vendredi 28 septembre 2018

Loi de bioéthique : le dossier à hauts risques de Macron


28 septembre 2018

Loi de bioéthique : le dossier à hauts risques de Macron

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 L'exécutif redoute que le débat sur l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes soit aussi agité que celui du mariage gay
 L'Elysée espère conforter l'aile gauche de la majorité ; la droite et l'extrême droite y voient le moyen de mobiliser contre " la marchandisation des corps "
 Agnès Buzyn, la ministre de la santé, portera ce débat sensible au Parlement et souhaite qu'il ne soit pas " hystérisé "
Pages 10-11 et débats pages 20-21
© Le Monde



28 septembre 2018

La bioéthique, terrain miné pour Macron

Sur la possible extension de la PMA, Edouard Philippe a souhaité un débat " le plus intelligent possible "

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C'est un chantier à haut risque pour Emmanuel Macron. Si le président de la République ne compte pas revenir sur sa promesse d'ouvrir la procréation médicalement assistée (PMA) à  toutes les femmes, il sait à quel point le sujet est -politiquement inflammable dans un pays qui, il y a encore cinq ans, se déchirait sur le mariage pour tous. D'autant que les opposants de droite – Laurent Wauquiez (Les Républicains) et Marine Le Pen (Rassemblement national) – ont décidé d'en faire un combat. Et que La Manif pour tous a déjà commencé à  organiser des manifestations.
" J'ai la conviction que nous ne pouvons pas, sur ces sujets, rechercher le consensus, a déclaré le premier ministre, Edouard Philippe, mercredi 26  septembre, à l'Assemblée nationale. Mais nous devons rechercher le débat le plus intelligent possible, au sens où nous pouvons, je crois, écouter et respecter les convictions des autres. " Dans la même veine,la ministre des -solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, qui va défendre le texte, a  souhaité " un débat apaisé " qui " ne soit pas hystérisé ".
Autant de vœux (pieux ?) qui -disent, en creux, l'inquiétude de l'exécutif, lequel sait combien l'affaire est politiquement risquée. Comme secrétaire général adjoint de l'Elysée, sous le précédent quinquennat, Emmanuel Macron a assisté à l'accouchement dans la douleur de la loi ouvrant le mariage et l'adoption pour tous les couples. Pendant la campagne présidentielle de 2017, le candidat d'En marche ! avait jugé que les opposants au -mariage pour tous avaient été - " humiliés ". Et qu'il fallait savoir écouter cette " France-là ".
A l'Elysée, l'entourage du président s'est également penché sur la manière dont le débat sur -l'interruption volontaire de grossesse (IVG) s'est déroulé au milieu des années 1970, pour en tirer des enseignements. " Simone Veil a eu l'intelligence de ne pas en faire une conquête féministe, mais un sujet de santé publique, car les femmes qui se faisaient avorter clandestinement y laissaient souvent la vie ", explique un proche de l'exécutif.
" Aujourd'hui, 75 % des Français sont favorables à l'extension de la PMA. La société a  profondément évolué, note Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos. Mais ce débat va bien au-delà du sujet de la PMA, il mobilise des systèmes de valeurs entiers, c'est la question de l'individualisation des droits des personnes qui est en jeu par rapport à celle des normes -essentielles. C'est pour cela que ce -débat est inflammable. "
Pour autant, l'exécutif n'envisage en aucun cas de renoncer à la PMA pour toutes. Interrogé sur Europe 1, mardi, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, a  souhaité " que l'on puisse aller jusqu'au bout "" C'est une promesse de campagne ", rappelle-t-on à l'Elysée. C'est aussi " un élément de la jambe gauche de la politique d'Emmanuel Macron ", analyse de son côté François Patriat, président du groupe La République en marche (LRM) du Sénat.
