La machine à propagande de Vladimir Poutine
LE MONDE | • Mis à jour le |Par Marie Jégo (Moscou, correspondante)
Des militants pro-Poutine lors d’une manifestation favorable à la politique russe en Crimée, le 15 mars à Moscou. | AFP/DMITRY SEREBRYAKOV
Parce qu'elle est intervenue dans la foulée des Jeux de Sotchi,
l'opération spéciale des forces russes en Crimée a été accueillie par les
Russes comme la victoire de leur équipe de football favorite, aux cris de « La Crimée est à nous » et « Jamais nous ne lâcherons les nôtres ».
Expédiée
en dix-neuf jours – les troupes russes sont intervenues le 28 février, la
Crimée est devenue « sujet » de la Fédération le 18 mars – l'annexion de la
presqu'île a déchaîné l'enthousiasme du public. Selon le Centre d'étude de
l'opinion publique (VTsIOM), 90 % des Russes l'approuvent. Dans la foulée, la
popularité de Vladimir Poutine s'élève à plus de 80 % d'opinions favorables,
contre 60 % en janvier.
Le
petit écran alterne l'alarmisme et l'euphorie. Toutes les chaînes publiques –
Rossia 1, Rossia 2, Rossia 24 – ou privées – NTV, propriété de Gazprom, Ren-TV
et la 5e chaîne, du milliardaire et ami de
Vladimir Poutine Iouri Kovaltchouk – font la part belle à la pensée unique. La
victoire de l'armée russe en Crimée est encensée tandis que l'Ukraine est
dépeinte comme un « territoire » à la dérive, rançonnée par des bandes
criminelles, la faute au « pouvoir
fasciste de Kiev » qui
s'en prend aux russophones, « les nôtres ».
RASMUSSEN « A LÉGALISÉ L'INCESTE
»
Les
commentateurs ne font pas dans la dentelle : « Les
Européens sont les collaborateurs des nazis, la Russie est devenue le nouveau
rempart du fasciste mondial », affirmait, dimanche 23 mars, Arkadi
Mamontov, le présentateur vedette de Rossia 1. « Rappelez-vous que le secrétaire général de l'OTAN, ce Norvégien , a légalisé
l'inceste du temps où il était premier ministre ». Quant à Arseni
Iatseniouk, le premier ministre ukrainien, « son
appartenance à l'Eglise de la scientologie lui assure le soutien des Américains
», assénait deux jours plus tard le présentateur Boris
Kortchevnikov sur la même chaîne.
Les
reportages sur l'Ukraine n'ont aucun contenu informatif. Les images d'actualité
sont mélangées à des extraits d'archives ou des fictions ; les commentaires
sont outrageusement émotionnels. « L'Ukraine
c'est des assassinats, une cruauté monstre, des armes partout »,
résumait, le 23 mars, la députée Irina Iarovaïa du parti pro-Kremlin
Russie unie, interrogée par la chaîne publique Rossia 1. Vue de Moscou,
l'Ukraine est peuplée de Russes et de fascistes. Jamais d'Ukrainiens.
CONSIGNES AUX RÉDACTIONS
La
bonne parole descend tout droit du Kremlin. Chaque semaine, l'administration
présidentielle fait distribuer aux rédactions les consignes à suivre (temniki en russe). Le journaliste Ilia
Barabanov a publié sur sa page Facebook les ordres transmis aux télévisions
pour la semaine du 28 mars au 6 avril.
Au
chapitre « Lignes directrices du travail d'information sur l'Ukraine », il est
recommandé de mettre l'accent sur les aspects suivants : « absence de loi, chaos, nazis aux postes clés de
l'Etat, police tétanisée par la peur, déferlement de criminalité, économie au
bord du gouffre… ». Pour la Crimée, c'est différent : « Faire la propagande des vacances d'été sur le
thème : c'est proche, sécurisé, c'est chez nous ».
Courante
à l'époque de l'URSS, cette pratique est révolue en Ukraine depuis 2004, au
moment de la « révolution orange ». Les journalistes ukrainiens, ulcérés par la
censure, les ordres de la présidence, les commandes des oligarques, ont envoyé
promener les temniki, la subordination, la peur. La Russie a
suivi le chemin inverse, renouant avec la propagande, la désinformation,
l'autocensure.
« 5E COLONNE » ET «
NATIONAUX-TRAÎTRES »
A
Moscou, la moindre opinion dissidente est immédiatement stigmatisée. En
témoignent les campagnes d'opinion récentes contre le rockeur Andreï
Makarevitch, l'humoriste Viktor Chenderovitch, le professeur d'histoire Andreï
Zoubov, la chaîne de télévision alternative Dojd, laquelle a perdu ses contrats
de diffusion par câble pour une phrase jugée déplacée sur le siège de Leningrad
en 1941. Les allusions récentes du président russe à la « 5e colonne » et aux « nationaux-traîtres » ne sont pas faites pour rassurer.« Après
l'Ukraine, il s'en prendra à nous, les intellos récalcitrants »,
explique une professeur d'histoire qui ne veut pas que son nom soit mentionné.
Un projet de loi en cours d'élaboration prévoit des condamnations envers les
journalistes qui se risqueront à dépeindre sous un jour « négatif » les actions de l'armée et du
gouvernement.
Grillant
une cigarette avant son émission hebdomadaire à la radio Echo de Moscou, la
chroniqueuse Evguenia Albats n'en revient pas : « Les gens croient dur comme fer à cette
propagande. Ma propre soeur jumelle, une femme informée, est tombée dans le
panneau. Il ne se passe pas un jour sans qu'elle ne me mette en garde contre le
péril fasciste à Kiev ».
Pour
Lev Goudkov, directeur du centre d'études de l'opinion Levada, « la machine de propagande a pris une ampleur sans
précédent. Au début, les événements en Ukraine ont été présentés comme un
complot de l'Occident contre la Russie, puis le thème du vide du pouvoir et de
l'état désagrégé a pris le dessus. Il fallait préparer l'opinion à l'entrée
éventuelle en Ukraine des troupes venues de Moscou ».
LE MONDE RUSSE ET L'ÉTRANGER
Ce
déferlement de propagande cherche à rassembler le public russe autour d'un
consensus xénophobe et agressif qui met en opposition « les nôtres »(le monde russe) et « l'autre » (l'étranger). Dans son discours du 18
mars, jour du rattachement de la Crimée à la Fédération, Vladimir Poutine a
énoncé les deux nouvelles priorités de sa politique étrangère : la défense des
Russes où qu'ils soient et la réparation de l'« humiliation » subie par la Russie de la part de
l'Occident après l'effondrement de l'URSS.
Lire également (édition abonnés) : Paris, Berlin et Varsovie pour une
politique d'ouverture à l'Est
Ces
thèmes ont fait mouche. « Vladimir
Poutine a enflammé la Russie et il faut reconnaître qu'elle brûle bien. Il a
réveillé dans l'âme du peuple russe la bête qui y sommeillait »,
décrypte Vladimir Pastoukhov, professeur de sciences politiques au St Antony
College d'Oxford, dans une analyse publiée par Novaïa Gazeta le 25 mars. « Cette bête s'appelle le messianisme russe.(…) Ses racines remontent à Byzance, à la Troisième
Rome, au Panslavisme et à l'internationale communiste en fin de compte »,
poursuit le politologue, certain que « le
messianisme restera la force motrice de l'Histoire russe ».
Voir notre visuel interactif : Après la Crimée, d'autres territoires
convoités par Poutine ?
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