L’Afghanistan tourne la page de l’ère Karzaï
LE MONDE | • Mis à jour le |Par Frédéric Bobin (Kaboul, envoyé spécial)
Kandahar, le 24 mars. Les forces américaines ont quitté la province, maintenant contrôlée par la police afghane. | JOHN WENDLE POUR LE MONDE
On l'appelle la « Montagne de l'éléphant ». Dressée un peu comme
un fortin naturel à la sortie nord de Kandahar, la grande cité du sud afghan,
l'excroissance rocheuse suggère un pachyderme à genoux. Le mollah Omar, chef
suprême des talibans, avait jadis habité au pied de ce massif. Et au-delà du
col qui plonge vers la vallée d'Arghandab, il y a ces murs grimés de slogans. « Le vote est le droit de tout homme et toute femme
», « Le vote
apporte l'unité », « L'élection
est la fondation de la société ».
S'il
fallait une image pour résumer la campagne en vue de l'élection présidentielle
en Afghanistan du samedi 5 avril, on retiendra celle-là : l'apologie graphique
du bulletin de vote au coeur de l'ex-berceau du mouvement taliban. Car en dépit
de la nuée d'orages qui ne cesse de plomber le ciel afghan, des attentats des
talibans, du désenchantement de la population face à bien des promesses non
honorées, l'Afghanistan va se livrer samedi à un exercice de démocratie
électorale.
Huit
candidats sont en lice pour tenter de succéder à Hamid Karzaï, le président
sortant qui ne pouvait pas se représenter pour un troisième mandat. Depuis la
chute du régime taliban fin 2001, précipitée par l'intervention militaire d'une
coalition internationale dirigée par les Américains, c'est la cinquième fois
que les Afghans sont appelés aux urnes après deux scrutins législatifs (2005 et
2010) et deux présidentiels (2004, 2009).
Cette
édition 2014 marque toutefois une première. Elle se déroule sur fond de retrait
des troupes de l'OTAN dont le mandat s'achèvera à la fin de l'année.
Contrairement aux exercices précédents, les Occidentaux ont joué un rôle
marginal dans l'organisation technique du scrutin comme dans les combinaisons
politiques entourant les candidats, une nouvelle donne qui illustre la
réappropriation par les Afghans de l'essentiel de leur souveraineté politique.
Les
Américains en particulier, qui se sont brûlé les doigts lors du scrutin de 2009
– leur intervention dans la controverse sur les fraudes électorales avait provoqué
leur rupture avec Hamid Karzaï – brillent cette fois par leur discrétion.
UNE TRANSITION INÉDITE
A
l'échelle de l'histoire longue, le scrutin de samedi constitue surtout un
précédent. Si aucun accident ne vient faire dérailler in extremis le processus,
il s'agira de la première transition démocratique en Afghanistan d'un chef
d'Etat à un autre.
Depuis
la fin de la monarchie en 1973, la chronique politique afghane n'avait été
rythmée que par des prises de pouvoir par la force : coup d'Etat communiste
(1978) préludant à l'invasion soviétique (1979) ; conquête militaire de Kaboul
par les moudjahiddine formés dans le djihad anti-Moscou (1992) ; conquête
militaire de Kaboul par les talibans (1996) puis renversement du régime taliban
du mollah Omar par l'intervention militaire occidentale post-11-Septembre 2001.
Le
scénario qui se profile cette fois-ci est bien différent. Hamid Karzaï
remettra, constitutionnellement les clés du palais présidentiel à son
successeur élu. L'événement est d'envergure. Cette transition inédite s'annonce
toutefois grevée d'aléas et de périls. Trois incertitudes dominent. La première
tient dans la menace proférée par l'insurrection des talibans de déstabiliser
le processus électoral.
Le portrait d'Hamid Karzaï (en édition abonnés) : Hamid Karzaï, le rêve afghan brisé
DES ATTAQUES
MEURTRIÈRES
Les
attentats insurgés ont été particulièrement meurtriers ces dernières semaines,
frappant des cibles symboliques à Kaboul dont l'impact médiatique est
soigneusement recherché dans le cadre de la guerre psychologique menée par la
rébellion. Vendredi 4 avril, une photographe allemande de l'agence américaine
Associated Press (AP) a été tuée dans l'est du pays. Elle était accompagnée
d'une journaliste canadienne qui a été blessée.
Le
succès de cette stratégie de la violence des talibans se mesurera au degré de
mobilisation électorale de la population samedi.
Lire notre reportage à Kandahar : « Près de Kandahar, les milices
antitalibans font régner un ordre précaire »
La
seconde incertitude a trait à l'ampleur des fraudes risquant de polluer la
consultation. Les dirigeants des deux structures de supervision – la Commission
électorale indépendante et la Commission des plaintes – ont été nommés par M.
Karzaï lui-même, ce qui jette un doute sur leur réelle indépendance. Un autre
fait troublant suscite l'inquiétude : 20,5 millions de cartes d'électeur ont
été émises alors que le corps électoral est évalué à 13 millions de personnes
–, ce qui signifie que 7,5 millions de documents falsifiés circulent. Si le
danger de fraudes n'est pas désamorcé, la transition politique est menacée.
« Des fraudes massives ne seraient
pas acceptées par le peuple afghan », avertit Abdullah Abdullah, l'un des candidats de l'opposition
à M. Karzaï, sans trop s'appesantir sur les risques de violences qui pourraient
en découler.
Lire l'édito du Monde : Afghanistan : les talibans, la
terreur et le vote
L'INFLUENCE DU PRÉSIDENT
SORTANT
Enfin,
troisième hypothèque : quelle sera la réalité de la retraite politique de M.
Karzaï ? Si le président sortant s'apprête à quitter formellement le pouvoir,
le Tout-Kaboul bruisse déjà de rumeurs sur son intention de continuer à jouer
un rôle de premier plan en coulisse.
On
lui prête en particulier le plan de s'arroger le statut de mentor de facto du
prochain président. Le fait qu'il se fasse aménager une belle résidence en
marge du palais présidentiel – dotée d'une porte communicante – serait
l'illustration de cette ambition. Mais la réussite de son projet dépendra bien
sûr de la personnalité de son successeur.
Parmi
les huit candidats, trois figures se détachent : Abdullah Abdullah,
ex-lieutenant du commandant Massoud (le « Lion du
Panchir ») qui l'avait déjà mis en ballottage en 2009 ; Ashraf
Ghani, anthropologue de formation ayant fait sa carrière à la Banque mondiale ;
et Zalmaï Rassoul, ex-ministre des affaires étrangères de M. Karzaï dont il est
très proche. La logique voudrait que M. Rassoul soit l'héritier pressenti. Mais
la campagne moyenne qu'il a menée fait douter de sa capacité à s'imposer dans
les urnes.
Aussi
M. Karzaï pourrait-il devoir « cohabiter » avec un successeur qui n'est pas
forcément de son goût. Là, tout autant que dans les risques liés à
l'organisation du scrutin, réside l'inconnue de la transition afghane.
Lire (en édition abonnés) : A Kandahar, luttes intestines au sein
du clan Karzaï
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