Epineuse réformeAlors que l'image du chef de l'Etat, qui a multiplié les réformes économiques, s'est droitisée depuis son élection, cette mesure sociétale – la première de son quinquennat – constituerait sans conteste un marqueur de gauche. -Selon un sondage Ipsos, en date du 13  juin, 80 % des sympathisants LRM y sont favorables. Ce chiffre monte à 89  % dans les rangs socialistes et descend à 59  % pour les sympathisants de LR et à 65 % pour ceux du RN.
La loi sur la bioéthique doit être présentée en conseil des ministres à la fin de l'année, avant d'être débattue au Parlement début 2019. Si elle parvient à éviter les écueils ayant jalonné le parcours du mariage pour tous, qui avait fait descendre dans la rue plusieurs dizaines de milliers d'opposants, ce texte présente un autre avantage putatif pour l'exécutif. Alors que le gouvernement prépare une épineuse réforme des retraites pour 2019, et qu'il devrait tenir des positions fermes sur l'immigration pendant la campagne des élections européennes, la loi sur la bioéthique pourrait lui permettre d'envoyer des signaux à l'électorat de gauche ayant voté pour M. Macron.
Mais l'exécutif devra d'ici là déminer le débat. Et répondre aux inquiétudes qui se sont déjà -exprimées. Que ce soit celles de la Conférence des évêques, qui a publié un long texte le 21  septembre, ou de La Manif pour tous, qui a déjà lancé une campagne d'affichage et dont la présidente, -Ludovine de La Rochère, court les plateaux de télévision pour critiquer la réforme.
Le gouvernement a déjà indiqué qu'il n'était pas question de légaliser la gestation pour autrui (GPA), c'est-à-dire le recours aux  mères porteuses. Le fait d'utiliser " le corps d'une femme pour lui faire porter un enfant qu'elle ne gardera pas (…) rentre dans la marchandisation du corps humain ", a insisté Mme Buzyn. Sur la question d'une " référence paternelle ", que les opposants à la PMA pour toutes jugent nécessaire, l'exécutif ne s'est pas encore prononcé. Mais il pourrait y répondre, s'il décidait, dans la loi sur la bioéthique, de revenir sur l'anonymat du don de sperme.
Par ailleurs, cela fait des mois qu'Emmanuel Macron travaille à calmer le jeu. Il a beaucoup -consulté et notamment multiplié les gestes à l'égard des catholiques, très sensibles aux questions bioéthiques. Le 9  avril, devant les évêques réunis au Collège des -Bernardins, il a ainsi regretté que le lien entre l'Eglise et l'Etat soit " abîmé " et exprimé le souhait de le " réparer ".
Depuis le début de l'année, le chef de l'Etat a organisé deux -dîners, consacrés à la fin de vie - (le 13  février) et à la procréation (le 23  mai). Y assistaient Agnès Buzyn, mais aussi des représentants des cultes, des généticiens, des philosophes, des pédiatres ou des pédopsychiatres… " Le 23  mai, Tugdual Derville - ancien porte-parole de La Manif pour tous - y était. Tout comme le gynécologue François Olivennes ou la sociologue Irène Théry ", précise-t-on à l'Elysée.
Sujets délicatsLes Etats généraux de la bioéthique – débats qui se sont déroulés entre janvier et mai –, sous l'égide du Comité consultatif national d'éthique, ont en outre permis à M. Macron de dresser une photographie partielle de l'état de l'opinion sur ces sujets délicats. Mardi 25  septembre, le CCNE a clos ce -cycle avec la remise de son avis sur la bioéthique, qui se dit favorable à la PMA pour toutes, mais aussi à la congélation des ovocytes, la levée de l'anonymat des dons de sperme, la recherche sur l'embryon ou les tests génétiques…
" Cet avis ne préjuge en rien de ce que nous allons faire ", précise prudemment l'Elysée, où l'on fait remarquer en outre que la personnalité de la ministre de la santé, ancienne médecin, qui portera le débat, n'est pas de nature à enflammer le débat. " Christiane Taubira, qui portait la loi sur le mariage pour tous, était beaucoup plus clivante ", reconnaît un conseiller du président. " Je ne crois pas à une répétition du mariage pour tous, explique Brice Teinturier.  A l'époque, les sympathisants de droite qui manifestaient se mobilisaient certes contre le mariage homosexuel. Mais ils avaient aussi la volonté d'en découdre avec un pouvoir socialiste honni. "
Virginie Malingre
© Le Monde


