacune des autorités dans l'affaire : encore aujourd'hui, rien n'est dit sur les prologues de ce qu'on appelle l'avarie du quatrième réacteur de la centrale, sur ce qui a conduit, dans la nuit du vendredi 25 au samedi 26 avril, à son explosion meurtrière. Car pour les médias soviétiques, tout commence seulement à 1 h 23, du matin cette nuit-là (23 h 23 le 25 avril à Paris). Cette nuit-là, suite à une expérience mal maitrisée, le réacteur, non protégé par une enceinte de confinement, s'emballe. Quelques secondes plus tard, son toit est emporté par une violente explosion et des flammes jaillissent "en cinq endroits au moins". La seule chose qui sera dite est que le réacteur était alors "arrêté, conformément au plan, à un niveau de puissance de 200 mégawatts" et que les circonstances qui ont conduit à ce dénouement étaient "peu vraisemblables, presque impossibles".
On apprendra encore que la première victime, l'opérateur de garde Valeri Khodemtchouk, avait, lui, vu venir la catastrophe : il a été emporté sans rémission (son corps ne fut même pas retrouvé) au moment où il tentait de "juguler la force qui avait échappé au contrôle". Mais il n'eut pas le temps de donner l'alarme, car ses chefs ne se doutaient de rien. Comme l'écrira quelques jours plus tard la Pravda d'Ukraine, "la situation a été compliquée du fait que la veille du jour de l'accident était jour férié et qu'il y avait ensuite, à cause du 1er mai, quatre jours non ouvrables".
Le chef du détachement des pompiers dits militarisés, affectés à la centrale, le commandant Leonide Teliatnikov, était lui aussi en congé jusqu'au lundi. Aussitôt alerté, il arriva sur les lieux, "en bras de chemise", et organisa le combat contre l'incendie. Le spectacle dantesque des premières heures a été souvent décrit : "Le réacteur ouvert et, tout en haut, au-dessus de son souffle mortel, des silhouettes qui s'agitaient." Le tout "dans la lave brûlante du bitume en feu, une fumée lourde et pestilentielle", des ténèbres partout ailleurs, enfin et surtout "une dose épouvantable" de radioactivité indiquée par les compteurs Geiger.
Inutile de dire que les pompiers présents (quinze selon les premiers chiffres, puis vingt-huit) allèrent délibérément - ou furent envoyés - au sacrifice. Si le commandant Teliatnikov a apparemment survécu, au moins sept de ses hommes sont morts dans les quinze jours suivants.
C'est grâce à eux en tout cas qu'est évitée la nouvelle catastrophe qu'aurait été l'extension de l'incendie aux réacteurs voisins. Mais l'on peut douter que le feu ait été définitivement éteint vers 5 heures du matin, comme l'assurent la plupart des récits. Le savant atomiste Valeri Legasov racontera en effet plus tard que, parti de Moscou dans la matinée du 26 avril, donc arrivé sur les lieux autour de midi, c'est "en voyant la lueur de l'incendie" qu'il commença à comprendre ce qui s'était produit. On sait aussi que "plus de cinquante lances à incendie, venues de Kiev et de sa région", furent mises en action le même jour très probablement, donc bien après 5 heures du matin, compte tenu de la distance.

