un article du Figaro; très intéressant, car parfaitement informé,
et surtout, lucide sur l’essentiel.
Traité transatlantique :
le dessous des cartes, par Jean-Michel Quatrepoint
Retrouvez la
première partie de l'entretien ici.
Jean-Michel Quatrepoint
est journaliste économiste. Il a travaillé entre autres au Monde,
à la Tribune et au Nouvel Économiste. Il a écrit
de nombreux ouvrages, dont La
Crise globale en 2008 qui
annonçait la crise financière à venir.
Dans son dernier
livre, Le Choc des empires. États-Unis, Chine, Allemagne: qui
dominera l'économie-monde? («Le
Débat», Gallimard, 2014), il analyse la guerre économique que se livrent les
trois grands empires qui règnent en maitres sur la mondialisation: les
États-Unis, la Chine et l'Allemagne.
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Par Eugénie Bastié, Alexandre Devecchio
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Mis à
jour le 28/04/2014 à 15:21
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Publié le 25/04/2014 à 18:43
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ENTRETIEN- Pour le
journaliste économiste, ce traité sert les intérêts des «empires» allemand et
américain, qui veulent contenir la Chine dans la «guerre économique
mondialisée». Et la France dans tout ça ?
Le traité
transatlantique qui est négocié actuellement par la Commission européenne
pourrait consacrer la domination économique des États-Unis sur l'Europe.
Pourquoi l'Union européenne n'arrive-t-elle pas à s'imposer face au modèle
américain?
Les Américains n'ont
jamais voulu que l'Europe émerge comme une puissance qui puisse les
concurrencer. L'Europe réduite à une simple zone de libre-échange, qui se garde
bien de défendre des champions industriels européens, les satisfait
La construction
européenne a commencé à changer de nature avec l'entrée de la Grande-Bretagne,
puis avec l'élargissement. On a privilégié la vision libre-échangiste. Libre
circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Plus de frontières.
Mais en même temps on n'a pas uniformisé les règles fiscales, sociales, etc. Ce
fut la course au dumping à l'intérieur même de l'espace européen. C'est ce que
les dirigeants français n'ont pas compris. Dès lors qu'on s'élargissait sans
cesse, le projet européen a complètement changé de nature. Ce qui n'était pas
pour déplaire aux Américains qui n'ont jamais voulu que l'Europe émerge comme
une puissance, comme un empire qui puisse les concurrencer.L'Europe réduite à
une simple zone de libre-échange, qui se garde bien de défendre des champions
industriels européens, les satisfait. Un Airbus leur suffit. Les Américains
défendent leurs intérêts, il faut comprendre leur jeu. Ils ont une vision
messianique de leur rôle, celle d'apporter la démocratie au monde, notamment à
travers les principes du libre-échange.
Selon vous, le
traité transatlantique est aussi pour les États-Unis un moyen d'isoler la
Chine. Pouvez-vous nous expliquer la stratégie américaine?
La force des États-Unis,
c'est d'abord un dynamisme, un optimisme qui leur donne une capacité de rebond
extraordinaire. C'est une jeune nation. Ils se sont endormis sur leurs lauriers
d'hyperpuissance dans les années 1990 et ont commencé à rencontrer des résistances.
Il y a eu le choc du 11 Septembre. Mais Bush s'est focalisé sur l'ennemi
islamiste, sans voir que la Chine était pendant ce temps-là en train de monter
en puissance. Cette dernière est entrée dans l'OMC quelques jours après le 11
Septembre alors que tout le monde était focalisé sur al-Qaida. Mais quand on
analyse les courbes du commerce mondial, c'est édifiant: tout commence à
déraper en 2002. Les excédents chinois (et aussi allemands) et les déficits des
autres puissances. La Chine est entrée dans l'OMC, car c'était à l'époque
l'intérêt des multinationales américaines qui se sont imaginé qu'à terme elles
pourraient prendre le marché chinois. Pari perdu: celui-ci est pour l'essentiel
réservé aux entreprises chinoises.
