Pour le 75 eme anniversaire de la libération des camps...
Un numéro au côté droit
Je me souviens du vieux Paul sur le banc de la gare. Du vent aussi qui déchirait le brouillard. Je me souviens du rail qui luisait, puis s’effaçait vers le lointain, là-bas, d’où les hommes ne revenaient jamais. C’est ce qu’il disait, Paul, quand il parlait du train. De ces cages à bestiaux où l’on poussait les corps à coups de trique. « 60 hommes, huit chevaux. » C’était écrit dessus, avec le sigle SNCF. C’est loin, déjà. Mars 1944. Des coups à la porte. Il l’avait raflé, brûlé aux cigarettes. Des mots de milice braillaient autour de lui, des mains frappaient au visage..Cest après qu’il y avait eu le wagon. Ces wagons qui croisaient le chemin de mon enfance et dont j’avais peur parce que là passaient les mêmes trains que ceux qui avaient emporté Paul et les autres. Il en parlait souvent, Paul, du wagon. Le front collé aux parois et puis cette odeur, ce purin d’hommes qui vous rentrait par tous les pores et vous rendait animal. Le train s’arrêtait parfois. Les yeux lorgnaient à travers les barbelés sur d’autres visages entassés contre les lucarnes d’autres trains. Il ne se souvenait plus vraiment, cinq jours peut-être à traîner dans les gares en attente de lumière. La soupe parfois, jetée comme on verse la gamelle aux chiens. Autour de l’écuelle, les yeux avaient grossi. Ils mangeaient les visages, repoussant vers le bas la peau des joues. Des regards tziganes, des yeux qui avaient dû être jeunes, d’autres qui ne s’ouvraient plus. Et ce lisier d’hommes toujours, ces poux qui rongent l’aisselle, cet avenir d’étable. Les portes se sont ouvertes à Auschwitz. Des corps sont tombés. Paul est tombé lui aussi. Il lapait l’eau des flaques. Une main parfois le relevait. Une de ces mains qui serraient son épaule, une main de vieux disparu aussitôt dans l’éclat des chambres à gaz. .Ils ont crié, les enfants, et Paul gardait toujours en lui ces cris dans la chambre blanche où il ne dormait plus vraiment. Le ciel de son lit se peuplait de fantômes. Des mains aux barbelés, des hurlements de femmes quand on arrachait leurs enfants. Et puis ces yeux qui craquaient quand soudain s’entrevoyait l’innommable. Des mois à charrier des corps qui ne pesaient pas plus que le poids d’un avenir. Quand le camp fut libéré, en janvier 1945 il y eut la marche infinie dans l’hiver qui rognait les vies. Le retour, une carcasse de trente-deux kilos. Le poids du crime. La chambre blanche et le ciel de lit qu’il allait rejoindre quand l’ombre tombait dans les gouffres
Il y a toujours la gare, le brouillard aussi. Et Paul endormi. Après le purin d’hommes, les parfums ne font plus frissonner ses narines. Il dort sous le soleil, la main sur la poitrine. Presque tranquille. Il a un numéro au côté droit.
Il y a toujours la gare, le brouillard aussi. Et Paul endormi. Après le purin d’hommes, les parfums ne font plus frissonner ses narines. Il dort sous le soleil, la main sur la poitrine. Presque tranquille. Il a un numéro au côté droit.
Michel ETIEVENT
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