28 septembre 2018

La droite et l'extrême droite prêtes au combat

Très mobilisés contre le mariage pour tous, LR et le RN s'opposeront aussi à une extension de la procréation médicalement assistée

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Vers un deuxième round ? L'extension de la procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes -envisagée par Emmanuel Macron pourrait réveiller la vive oppo-sition de la droite et de l'extrême droite qui s'était exprimée lors des débats sur le mariage pour tous, en  2012 et 2013. Le parti Les Républicains (LR) comme le Rassemblement national (RN, ex-Front national) ont d'ores et déjà fait savoir qu'ils s'opposeraient à un éventuel projet de loi en la matière. Ce qui ne préjuge pas de leur attitude au cas où La Manif pour tous susciterait une nouvelle mobilisation. Il y a cinq ans, les deux camps avaient majoritairement défilé au côté du mouvement. Un épisode qui a laissé des traces.
La position officielle de LR -consiste à rejeter toute modification de la loi. " Notre parti est -contre l'extension de la “PMA sans père”, affirme Laurence Sailliet, porte-parole de LR, qui reprend à son compte l'expression de La Manif pour tous. Il y a une pénurie de gamètes, cette réforme mènerait à leur marchandisation. "
Le président de LR, Laurent -Wauquiez, a répété son opposition à -titre personnel. " Un enfant reste le fruit d'une femme et d'un homme. La société qui revient sur cela va vers un monde sans repères ", estimait-il dans un entretien à -Valeurs actuelles, en septembre  2017. Rien d'étonnant de la part de celui qui s'était retrouvé en première ligne lors des manifestations contre le mariage pour tous. M.  Wauquiez a par ailleurs pesé de tout son poids pour que Sens commun, l'émanation politique de La Manif pour tous, puisse trouver sa place au sein de LR.
Le débat concernant la PMA doit néanmoins encore avoir lieu au sein du parti. Le vice-président de LR, Jean Leonetti, spécialiste -reconnu des questions de bio-éthique, devrait ainsi participer à une réunion du groupe à l'Assemblée nationale pour aborder cette question. " Nous ne sommes pas ici dans le médical, mais le sociétal. L'extension de la PMA n'est pas la réponse à une anomalie mais à un désir, souligne-t-il. C'est un sujet à polémique sur lequel nous n'avons pas la sérénité et le large consensus que pouvait attendre le président de la République. "
" Il faut aborder ce débat avec du respect et beaucoup de tact, car il charrie de la souffrance humaine, ajoute Bruno Retailleau, président du groupe LR du Sénat. Mais cette réforme serait un nouveau pas dans la fabrique d'enfant, la marchandisation n'est pas loin. La marche vers la GPA - gestation pour autrui - est au bout du chemin. " Signe que l'attitude de la droite est surveillée comme le lait sur le feu, le premier ministre, Edouard Philippe, a échangé avec Jean Leonetti sur le sujet. Pour prendre la température.
" On regrette tous un peu "Mais rien ne dit, à ce stade, que l'opposition de LR se traduira dans la rue. L'ex-président du parti, Jean-François Copé, confie avoir " mal vécu " les mobilisations contre le mariage pour tous, auxquelles il s'était mêlé en tant que chef de parti. " C'est le seul regret politique que j'ai. Je l'ai fait pour rassembler la droite, mais je ne suis pas à l'aise avec la position que j'ai défendue ", explique-t-il. " On regrette tous un peu ", abonde un député LR, qui avait lui aussi participé aux manifestations.
Le parti de Marine Le Pen, lui, serre les rangs. L'extension de la PMA, tout le monde est contre au RN. Dimanche 23  septembre, la présidente du parti d'extrême droite a d'ailleurs tenu à rappeler la ligne officielle : " La PMA doit être réservée aux couples qui ont des problèmes d'infertilité et à ceux qui risquent de transmettre à leurs enfants des maladies -graves. "
En octobre  2017, la députée du Pas-de-Calais avait repris un argument de La Manif pour tous en déclarant qu'" avec l'extension de la PMA, on ment à l'enfant. Un -enfant est le fruit d'un homme et d'une femme ". De là à accompagner le mouvement conservateur catholique jusque dans la rue… En  2013, sous l'influence de son bras droit de l'époque, Florian Philippot, la fille de Jean-Marie Le Pen avait refusé de se mêler aux manifestations. Elle promettait néanmoins d'abroger le texte si elle arrivait au pouvoir.
Son absence dans le cortège avait été d'autant plus remarquée que certains élus frontistes s'y étaient rendus parés de leur écharpe tricolore, comme les députés Gilbert Collard… et Marion Maréchal-Le Pen, qui n'avait pas encore gommé le nom " Le Pen " de son patronyme. L'ancienne élue de Vaucluse avait même -appelé à " l'insoumission " dans un discours remarqué, épisode qui lui a permis d'éclore sur la scène nationale. Depuis, la jeune femme, comme M. Philippot ont quitté le parti lepéniste, laissant Marine Le Pen seule en scène. Il est toujours plus facile de trouver une position commune avec soi-même.
Olivier Faye et Lucie Soullier
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28 septembre 2018

Agnès Buzyn prête à donner de la voix

En plus des plans santé et pauvreté, la très technique ministre de la santé devra défendre, dans les mois à venir, l'ouverture de la PMA aux femmes célibataires et aux couples lesbiens