Un
protectionnisme qui a fait s'écrouler le rêve d'une Chinamérique…
La Chinamérique était
chimérique, c'était un marché de dupes. Dans ce G2 les Américains voulaient
être
Les Américains ont laissé
l'Europe se développer à condition qu'elle reste à sa place, c'est-à-dire un
cran en dessous, qu'elle reste une Europe atlantiste.
numéro un. Les Chinois
aussi. Les Américains s'en sont rendu compte en 2006, lorsque les Chinois ont
rendu public un plan baptisé «National medium and long term program for science
and technology development» dans lequel ils affichaient leur ambition d'être à
l'horizon 2020 autonomes en matière d'innovation, et en 2050 de devenir le
leader mondial: non plus l'usine mais le laboratoire du monde! Là, les
Américains ont commencé à s'inquiéter, car la force de l'Amérique c'est
l'innovation, la recherche, l'armée et le dollar. Si vous vous attaquez à la
recherche, que vous mettez en place une armée et une marine puissantes et que
vous développez une monnaie pour concurrencer le dollar, là vous devenez
dangereux. Lorsque les Chinois ont affiché leur volonté de faire du yuan
l'autre monnaie internationale pour pouvoir se passer du dollar, notamment dans
leurs accords commerciaux bilatéraux, cela a été la goutte d'eau de trop.
Toute attaque sur le
dollar est un casus belli. Lorsqu'ils ont créé l'euro, les Européens ont fait
très attention à ne pas en faire une monnaie concurrente du dollar, même si les
Français le souhaitaient au fond d'eux-mêmes. Les Américains ont laissé
l'Europe se développer à condition qu'elle reste à sa place, c'est-à-dire un
cran en dessous, qu'elle reste une Europe atlantiste. Avec une monnaie
surévaluée par rapport au dollar. Cela tombe bien puisque l'économie allemande
est bâtie autour d'une monnaie forte. Hier le mark, aujourd'hui l'euro.
Le traité
transatlantique peut-il néanmoins être profitable à l'Europe?
Les principaux
bénéficiaires de ce traité seront les multinationales américaines et
l'industrie allemande, notamment automobile. L'Amérique se veut plus que jamais
un empire, qui règne à la fois par le commerce, la technologie et la monnaie,
mais aussi par l'idéologie.
D'où les traités
transpacifiques et transatlantiques initiés par Hillary Clinton. Celle-ci vise
la présidence en 2016. Elle est à la manœuvre depuis 2010 dans une stratégie de
containment vis-à-vis de la Chine, mais aussi de la Russie. L'idée est de
fédérer les voisins de la Chine et de la Russie, dans une zone de libre-échange
et de faire en sorte que les multinationales américaines y trouvent leur compte
afin que progressivement le modèle américain s'impose et que les États-Unis
redeviennent le centre du monde. C'est pourquoi les États-Unis ont empêché le
Japon de se rapprocher de la Chine, la querelle entre les deux pays sur les
îles Diaoyu-Senkaku ayant opportunément surgi pour casser toute velléité de
rapprochement. Le Japon avec le nouveau premier ministre conservateur Abe est
revenu dans le giron de Washington.
Les principaux
bénéficiaires de ce traité seront les multinationales américaines et
l'industrie allemande, notamment automobile.
Le principal levier de
pression de cette stratégie élaborée par Hillary
Clinton est l'énergie. Grâce au
gaz et au pétrole de schiste, l'objectif des Américains est de ne plus dépendre
des importations pétrolières (et donc de se détacher du bourbier oriental), de
donner un avantage compétitif aux entreprises américaines, de rapatrier la
pétrochimie sur le sol américain. Les industriels américains ont désormais une
énergie beaucoup moins chère que les industriels européens, notamment
allemands. L'objectif est de devenir non seulement indépendant, mais aussi
exportateur d'hydrocarbures, pour faire en sorte notamment que l'Europe ne soit
plus dépendante du gaz russe.
