jeudi 27 septembre 2018

" Si les révisions sont bloquées, la Constitution peut s'affaiblir "


27 septembre 2018

" Si les révisions sont bloquées, la Constitution peut s'affaiblir "

Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, s'inquiète des difficultés des gouvernements à faire évoluer les textes de la Ve République

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Nommé en février  2016 par François Hollande à la présidence du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius fait un premier bilan d'étape de son mandat de neuf ans. Il s'inquiète des difficultés des gouvernements à faire évoluer la Constitution. Malgré le succès des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), il s'étonne qu'elles portent rarement sur le droit du travail.


Le principe de séparation des pouvoirs et le respect de la Constitution ont-ils été violés à l'occasion de la commission d'enquête sénatoriale sur l'affaire Benalla ?

Deux séries de questions peuvent être évoquées à ce sujet. D'abord le fait qu'une procédure parlementaire ne doit pas empiéter sur une procédure judiciaire. Ensuite, savoir qui peut être convoqué devant une commission d'enquête parlementaire. Il est généralement admis qu'un président de la République n'a pas à se rendre devant une telle commission. Le gouvernement, dont le Parlement contrôle l'action, ce n'est pas la présidence de la République. Mais il existe des zones intermédiaires. Quel est le statut des collaborateurs de la présidence ? La réponse donnée en pratique a varié avec le temps. Vous comprendrez que je ne tranche pas ici, au cas où le Conseil constitutionnel serait saisi.


La réforme de la Constitution voulue par le chef de l'Etat répond-elle aux besoins de modernisation des institutions ?

C'est au Parlement de répondre. Ce qui est certain, c'est que la Constitution de la Ve République bénéficie d'une durée de vie beaucoup plus longue que les précédentes, notamment grâce à sa capacité d'adaptation. Elle a déjà été révisée vingt-quatre fois.


La réforme de 2008 sous Nicolas Sarkozy, introduisant la QPC, était passée à une voix tandis que celle sur l'indépendance de la justice n'a pas atteint le Congrès sous le mandat de François Hollande. Celle-ci semble déjà incertaine…

D'une façon générale, si, faute de pouvoir réunir les conditions politiques nécessaires, les procédures de révision sont bloquées, c'est la Constitution qui peut s'affaiblir. De nouvelles problématiques qui n'existaient pas en  1958 peuvent en effet surgir, comme, par exemple, le fait que les anciens présidents de la République ne devraient plus siéger au Conseil constitutionnel compte tenu du plein rôle juridictionnel que celui-ci a acquis. J'observe également que, si on inclut trop de sujets dans une réforme, cela peut compliquer l'obtention du consensus politique, qui est exigeant. Le président de la République nous fait l'honneur de venir au Conseil constitutionnel le 4  octobre pour célébrer le 60e anniversaire de la Constitution. Peut-être souhaitera-t-il aborder ces sujets.


Que pensez-vous de la pratique anglo-saxonne des " opinions dissidentes " qui permet aux juges opposés à une décision de rendre publics leurs arguments ? Emmanuel Macron s'y est dit favorable…

Dans notre tradition, le secret du délibéré est considéré comme protégeant l'indépendance des juges. Ceux-ci ne se prononcent pas en fonction de ce que pensent ceux qui les ont nommés ou de ce qu'on croit être leurs inclinations propres. Et c'est tant mieux. Imaginez qu'on nomme les membres du Conseil constitutionnel en fonction de leurs positions sur l'IVG, comme aux Etats-Unis…


Mais les affinités politiques existent puisqu'ils sont nommés par le président de la République et les présidents des deux Assemblées…

C'est un vieux débat. Sans trahir le secret de nos délibérations, je vous assure que, dès la porte du Conseil franchie, les étiquettes anciennes sont indiscernables. Dans l'immense majorité des cas, nous partageons une même approche. Et quand il existe une divergence, il peut y avoir un vote. D'ailleurs le contenu des délibérés de plus de vingt-cinq ans que nous avons rendus publics atteste un dépassement des logiques partisanes.


Quel bilan tirez-vous de vos deux premières années à la tête de cette institution ?

En même temps qu'une pleine " juridictionnalisation " du Conseil, j'ai souhaité l'ouvrir davantage vers la société et vers l'international. Par exemple, en abandonnant le sacro-saint " considérant " dans nos décisions au profit d'une rédaction plus intelligible et de style direct, en modernisant l'ensemble de nos outils. Nous avons fait en sorte de rendre notre travail mieux compréhensible par tous. Nous ne faisons évidemment pas la Constitution, mais nous en modernisons la lecture par nos décisions. Comme celle reconnaissant le principe de fraternité et en tirant les conséquences.
Avec les questions prioritaires de constitutionnalité, qui représentent 80 % de nos décisions, nous sommes désormais sollicités sur tous les sujets de société. Certains peuvent paraître techniques, mais sont importants au regard des libertés comme notre décision de juin dernier à propos de la loi sur la protection des données personnelles. Nous avons validé le fait qu'une administration puisse prendre une décision concernant une personne sur la base d'un algorithme, mais à la condition que celui-ci soit compréhensible par un humain et humainement contrôlé.


Un grand nombre de QPC portent sur la fiscalité. Est-ce un instrument réservé aux riches contribuables qui ont des avocats tatillons ?

Certainement pas. Le cœur des questions qui nous sont soumises concerne les libertés. L'ampleur du contentieux fiscal tient sans doute à la complexité du code général des impôts, cependant que les grands cabinets d'avocats spécialisés ont bien compris l'intérêt de la QPC. Il y a un domaine dans lequel nous sommes assez peu sollicités, c'est le droit du travail. J'en ai fait la remarque à plusieurs responsables syndicaux et patronaux. Ils sont très attachés à la négociation, mais ce n'est pas contradictoire. Nous dresserons un bilan complet de la QPC en  2020, après dix ans de fonctionnement. Déjà, notre activité a presque quadruplé au titre du contrôle de la constitutionnalité des lois. Je souhaite vérifier jusqu'à quel point la QPC est devenue ce qu'on peut appeler une " question citoyenne ", et s'il y a des améliorations à envisager.


Vous avez soutenu des initiatives du président de la République sur le climat. Cela ne -compromet-il pas votre -impartialité ?

En aucune façon. Chacun sait comment j'ai agi dans le passé pour l'accord de Paris sur le climat. On m'a demandé aussi de présider le groupe d'experts juridiques internationaux qui a préparé le projet de " Pacte Mondial " pour l'environnement, discuté actuellement à l'ONU. Je veille à respecter ce qu'exigent mes fonctions présentes.


Ce qui se passe en Hongrie et en Pologne ne montre-t-il pas la fragilité de l'Etat de droit ? Notre édifice est-il aussi solide qu'il en a l'air ?

Nos concitoyens doivent prendre conscience que, lorsqu'un gouvernement veut s'attaquer à l'Etat de droit, il commence souvent par s'en prendre aux juges constitutionnels indépendants. Dégrader l'Etat de droit, cela peut aller très vite. C'est évidemment le Parlement qui fait souverainement la loi. Mais la loi, instrument essentiel, ne peut pas faire n'importe quoi et c'est la nature même d'une Cour constitutionnelle d'y veiller.
propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin
© Le Monde

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