MOSCOU ALERTÉ À LA PREMIÈRE HEURE

Cette journée du samedi 26 avril n'aurait déjà pas dû être la première du drame pour les autorités chargées du bon fonctionnement de la centrale. Mais elle est décisive pour toutes les autres institutions, maintenant dûment alertées. Contrairement en effet à ce que l'on avait laissé entendre au début, il apparaît que les autorités locales n'ont pas cherché à dissimuler l'événement et que des rapports ont été envoyés à Moscou à la première heure.
Les premiers mobilisés furent les savants de l'institut Kourtchatov de Moscou, principal centre de recherche nucléaire de l'URSS, qui envoyèrent sur les lieux dès le samedi matin, une première équipe dirigée par M. Legasov, sous-directeur de l'institut. Ce groupe fut suivi, "quelques heures plus tard", par la commission gouvernementale aussitôt formée sous la présidence de Boris Chtcherbina, vice-président du conseil des ministres de l'URSS. À Moscou également, la doctoresse Gouskova, qui devait soigner dans sa clinique n° 6 les grands blessés et notamment les pompiers, fut "aussitôt appelée en consultation par le ministère de la santé" : à 16 h 30, le 26 avril, elle entrait en communication avec les autorités médicales locales ; vers 18 heures, elle préparait une équipe de secours pour se rendre sur les lieux et recevait dans la nuit les premiers patients.
Enfin le ministère de l'intérieur (MVD) avait déjà mobilisé ses troupes : non seulement les pompiers, qui dépendent de lui, mais aussi des "milliers de miliciens" qui, toujours le samedi, "barrèrent toutes les routes menant à la centrale et à la ville de Pripiat". Un état-major de crise, apparemment le premier, fut constitué au quartier général de la milice de cette ville sous la direction du général Berdov, vice-ministre de l'intérieur d'Ukraine, "arrivé dans la zone de la centrale au petit matin". L'armée également avait été mobilisée presque aussitôt : c'est le 26 avril au soir que le général Antochkine, chef de l'état-major de l'armée de l'air de la région militaire de Kiev, reçut du commandant de la région l'ordre de prendre en charge, avec ses hélicoptères, l'étouffement du réacteur sous des tonnes de sable et de plomb.
Pourquoi dans ces conditions avoir attendu le lendemain, le dimanche 27 avril à 14 heures, pour procéder aux premières évacuations de population ? Compte tenu des forces et des hautes autorités déjà présentes sur place le samedi, l'opération aurait pu commencer ce jour-là. A-t-on sous-estimé le danger du réacteur ? Ou bien a-t-on reculé devant l'ampleur de la tâche ?
Jusqu'à présent, les autorités ont privilégié la première hypothèse, à l'usage du public étranger. Mais pour la consommation intérieure, on se borne à affirmer, que " la décision d'évacuer la ville de Pripiat a été prise aussitôt ".
DEUX VAGUES D'ÉVACUATION

De fait, les moyens nécessaires, notamment plus de 1 200 autobus et 300 camions, commencèrent à être prélevés dans le parc des transports urbains de Kiev dans la journée du samedi et firent route vers Tchernobyl, à 130 kilomètres de là, dans la nuit du samedi au dimanche. L'ordre en avait été donné à 20 heures par un vice-président du gouvernement d'Ukraine à M. Reva, premier vice-ministre des transports automobiles de la république, qui dirigea l'opération et... dut passer ensuite cinq jours à l'hôpital.
Encore cette évacuation a-t-elle lieu en deux temps. La première vague porte sur la ville de Pripiat, à 4 kilomètres à peine de la centrale. En 2 heures 45 minutes exactement, 30 000 personnes sont embarquées à bord des autobus, qui, entrés dans la ville à 14 heures, se sont arrêtés à raison d'"un véhicule pour chaque cage d'escalier". Après quoi l'important convoi de 20 kilomètres de long s'ébranle en direction des deux premières localités choisies pour l'accueil : Ivankov et Polesskoe, en bordure de ce que l'on appelle la "zone de danger" délimitée par un cercle de 30 kilomètres autour de la centrale.
Mais déjà le cloisonnement administratif se fait sentir. La région de Kiev, où se trouve la centrale, est directement concernée, mais celle de Gomel, au nord, l'est tout autant, surtout si l'on se souvient que les vents soufflent du sud vers le nord pendant les deux premières journées. Mais Tchernobyl est en Ukraine, Gomel en Biélorussie, et les ordres franchiront plus difficilement que les radiations la frontière entre les deux républiques. On apprendra par le journal Biélorussie soviétiqueque, à la date du 1er mai, soit six jours après l'accident, seuls les enfants et les femmes enceintes avaient été évacués de la partie biélorusse de la zone de danger. Il faut attendre le 8 mai pour voir le même journal parler d'une évacuation générale.