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LES DATES
1962
Naissance à Paris, le 1er novembre.
2008 à 2013
Présidente du conseil d'administration de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.
2011 à 2016
Présidente du conseil d'administration de l'Institut national du cancer.
2016-2017
Présidente du collège de la Haute Autorité de santé.
2017
Intègre le gouvernement d'Edouard Philippe, le 17 mai.-
Je suis très énervée ! " Mains croisées devant elle, dos droit sous sa veste de tailleur blanche, Agnès Buzyn fronce les sourcils. Assise à sa table de travail, dans son vaste bureau de l'avenue Duquesne, à Paris, la ministre des solidarités et de la santé ne digère pas les critiques dont a fait l'objet le plan de lutte contre la pauvreté présenté le 13  septembre. " Trop de mauvaise foi et de pos-tures ", gronde l'hématologue de 55 ans. " Les mêmes disent en privé que c'est bien et l'inverse quand ils sont en public. C'est très difficile pour moi ", confie-t-elle au  Monde, désarmante de sincérité.
Agnès Buzyn n'en a pourtant pas fini avec le combat politique. Après la stratégie de lutte contre la pauvreté et le plan santé – deux chantiers lourds repoussés à plusieurs reprises et dévoilés ces dernières semaines au côté d'Emmanuel Macron –, la ministre venue de la société civile défend depuis mardi 25  septembre, avec son collègue du budget, Gérald Darmanin, le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2019, " exact reflet des transformations engagées " selon elle.
Ce rendez-vous, la novice en -politique dit l'aborder le mors aux dents. Fini de se laisser caricaturer en bourgeoise lisse et bien élevée. " Je me rends compte que bien faire ne suffit pas, qu'il faut aussi avoir une voix qui porte, sans tomber dans la caricature de politique politicienne, souligne cette admiratrice de Winston Churchill, les yeux bleus soudain plus durs. Maintenant que les réformes sont là, j'ai des choses à porter, vous -allez m'entendre ! Je vais être plus punchy. Je vais -attaquer, moi aussi ! "
Manque de chance ou d'expérience, sa première mise en pratique lui a valu une volée de bois vert. Répondant, le 18  septembre dans l'Hémicycle aux reproches de Jean-Hugues Ratenon, député (La France insoumise) de La Réunion, Agnès Buzyn, d'habitude mesurée, s'emballe et l'accusede ne pas vouloir résoudre la pauvreté " car vous en vivez ! Vous vous en nourrissez ! " Problème, l'intéressé bénéficiait lui-même du revenu de solidarité active (RSA) avant d'être élu. Contrite, la ministre lui a envoyé un mot manuscrit expliquant que sa réponse traduisait " un propos politique mais nullement une attaque personnelle ".
" Spontanéité "Agnès Buzyn est, il est vrai, une habituée des impairs. En juillet, elle avait annoncé le report du plan pauvreté pour cause de Coupe du monde de football. Pas très politiquement correct. " Le président a décidé de le reporter au moment où je m'exprimais ", justifie-t-elle. Quelques jours plus tôt, elle avait également tenté d'excuser l'expression " pognon de -dingue " utilisée par Emmanuel -Macron pour désigner les aides sociales. " C'était une conversation privée autour d'un discours ", avait-elle défendu, oubliant que la vidéo avait été volontairement mise en ligne par l'Elysée.
Elle refuse pour autant de parler de " couac " et préfère évoquer sa " spontanéité "" Sinon, c'est comme ça qu'on arrive à de la langue de bois. Je suis souvent surprise de voir comment ça s'emballe sur un mot. Au début, je le vivais très mal. Maintenant, je sais que ça n'a qu'un temps. " Un de ses lapsus lui vaut tout de même d'être nommée pour le prix de l'humour -politique. En mars, à l'Assemblée nationale, elle avait lancé : " Monsieur le président, mesdames et messieurs les retraités… ", avant d'éclater de rire.
Fille d'un rescapé d'Auschwitz, lui-même chirurgien orthopédiste, l'ancienne élève de la chic Ecole alsacienne, à Paris, est devenue une spécialiste reconnue de la greffe de mœlle osseuse avant de diriger trois institutions sanitaires de renom. Un parcours qui lui a facilité la tâche pour retisser des liens très distendus avec les médecins sous le précédent mandat.
" C'est peut-être la première fois qu'on a une ministre médecin qui n'oublie pas qu'elle est médecin une fois qu'elle est ministre ", se félicite Patrick Bouet, président du Conseil national de l'ordre des médecins. Un ancien député socialiste regrette, lui, qu'Agnès Buzyn se  définisse " avant tout comme un médecin et non comme la ministre des patients, c'est un choix ". Reste qu'en multipliant depuis un an les constats alarmants sur un hôpital public à  bout de souffle, elle a pesé dans le choix d'une vaste réforme du système de santé qui n'était pas dans le programme d'Emmanuel Macron. Elle dit par ailleurs avoir convaincu le chef de l'Etat de la nécessité de s'attaquer au chantier de la dépendance.