L'énergie est la clé pour
comprendre le traité transatlantique. On donne aux Allemands ce qu'ils veulent,
c'est-à-dire la possibilité non seulement de développer leur industrie
automobile aux États-Unis, mais aussi d'avoir les mêmes normes des deux côtés
de l'Atlantique. Ils pourront produire en zone dollar avec des coûts salariaux
inférieurs, des modelés qu'ils pourront vendre en zone euro, voire dans le
Pacifique. Cette uniformisation des normes profitera également aux multinationales
américaines. Elles sont directement à la manœuvre et participent aux
négociations. Leurs objectifs: uniformiser les règles, les normes en les
alignant si possible sur le niveau le moins contraignant. Notamment dans la
santé, l'agriculture, les industries dites culturelles. Faire en sorte que les
Etats ne puissent pas remettre en cause ces normes. Ces traités délèguent en
fait une part des souverainetés populaires aux multinationales. Si les
Européens acceptent cette sorte de mise sous tutelle, alors les Américains
condescendront à nous exporter du gaz et surtout du pétrole de schiste à bon
prix. Merkel a un plan: passer de la dépendance au gaz russe à la dépendance au
charbon et au gaz américain, tout en ne froissant pas les Russes, qui restent
avant tout des clients. À l'opposé de Schröder, elle est américanophile et
russophobe.
Ces traités délèguent en
fait une part des souverainetés populaires aux multinationales. Si les
Européens acceptent cette sorte de mise sous tutelle, alors les Américains condescendront
à nous exporter du gaz et surtout du pétrole de schiste à bon prix.
Et la France dans
tout ça? Comment peut-elle tirer son épingle du jeu?
La France n'a rien à
gagner à ce traité transatlantique. On
nous explique que ce traité va générer 0,5 point de croissance, mais ces
pourcentages ne veulent rien dire. Le problème de la France c'est: comment et
où allons-nous créer de l'emploi? Et pas seulement des emplois de service bas
de gamme. Notre seule chance aujourd'hui est de créer des emplois à valeur
ajoutée dans le domaine de l'économie numérique, ce que j'appelle «Iconomie»,
c'est-à-dire la mise en réseau de toutes les activités. L'Allemagne
traditionnellement est moins portée sur ces secteurs où la France est
relativement en pointe. La France crée beaucoup de start-up, mais dès qu'elles
grossissent un peu, elles partent aux États-Unis ou sont rachetées par des
multinationales. Il faut que l'on développe nos propres normes. La France doit
s'engager dans la révolution numérique. Je suis partisan de doter tous les
enfants d'une tablette, ça ne coûte pas plus cher que les livres scolaires, et
si on les faisait fabriquer en France (11 millions de tablettes, renouvelées
tous les trois ans), cela créerait de l'emploi. Et dans le sillage des
tablettes, d'innombrables applications pourraient naitre et se vendre sur le
marché mondial.
La France n'a rien à
gagner à ce traité transatlantique.
Il n'y a pas de raisons
de laisser Google et autres Amazon en situation de monopole. La visite de
l'Opéra Garnier en live numérique, c'est Google qui l'a faite! La France avait
tout à fait les moyens de le faire! Si nous n'y prenons pas garde, la France va
se faire «googeliser»!
Il y a un absent
dans votre livre: la Russie. Celle-ci, avec Vladimir Poutine, semble pourtant avoir
renoué avec le chemin de la puissance…
Les Américains avaient un
plan, il y a 20 ans: démanteler totalement l'URSS, la réduire en de multiples
confettis, pour contrôler la Russie et ses matières premières, avec pour
ambition de donner l'exploitation des matières premières russes en concession
aux multinationales. Si Khodokovski a été victime de la répression poutinienne,
c'est bien parce qu'il allait vendre le groupe pétrolier Ioukos aux
Anglo-Saxons pour 25 milliards de dollars. Et qu'il pensait s'acheter la
présidence de la Russie avec cet argent. Poutine est alors intervenu. À sa
manière. Brutalement. Un peu comme en Géorgie hier et en Ukraine aujourd'hui.
On peut le comprendre. Il défend ce qu'il considère être les intérêts de son
pays. Mais il faut aussi lui faire comprendre qu'il y a des lignes à ne pas
franchir.
Ce pourrait-il
qu'elle devienne un quatrième empire?
Pour le moment non. Le
sous-titre de mon livre c'est: qui dominera l'économie monde? La Russie est un
pétro-État, c'est sa force et sa faiblesse. Poutine n'a pas réussi pour le
moment à diversifier l'économie russe: c'est la malédiction des pays
pétroliers, qui n'arrivent pas à transformer la manne pétrolière en industrie
dynamique.


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