 EVITER À TOUT PRIX L'ENFONCEMENT DU RÉACTEUR

Sur place, pourtant, de véritables travaux d'Hercule s'engagent dès le début autour du réacteur accidenté. Le premier jour, tout démarre dans une dramatique improvisation. L'un des récits les plus hallucinants est celui par lequel L'Etoile rouge, organe de l'armée, racontera un bon mois plus tard (le 7 juin) comment les pilotes d'hélicoptère se sont acquittés de leur mission consistant à déverser sur le réacteur un bouchon de 5 000 tonnes de sable, de plomb et de bore.
Le travail commence dans la nuit du 26 au 27 avril, soit quelques heures seulement après l'extinction de l'incendie. C'est le général lui-même qui, juché sur le toit de l'hôtel Pripiat et guide les premiers appareils. Quant au largage de ces sacs sur le réacteur, il se fait au jugé, tout simplement, d'une hauteur de 200 mètres : "On restait suspendu au-dessus du cratère, on ouvrait la porte de l'hélicoptère puis, regardant dans l'ouverture et visant à l'œil nu, on laissait tomber le sac." Pourtant, ajoute le journal, "ce n'était pas des rayons de soleil qui sortaient de la gueule du réacteur accidenté...".
Le 2 mai, le travail est achevé pour l'essentiel, mais il reste encore à refroidir le réacteur, à pomper l'eau qui s'est accumulée sous sa base, à renforcer et à isoler ses fondations. Ce n'est guère qu'aux environs des 10 et 11 mai que le spectre du"syndrome chinois" - l'enfoncement dans le sol et les eaux souterraines du réacteur incandescent - est considéré comme écarté.
La "saga de Tchernobyl" prend alors toute son ampleur, avec un formidable déploiement de moyens en matière de bâtiment, de transport, de travaux miniers (les constructeurs du métro de Kiev et de Moscou, les mineurs du Donbass et de Toula sont mobilisés), enfin d'équipes médicales et de nettoyage : on ne comptera pas moins de 1 300 médecins et infirmières mobilisés en Ukraine, 1 900 en Biélorussie. Sur le chantier, le personnel est d'autant plus important qu'il faut en certains endroits, relever les équipes qui ne peuvent opérer que dix minutes, sous peine de recevoir une dose excessive de radiations.

EMPÊCHER LES VOLS ET LES DÉPRÉDATIONS

Parmi les militaires, mention est faite fréquemment des anciens d'Afghanistan, pilotes ou hommes de troupe, qui "ont déjà eu l'expérience du combat et du danger". Et aussi des troupes chimiques, ce fameux corps qui inquiète particulièrement les états-majors occidentaux. Mais cette fois les soldats-chimistes sont présentés, au contraire, comme les "combattants de la propreté".
En second lieu viennent les "organes" du MVD (ministère de l'intérieur) : pompiers, miliciens, agents de police et de la circulation. Il ne s'agit pas seulement pour eux d'organiser l'évacuation des populations, mais de patrouiller ensuite les zones désertées, d'empêcher les vols et les déprédations.
Mais les missions du MVD, ne se bornent pas à cela. L'impression s'impose que la police supplée à certaines carences et qu'elle tient à le faire savoir. Elle doit s'occuper notamment de régler le trafic ferroviaire.
A-t-on voulu ainsi souligner les défaillances des civils ? Si les diverses branches de l'appareil gouvernemental et scientifique semblent jouer plus ou moins correctement leur rôle technique, il n'en va pas de même du parti et de son appareil, dont le rôle apparaît bien secondaire dans tout cela.
Cela dit, les sanctions annoncées restent très limitées. Les plus importantes frappent le directeur de la centrale de Tchernobyl, limogé en juin avec quelques-uns des ses adjoints. Compte tenu de l'ampleur des événements, on peut considérer ces sanctions et ces critiques comme le strict minimum inévitable. Et l'on n'a pas connaissance d'un seul remplacement dans l'appareil du parti proprement dit. Peut-être Vladimir Chtcherbitski, premier secrétaire du parti en Ukraine et membre du politburo de Moscou, a-t-il là encore réussi à préserver tout son monde ?
Au total, la " saga " de Tchernobyl restera dans l'histoire du régime soviétique, sur le plan interne, comme une novation, puisque jamais aucune catastrophe naturelle ou humaine n'avait fait l'objet d'une telle couverture dans les médias officiels. Mais elle n'échappe pas non plus aux pesanteurs profondes du système : les responsabilités dans les origines premières du désastre n'ont toujours pas été évoquées ni débattues, l'héroïsme éducatif des sauveteurs l'a emporté sur les états d'âme moins glorieux d'une population gravement traumatisée.

En savoir plus sur :  http://www.lemonde.fr/archives/temps_fort/2013/04/04/25-avril-1986-catastrophe-nucleaire-a-tchernobyl.....

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