A son arrivée au ministère, la nouvelle locataire raconte avoir été surprise par la violence du monde politique. " Je suis d'un caractère réservé. Je ne cherche pas à prendre la lumière personnellement, affirme-t-elle. Mais en politique, on est obligé d'affronter les projecteurs, de faire un travail sur soi. L'action ne suffit pas, il faut hurler sur les toits. " Lors de ses premières interviews, elle n'hésitait pas à mettre en avant sa proximité avec Simone Veil, qui fut huit ans sa belle-mère, décrivant volontiers sa nomination comme " un passage de relais ".
Ceux qui la connaissent décrivent une bosseuse empathique, humaniste. Une femme déterminée – " de pouvoir " diront certains – qui a le service public chevillé au corps. " C'est une belle âme, juge Jean-Paul Delevoye, haut commissaire chargé de la réforme des retraites. Elle est sincère, elle a de l'audace et la capacité de dire les choses pour faire bouger le système. Elle n'est pas là pour gérer un passé mais construire un futur. "
Combats personnelsAu début du quinquennat, de nombreux élus de la majorité -espéraient la voir incarner la " jambe gauche " du gouvernement, face aux ministres venus de la droite comme Gérald Darmanin ou Bruno Le Maire. " On a besoin d'elle ", disaient-ils alors que les mesures en faveur des plus aisés se multipliaient. Mais Agnès Buzyn a refusé l'obstacle. " Elle n'a pas fait le choix de se mettre dans une case, même si cette case pouvait être utile au gouvernement ", reconnaît le député (LRM) du Val-d'Oise Aurélien Taché. " J'incarne parfaitement le bien-être social, je n'ai jamais rien fait d'autre dans ma vie ", répond l'intéressée.
Ce n'est pourtant pas elle qui a présenté les plans pauvreté et santé mais Emmanuel Macron. La ministre se charge du service après-vente. " C'est une chance pour un ministre d'avoir des po-litiques que le président souhaite assumer, estime Agnès Buzyn. Il se met en danger. Il donne un élan. " Tant pis si cela implique de rester dans l'ombre.
Pour autant, cette technicienne a déjà quelques mesures à faire valoir : elle a rendu onze vaccins obligatoires, obtenu la hausse progressive du prix du paquet de cigarettes à 10 euros, le déremboursement de quatre médicaments anti-Alzheimer jugés inefficaces et ouvert la porte à celui de l'homéopathie… Sur l'alcool, qui figure parmi ses combats personnels en tant qu'ancienne -présidente de l'Institut du cancer, elle a en revanche été désavouée par le président de la République en -début d'année. Depuis, elle fait profil bas sur le sujet.
A l'Elysée, on la présente volontiers comme un " symbole " de ces ministres venus de la société -civile pour " apporter leur savoir-faire et leurs compétences "" Agnès Buzyn est la ministre qui s'est le plus approprié le phrasé d'Emmanuel Macron, qui a parfaitement intégré le libérer et le protéger du programme, assure l'entourage du chef de l'Etat. En plus, elle a un regard très lucide sur elle-même, elle sait analyser ses forces et ses faiblesses, et les dépasser. "
" C'est quelqu'un d'une très grande honnêteté intellectuelle, qui ne se pousse pas du col mais ne s'excuse pas non plus de donner son avis ", abonde Matignon. Un familier du ministère est plus nuancé : " Elle défend ses idées mais c'est une bonne élève. Elle a hyper intériorisé le cadre et la -contrainte, et n'essaye pas de l'élargir. " Spécialiste de la santé, elle l'est moins des questions sociales ou sociétales. Elle devra néanmoins monter au front prochainement. Sur le dossier explosif des retraites, la ministre est attendue au tournant. L'opposition politique et syndicale a déjà prévu d'en faire la " mère des batailles ".
Corriger le tirIl lui faudra maîtriser un sujet complexe pour éviter certaines maladresses. En juillet dans -l'Hémicycle, elle avait ainsi laissé entendre, avant de corriger le tir, que les femmes ayant travaillé n'auraient plus le droit aux -pensions de réversion.Pour l'heure, c'est Jean-Paul Delevoye qui est en première ligne. A lui la préparation du dossier, à elle le portage politique.
" C'est lui le ministre des retraites, Buzyn, elle n'y connaît rien et n'a pas voix au chapitre ", cingle le numéro un d'une confédération syndicale. Pour faire taire les mauvaises langues, la -ministre sera autour de la table, le 10  octobre, lors de la reprise de la concertation avec les partenaires sociaux.
Un autre bataille l'attend et non des moindres. La ministre de la santé aura à défendre dans les mois à venir le projet de loi -bioéthique, qui devrait reprendre la promesse d'Emmanuel Macron d'ouvrir la procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes célibataires et aux  couples lesbiens. " Je ne veux pas d'une loi de combat mais que l'on se respecte, indique-t-elle. Il faut un débat apaisé, arrêter les affrontements stériles et ne pas humilier. "Face à La Manif pour tous qui fourbit déjà ses armes, Agnès Buzyn devra elle aussi affûter les siennes.
Raphaëlle Besse Desmoulières, et Cédric Pietralunga
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28 septembre 2018

