Les dilemmes du journaliste sont nombreux, mais il y en a un qui s’est présenté deux fois dans les deux dernières années, ce qui est somme toute assez rare. D’abord l’épidémie de Covid-19 (et son cortège d’extraordinaires conséquences), puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie (et son cortège de toutes aussi extraordinaires conséquences). Soudain, tout est suspendu, on ne parle plus que de ça, plus que ça ne nous intéresse, et c’est bien normal. Mais nous, notre domaine, ce sont la culture et les idées. Alors que faire ? Doit-on se mettre nous aussi à ne parler que de ça ? Doit-on tout regarder au prisme de l’épidémie et de la guerre ? Doit-on panacher ? Mais à quoi sert de parler d’un roman d’amour ou d’un essai sur l’histoire de l’écriture à un moment où le monde entier a les yeux rivés sur la comptabilité des lits de réanimation ou la progression des troupes russes ? Est-ce rendre service à nos lecteurs et lectrices ? Est-ce rendre service aux auteurs et autrices de ces livres ? Faisons-nous encore notre métier ?
Bien sûr ces questions, au regard de la gravité des problèmes posés par ces événements, paraissent elles-mêmes triviales. Nous les gardons donc pour nous, car pourquoi faire étalage de dilemmes si contingents ? Ce serait presque indécent. Ce sont des tracas de privilégiés que de se demander quoi dire, quand pour d’autres, il est question de vie ou de mort. Alors nous nous taisons et essayons de régler les choses en notre for intérieur - au mieux dans de petits collectifs de confiance.
Ce qui est fascinant, c’est qu’il n’y a pas de règles édictées par l’expérience, pas de lois du métier qui disent quoi faire, pas de métriques qui permettent d’objectiver la réponse. Tout se joue dans les consciences et se reformule à chaque fois dans des termes à la fois nouveaux (une épidémie mondiale, ce n’est pas une guerre à l’est de l’Europe) et semblables (« là, les gens ont envie de lire autre chose »). Dans ces moments-là, on aimerait savoir qui sont vraiment ces « gens » (c’est l’autre nom de nos lecteurs et lectrices, mais une fois qu’on a dit ça…), ce qu’ils pensent vraiment. Mais même si on le savait, faut-il leur donner ce dont ils ont « envie » ? Ce sont les éternelles questions du journalisme - celles du choix des sujets, de leur hiérarchie, de leur traitement - mais posées avec une acuité telle qu’on ne peut pas se reposer sur les vieux réflexes, faire confiance aux habitudes. C’est donc peut-être en nous les posant que, tout simplement, nous faisons notre métier.
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