L'affaire révélée en août par Le Canard enchaînéavait contraint le gouvernement à réagir malgré la trêve estivale. Un juge d'instruction du pôle antiterroriste avait " oublié " de renouveler la détention provisoire de Oualid B. mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste. -Libéré le 3 avril, par inadvertance, il a néanmoins immédiatement fait l'objet d'un contrôle judiciaire strict avec interdiction de quitter sa commune et deux pointages quotidiens au commissariat.
L'enquête menée par l'inspection générale de la justice sur cette
" erreur grave ", selon les mots de Nicole Belloubet, garde des sceaux, devrait lui être remise dans les prochains jours. Elle a affirmé attendre cette étape avant de se prononcer sur une éventuelle procédure de sanction. Dans ces situations, la difficulté est de savoir ce qui relève de l'acte juridictionnel, inattaquable au nom de l'indépendance et de l'inamovibilité des juges, et du manquement professionnel.
En dépit de la gravité de l'erreur, une sanction disciplinaire paraît peu probable tant la pratique dans la magistrature est d'y recourir avec parcimonie. Pas besoin de remonter à l'affaire d'Outreau, où le juge d'instruction Fabrice Burgaud, le seul à porter le chapeau de cet immense fiasco judiciaire, a été sanctionné d'une
" réprimande avec inscription au dossier ".
Impression trompeuseContrairement à une idée largement ancrée dans la magistrature, le nombre de sanctions disciplinaires est orienté à la baisse : onze en 2014, trois en 2015, deux en 2016, quatre en 2017 et une seule depuis le début de cette année.
" C'est notamment parce que les chefs de cours se préoccupent plus aujourd'hui des questions de déontologie des magistrats et recourent eux-mêmes davantage aux avertissements ", plaide un membre du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l'autorité disciplinaire. Une impression trompeuse, là encore.
Au cours des cinq dernières années (2013-2017), les premiers présidents et procureurs généraux ont infligé trente avertissements pour quelque 8 000 magistrats, selon la direction des services judiciaires. Il y a dix ans, sur une période équivalente (2004-2008), quarante-six magistrats avaient fait l'objet d'une telle mise en garde. Elle reste inscrite trois ans au dossier contrairement à une sanction du CSM, qui y est gravée.
" Le premier constat à faire est que le corps judiciaire est sain, composé de gens compétents et dévoués ", explique Daniel Barlow, secrétaire général du Conseil supérieur de la magistrature. Certes. Mais le ménage ne semble pas toujours bien fait à l'égard d'éléments pourtant identifiés. Ainsi, un magistrat du parquet a-t-il été mis à la retraite d'office en 2016 pour avoir tenté de voler un billet de vingt euros dans le sac à main d'une collègue.
Saisi par le garde des sceaux pour avis, le CSM – qui donne un avis sur les sanctions pour les magistrats du parquet mais décide celles concernant les juges du siège – a découvert deux choses au cours de son enquête : les différents chefs de cours où ce magistrat avait officié avaient depuis longtemps identifié le problème ; mais il n'avait jamais fait l'objet d'avertissements ni de remarques dans ses évaluations. Un peu comme si l'institution avait attendu qu'il ait l'âge de la retraite pour sévir.
Peu de professions font pourtant œuvre d'une telle transparence puisque le site Internet du CSM met à disposition toutes ses décisions de sanction depuis 1959. On peut même les classer par type d'infraction à la loi ou aux règles déontologiques. Mais ce florilège préserve l'anonymat des magistrats concernés et ne permet même pas d'identifier leur juridiction.
Le dernier rapport annuel du CSM permet aussi de constater que ses formations disciplinaires sont souvent plus clémentes que ce que requiert la chancellerie. Ainsi, dans une affaire de faux en écriture sur une décision de justice, pour laquelle la direction des services judiciaires réclamait un blâme, une absence de sanction a été décidée
" malgré le caractère avéré des faits reprochés ", écrit le CSM. En mars 2017, une juge a échappé à la
" fin des fonctions " réclamée par le ministère de la justice, alors qu'il n'est pas contesté qu'elle avait promis à une personne concernée par une procédure pénale qu'elle serait particulièrement sévère lors du jugement auquel elle participait en tant qu'assesseure. Ce sera un blâme.
" L'effet pervers du caractère exceptionnel de ces sanctions est qu'un simple blâme est vécu dans la magistrature comme une infamie suprême alors qu'aux yeux des citoyens, il ne s'agit que d'une petite tape ", observe un des cinq membres des formations disciplinaires du CSM, interrogé sous couvert d'anonymat. Conséquence, un magistrat pourra se faire refuser un poste car il a dans son dossier un blâme vieux de quinze ou vingt ans. Le principe de prescription ne semble pas s'appliquer ici.
" Heureusement qu'il y a la parité au CSM entre les magistrats et les personnalités extérieures, on ne pourra pas dire qu'il s'agit de corporatisme ", ajoute un autre membre. Il estime néanmoins qu'
" il faudrait sans doute pouvoir sanctionner plus et plus vite, avec une échelle de sanctions qui permette de dire stop à une pratique, mais pas forcément à une carrière ". Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation et président de cette institution garante de l'indépendance de la justice et de la discipline des magistrats, n'a pas souhaité répondre à nos questions.
A sa décharge, le CSM ne se prononce que sur les dossiers dont il est saisi. Outre le garde des sceaux, les premiers présidents et procureurs généraux peuvent le saisir. Mais pas un chef de cour ne l'a fait au cours de ces six dernières années ! Quant aux plaintes que les justiciables peuvent déposer au CSM depuis la révision constitutionnelle de 2008, elles n'alimentent guère les gardiens de la discipline. Souvent parce que les justiciables prennent cette procédure comme un moyen de contester une décision de justice, mais aussi en raison de règles complexes. En 2017, aucune des 245 plaintes arrivées au CSM n'a donné lieu à un renvoi devant le conseil de discipline.
C'est donc au final la direction des services judiciaires du ministère qui est la seule gare de triage. Et chacun se renvoie la responsabilité du faible nombre de dossiers. Au CSM, on se plaint du filtre qu'exercerait la chancellerie…, qui renvoie vers les chefs de cours, les mieux placés, au plus près des magistrats, pour signaler les éventuels manquements.
Etonnante argutie juridiqueEn 2016, la plainte d'un justiciable est tout de même parvenue à franchir les étapes jusqu'au conseil de discipline. Il faut dire que les faits sont particulièrement lourds. Une juge est intervenue dans une procédure civile de séparation conjugale dont elle n'était pas saisie, en
" prenant parti ", produisant de
" fausses -allégations ", ayant
" menti en se présentant comme présidente d'une chambre de la famille " et intervenant
" téléphoniquement auprès du juge des enfants ", écrit le CSM. Il jugera néanmoins la plainte
" irrecevable " car la loi autorise les justiciables à se plaindre du comportement d'un -magistrat
" dans l'exercice de ses fonctions ".
Or, le juge concerné n'était pas saisi de l'affaire, il
" n'était donc pas dans l'exercice de ses fonctions ", écrit le CSM… Pour contourner cette étonnante argutie juridique, il aurait suffi, par exemple, que la chancellerie, qui a le droit de poursuivre qui elle veut quand elle veut, se joigne à la procédure. Mais personne n'y a songé.
" Quand il y a une faute, il est de l'intérêt de l'institution qu'elle soit sanctionnée. Il en va de sa crédibilité. " C'est le secrétaire général du CSM qui le dit.
Jean-Baptiste Jacquin
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