L'avis du CCNE renforce l'autonomie des femmes

Pour la sociologue Martine Gross, le Comité consultatif national d'éthique, même s'il fait preuve de prudence en laissant certaines questions en suspens, a rendu des conclusions globalement positives

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Ala première lecture, l'avis du CCNE publié le 25  septembre, favorable à l'autoconservation ovocytaire, à l'ouverture de la PMA à toutes les femmes ainsi qu'à la levée de l'anonymat des futurs donneurs de sperme pour les enfants issus de ces dons, va plutôt dans le bon sens, c'est-à-dire celui d'une plus grande autonomie des femmes, d'un plus grand respect des enfants nés de PMA. Sans surprise, le CCNE recommande de maintenir l'interdiction de la gestation pour autrui (GPA).
Plusieurs points peuvent interpeller le lecteur au sujet de l'ouverture de la PMA à toutes les femmes. Le premier est l'absence de proposition pour établir la filiation d'un enfant né du recours à un don de sperme au sein d'un couple de femmes. On pourrait penser que le CCNE ne considère pas la filiation comme une question de bioéthique. Pourtant, elle est bien évoquée à plusieurs reprises, notamment dans la partie concernant l'anonymat des dons et dans celle sur la GPA. Si la PMA s'ouvre à toutes les femmes sans modification du droit de la filiation, la femme qui portera l'enfant sera la mère statutaire, et sa compagne ne deviendra mère à ses côtés qu'à la condition de se marier et d'adopter l'enfant de sa conjointe.
Or, passer par l'adoption, c'est établir une hiérarchie entre les deux mères en donnant une priorité à celle qui accouche. Cela oblige aussi les femmes à se marier à une époque où plus de 60  % des enfants naissent hors mariage. Enfin, la période qui s'écoule entre la naissance et le prononcé de l'adoption plénière place les enfants dans un déficit de protection juridique en cas de séparation ou de décès de la mère statutaire. Alors que les couples hétérosexuels qui ont recours à la PMA deviennent parents dès la naissance, le CCNE n'a pas jugé opportun d'émettre des propositions pour que la filiation soit établie à la naissance de l'enfant à l'égard des deux mères.
DéfianceLe deuxième point concerne le souhait du CCNE que des dispositions d'accompagnement des demandes de femmes seules soient proposées. Il suggère que ces dispositions s'inspirent de celles qui s'appliquent au cadre de l'adoption plénière. Il faut remarquer qu'il n'existe pas vraiment d'accompagnement post-adoption autre que volontaire. Les enquêtes sociales et psychologiques liées à l'obtention de l'agrément pour adopter ont lieu avant l'adoption et concernent aussi bien les couples que les personnes seules. Or, pour recourir à une PMA, aucun agrément n'est nécessaire, aucune mesure de contrôle social n'est mise en œuvre. Il suffit en principe de satisfaire les conditions de la loi. La proposition du CCNE s'apparente à une mesure de défiance vis-à-vis des femmes seules, et conduirait à une inégalité entre les femmes en couple et les femmes seules. Quant au remboursement des demandes d'assistance médicale à la procréation des couples de femmes et des femmes seules, le CCNE ne fait pas de proposition et se contente de renvoyer la question au législateur.
Concernant la levée de l'anonymat, on ne peut que se réjouir du fait que le CCNE propose que soit rendue possible la levée de l'anonymat des futurs donneurs de sperme pour les enfants issus de leurs dons. Cependant, dans le but louable de respecter tous les acteurs, donneurs comme receveurs et enfants, cette levée de l'anonymat ne pourrait se faire qu'en se conformant au choix du donneur. Le CCNE ne développe pas davantage. La mise en œuvre d'une telle restriction passerait probablement par un système de " double guichet " dans lequel les donneurs auraient le choix d'accepter ou de refuser à l'avance que leur identité soit transmise aux enfants. Les parents auraient alors le choix entre deux possibilités : choisir un donneur qui accepte la levée de son anonymat ou un donneur qui reste anonyme. Un tel système respecte le choix du donneur, le choix des parents mais pas celui des enfants qui voudraient connaître l'identité de leur géniteur mais en seraient empêchés par des parents ayant recouru à un donneur anonyme. La levée de l'anonymat devrait concerner tous les futurs donneurs. Ceux-ci sauraient dès le départ à quoi leur don les engage.
Concernant la GPA, la décision de maintenir son interdiction n'est pas outre mesure étonnante, mais les arguments utilisés, les réflexions et les propositions qui l'accompagnent peuvent surprendre. Le CCNE considère par exemple que la liberté de la femme de renoncer par contrat à être mère n'est pas une liberté, parce qu'il s'agirait d'organiser le transfert du corps et de la personne d'un enfant en faveur des parents d'intention. Outre qu'il est difficile de justifier qu'une liberté n'en est pas une à partir du moment où il existe un consentement éclairé et qu'aucun mal n'est occasionné par cette liberté, il est de plus erroné de considérer que la GPA consiste à transférer la personne d'un enfant.
En effet, la femme qui porte un enfant pour autrui dans le cadre d'une GPA ne porte pas son enfant, elle porte celui des parents d'intention. Ce qu'elle met à disposition, c'est son utérus pendant neuf mois. Le plus étonnant dans l'avis du CCNE réside dans l'attachement au lien biologique pour définir qui sera parent et dans les propositions qui en découlent. Ainsi, le CCNE soutient le choix de la délégation d'autorité parentale en faveur du parent d'intention n'ayant pas de lien biologique avec l'enfant. Cela signifie que le parent d'intention dont il est question pourra exercer des fonctions parentales pendant la minorité de l'enfant et qu'il ne sera plus rien lorsque l'enfant sera majeur. Cette proposition revient à ne pas établir la filiation avec le parent d'intention non relié biologiquement. L'enfant devenu adulte n'aura donc qu'un seul parent du point de vue de la filiation.
ParadoxeLa rédaction de cette proposition est paradoxale. Supposons que, dans un couple hétérosexuel, un homme doive recourir à un don de sperme et que la femme puisse utiliser ses ovocytes sans pouvoir porter l'enfant. Si un tel couple recourt à la GPA, seule la femme aura un lien biologique avec l'enfant. C'est donc elle qui serait considérée comme une mère. Or, dans l'état actuel du droit, la maternité génétique n'existe pas.
Par ailleurs, le CCNE propose qu'avant d'établir la filiation, un test ADN soit réalisé pour s'assurer qu'il existe un lien biologique avec au moins l'un des parents d'intention. S'il s'agit de la paternité, cette proposition va à l'encontre du droit actuel de la filiation, qui ne demande jamais (sauf lorsqu'il y a un conflit de filiation) à un père qui reconnaît un enfant à la mairie d'apporter la preuve ADN de sa paternité biologique. S'il s'agit de la maternité, cette proposition est absurde puisque la jurisprudence n'a pour l'heure jamais autorisé d'établir la filiation maternelle sur la base du lien génétique.
Bref, quand il s'agit de la GPA, le souhait de justifier la prohibition et d'établir une hiérarchie entre les parents biologiques et les parents électifs conduit le CCNE à bâcler la rédaction de ses propositions.
Martine Gross
© Le Monde

