Jürgen Habermas fait partie de ces grandes voix internationales qu’il est toujours utile d’écouter. D’autant plus précieuses qu’elles se font rares. A 92 ans, celui qu’on surnomme « le dernier grand philosophe » ne cesse de nous surprendre. C’est donc au soir de sa vie que le penseur allemand pose la question essentielle et nourrie d’inquiétude : « Que peut encore la philosophie aujourd’hui ? » Pour y répondre, il s’est lancé dans un travail titanesque : « Une histoire de la philosophie », dont paraît le premier volet en France, aux éditions Gallimard. Ce tome I au titre presque poétique, « La Constellation occidentale de la foi et du savoir », se présente comme une généalogie de la pensée postmétaphysique. Habermas y mène une vaste exploration des relations qu’ont entretenues la raison et la religion, de l’Antiquité jusqu’à la rupture moderne.
Si les contemporains que nous sommes avons tendance à n’en retenir que l’aspect conflictuel, Habermas révèle, au contraire, que c’est par « osmose » avec certaines idées de la tradition chrétienne que la pensée séculière s’est forgée, dans un long processus d’apprentissage : la philosophie a absorbé « des contenus de vérité » des croyances religieuses et donné un sens moral aux espérances de salut. A cet égard, Habermas peut bien dire en effet que « la religion appartient aussi à l’histoire de la raison », si étrange que cela puisse sonner à nos oreilles – surtout à celles de Français imbibés de laïcité. C’est pourtant bien du point de vue d’un « athéisme méthodologique » que l’intellectuel nous parle.
Habermas suit ainsi les traces de l’évolution des concepts, montrant que le progrès de la pensée se fabrique au fil des siècles, par autocorrectifs permanents, la philosophie reprenant sans cesse les mêmes questions dans des contextes socio-historiques différents. C’est cette grande chaîne d’approfondissement de la connaissance sur l’homme et le monde qu’Habermas redoute de voir s’interrompre à l’heure où les sciences connaissent un processus de spécialisation toujours plus avancée. Si la philosophie ne peut plus prétendre embrasser le tout du savoir, elle ne doit pas pour autant renoncer à poser les grandes questions sur le « Tout », plaide-t-il.
À l’occasion de la parution française d’« Une histoire de la philosophie », le penseur allemand a accordé à « l’Obs » un entretien exceptionnel, dans lequel il évoque cet héritage religieux de la raison moderne, la place des croyances en démocratie, la tâche actuelle de la philosophie, mais aussi l’ère de la post-vérité et la montée de l’extrême droite à une époque de « régression politique »… Pour mener cet échange, nous avons invité Michaël Fœssel à se joindre à nous. Dans une introduction lumineuse, le philosophe français présente cet ouvrage-cathédrale, qui vient parachever l’œuvre habermassienne et nous donne bien des raisons de ne pas désespérer de la raison.
Ce grand entretien avec Jürgen Habermas, ainsi que l’article de Michaël Fœssel, sont à lire cette semaine dans les pages Idées de l’Obs et sur notre site Bibliobs.com.
Mais terminons cette lettre par une pensée émue pour un autre philosophe, disparu le 8 novembre dernier, à 83 ans, dans sa résidence de Baja California, au Mexique : Sylvère Lotringer. Professeur émérite de philosophie française à l’université de Columbia à New York, l’intellectuel, né à Paris, fut un incomparable passeur d’idées entre la France et les Etats-Unis. Il y avait en effet introduit la « French Theory », aussi bien dans le milieu culturel underground new-yorkais que dans les campus américains, notamment par le biais de la revue « Semiotext(e), qu’il crée en 1974 et transforme en maison d’édition en 1983. L’homme était aussi charmant qu’original. C’est la mémoire de toute une époque qui part avec lui, il va cruellement nous manquer. En 2017, Sylvère Lotringer nous avait accordé une longue et passionnante interview sur son ami Jean Baudrillard. Le
« cool prophète » n’avait jamais été aussi bien raconté. Le texte est, bien sûr,
à retrouver sur Bibliobs.com.
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