28 septembre 2018

Non à l'ubérisation de la reproduction

Pour le préfet Jean-Christophe Parisot de Bayard, l'avis du CCNE ne tient pas compte des droits de l'enfant et ouvre la porte aux transhumanistes

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Le vote à venir des lois de bioéthique sera-t-il vraiment un choix pris en conscience ? Il s'agit d'autoriser (ou non) des pratiques qui auront des conséquences importantes sur l'avenir de l'espèce humaine. Des consultations multiples ont eu lieu, restituant un large spectre de convictions et de propositions. Le désir d'enfant est un sujet complexe, qui mêle anthropologie, économie, santé et psychologie. Il ne s'agit pas de juger le désir des couples de femmes ou des femmes célibataires, mais, en votant une loi " PMA pour toutes ", en l'état, il apparaît clairement que l'on va, sans le savoir et sans le vouloir, prendre le risque de faire -entrer notre société dans l'ubérisation de la reproduction. L'acceptation de la PMA en France aura quatre conséquences capitales.
Tout d'abord, la PMA engendrera inévitablement la GPA. Ne soyons pas hypocrites. Au nom de quoi -accepterait-on une aide à procréation pour les couples de femmes et interdirait-on la GPA pour les couples d'hommes ? Accepter l'un conduira à accepter l'autre, au nom de l'égalité. Ce ne sera plus qu'une question de calendrier.
La reproduction est ramenée à une banale question de " tuyauterie ", et les hommes rabaissés au rôle d'étalons, alors qu'il s'agit d'abord de la " filiation " entre un enfant et ses racines, le fruit d'une histoire d'amour, une transmission de repères identitaires. La -recherche compulsive de leurs origines des enfants nés d'une mère ayant accouché sous X ou de père anonyme ne nous aurait rien -enseigné ? La tyrannie des adultes doit être encadrée, comme nous le faisons pour les dossiers d'adoption. Avoir le désir d'enfant ne suffit pas, car l'enfant ne se réduit pas à une fécondation à 400  euros.
C'est un individu qui a besoin de vivre dans un environnement stable, sécurisant, qui a le droit de connaître sa généalogie, qui a le désir de recevoir amour et complicité d'une femme et d'un homme, son père, car on ne dialogue pas avec un échantillon de sperme. Le droit à connaître sa filiation -maternelle et paternelle pour se construire est un droit fondamental de l'enfant. La Convention des droits de l'enfant, ratifiée en  1990 par la France, n'affirme-t-elle pas, dans son article  9, que " l'enfant a des droits " et notamment droit " à ne pas être séparé de SES parents " ? Les pédopsychiatres sont très -inquiets de n'avoir pas été pris au sérieux dans la préparation de la loi. Le traitement à venir des -névroses est le grand absent des auditions. La référence paternelle est un fondement de la psycha-nalyse. Freud, reviens, ils n'ont rien compris !
Situations prioritairesSi la loi est adoptée, le risque de diminution puis de raréfaction des dons de sperme contrôlés est réel. Un élément induit par la loi est passé sous silence : l'autoritarisme de la gestion des dons de sperme. Quid du respect du choix du donneur ? Jusqu'à présent, le donneur pensait aider un couple en -détresse pour cause d'infertilité. Désormais, le donneur n'aura plus cette possibilité. Son don sera donné indifféremment à un couple, à deux femmes ou à une femme seule. Cela signifie que le don sera attribué, sans accord du donneur, à n'importe quelle situation. D'ailleurs, quelle situation sera jugée prioritaire ? Le traitement médical ou la demande -sociétale ? La loi ne rentrera pas dans le détail des questions biologiques, mais, face à l'augmentation de la demande et la pénurie de l'offre de sperme, le recours au " marché noir " va s'accélérer. Comment allons-nous aborder cette économie de la reproduction ? La France a eu, jusqu'à présent, une éthique spécifique concernant la procréation, notamment la gratuité des éléments issus du corps humain. Les donneurs " sauvages ", qui pullulent sur Internet, ont de beaux jours devant eux.
La PMA, c'est ouvrir en grand la porte aux transhumanistes. Les possibilités offertes par la science se succèdent à un rythme hallucinant. Nous sommes en train de faire le bond le plus vertigineux de l'histoire de l'humanité en découvrant les fondements de la vie. L'industrialisation de la reproduction doit être pensée, organisée, encadrée, réglementée. La panoplie des nouveaux outils est sidérante : la reproduction hors du corps de la femme grâce à des -machines (ectogenèse), les cellules souches, la thérapie des trois -parents, les bébés génétiquement modifiés, la création d'humains améliorés, le rajeunissement des ovules des femmes âgées, les -ciseaux ADN, la production de -gamètes, l'ingénierie génétique, la biochirurgie, les nanotechno-logies, la robotique et les imprimantes 3D, tout est orchestrable pour révolutionner l'engendrement. On pourra presque  tout faire grâce à la science.
Il faut mettre d'urgence de l'intelligence et de l'amour dans l'usage de ces " outils ". Le phénotype appliqué actuellement par les centres d'études et de conservation des œufs et du sperme (Cecos) dans le choix du sperme va devenir obsolète dès lors que l'on disposera de catalogues d'analyses de l'ADN des donneurs. Le big data va bientôt proposer d'acheter des boucliers génétiques pour ceux qui ont recours à un diagnostic préconceptionnel. Une grande marque propose actuellement des kits génétiques pour connaître ses ancêtres à 59  euros. En l'état, la PMA va sanctionner l'entrée du -capitalisme et du libéralisme le plus sordide dans les familles.
Jean-Christophe Parisot de Bayard
© Le Monde

28 septembre 2018

Un problème éthique n'est pas scientifique

Le philosophe Eric Fourneret défend une meilleure formation des acteurs de santé pour l'accompagnement de la fin de vie

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Mardi 25  septembre, le Comité consultatif national d'éthique (CCNE) a rendu son avis (n°  129) pour sa contribution à la révision de la loi de bioéthique. Si l'accompagnement de la fin de vie n'est pas strictement contenu dans cette loi, le sujet a malgré tout été introduit parmi les neuf principaux thèmes étudiés.
Une partie de la population française attend depuis longtemps que la législation évolue vers la dépénalisation de l'euthanasie et du suicide assisté, soutenant l'argument que l'individu est souverain sur la totalité de sa vie, même au moment de sa fin ; une autre s'y oppose, parfois avec des arguments religieux, dont celui qui fait de la vie une valeur que rien, pas même la maladie et ses effets, ne peut altérer. Mais l'immense majorité des Français, en dépit des sondages qui pourraient laisser croire le contraire, se situe entre ces deux extrémités, souhaitant décider librement et personnellement des conditions de finir sa vie, tout en craignant une loi qui ne parviendrait pas à éviter d'éventuelles dérives. Finalement, le CCNE a proposé de ne pas modifier la législation, laissant l'euthanasie et le suicide assisté du côté des interdits.
Aucune porte n'a été ferméeEn dehors de cet aspect, qu'est-il important de retenir de l'avis n°  129 ? Un incroyable paradoxe. Alors même que les professionnels de santé français possèdent des compétences remarquables, tant du point de vue technique que du point de vue de l'engagement, le constat que l'on meurt mal en France s'est -durablement installé dans les esprits. Comment est-il possible de mal mourir si les professionnels de la santé sont si performants ?
La raison est à chercher du côté de deux éléments. Le premier est celui de l'organisation des soins : les compétences des professionnels de santé sont étouffées par une gestion managériale écrasante et une rationalité de rentabilité, quand -l'accompagnement de la fin de vie nécessite une temporalité incompatible avec la notion de profit économique. Le second est celui de la formation des futurs professionnels de santé : alors que l'accent est toujours mis sur la formation aux qualités techniques, plus tournées vers une logique économique, celle aux capacités de pensée critique et de réflexion, essentielles dans la compréhension empathique des expériences humaines, fait outrageusement défaut. Cela est un comble quand on sait qu'il existe de nombreux docteurs en philosophie, en sociologie et en anthropologie sans emploi, faute de création de postes dans les facultés de médecine, les instituts de formation en soins infirmiers, les facultés de pharmacie et les laboratoires de recherche en technosciences et biologie. Il est pourtant aisé de comprendre qu'une nouvelle loi n'apprendra à personne à mieux écouter, mieux informer, mieux argumenter, mieux appréhender une situation complexe. Notre responsabilité envers les plus vulnérables ne s'accommode ni du sacrifice des humanités dans la formation des futurs professionnels de santé, ni d'une gestion strictement juridique de la fin de vie par une inflation des lois.
Pour cette raison, on peut légitimement se réjouir que le CCNE ait mis l'accent sur la nécessité d'améliorer la " formation initiale et continue de l'ensemble des acteurs de santé (pour développer des compétences scientifiques, réflexives, dans le champ de la communication et du travail en équipe, ainsi que relatives à la loi en vigueur) ", comme il a proposé un nouveau plan soins palliatifs permettant de valoriser " l'acte réflexif et discursif qui peut conduire à des décisions justes en fin de vie pour éviter les actes médicaux inutiles ou disproportionnés au regard de la situation des patients, tout comme prioriser les soins relationnels et d'accompagnement des personnes ". Un problème éthique n'est pas un problème scientifique, et ne se traite pas comme tel.
Les militants pour l'euthanasie et le suicide assisté ont certainement été déçus par cet avis. Mais le CCNE n'a pourtant pas fermé la porte. Il juge au contraire que toute perspective d'évolution législative implique préalablement un travail important de recherche relatif aux situations exceptionnelles. La question demeure malgré tout de savoir concrètement et logiquement comment il serait possible d'écrire une loi sur l'imprévisibilité, car c'est l'imprévisibilité des circonstances qui fait le caractère exceptionnel de l'euthanasie ou du suicide assisté.
Éric Fourneret
© Le Monde

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