jeudi 27 septembre 2018

En Arizona, les profs à l'assaut des urnes


27 septembre 2018

En Arizona, les profs à l'assaut des urnes

Dénonçant le manque de crédits dans l'éducation, des enseignants se présentent aux " midterms "

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Christine Porter Marsh enseigne la littérature anglaise au lycée Cactus Shadows de Scottsdale, en Arizona. Un jour, un élève lui a posé une question qui l'a laissée sans voix. " Les jeunes de l'Arizona ont-ils moins de valeur que ceux des autres Etats ? " Le lycéen essayait de comprendre pourquoi les classes étaient surpeuplées et les écoles sous-équipées. Pourquoi les profs désertaient l'enseignement public ; pourquoi on les voyait, le week-end, conduire des véhicules Uber ou servir à la cafétéria du drugstore Walgreens.
C'est ce jour-là que l'enseignante a décidé de se lancer dans la politique. Après vingt-six ans dans l'éducation, elle se présente le 6  novembre au Sénat de l'Arizona, sous l'étiquette du Parti démocrate. Elle veut changer le système de financement de l'école publique dans cet Etat républicain qui est l'un des plus antitaxes du pays – et qui se place au 49e  rang pour le budget consacré à chaque étudiant. " Il est impossible que les élèves se sentent valorisés quand ils sont 38 ou 40 par classe ", dit-elle.
En grève au printemps" Voter pour Marsh, c'est voter pour les jeunes ", proclame un panneau dans la permanence démocrate, où s'active un groupe de lycéens bénévoles. Sur ses affiches, Christine Marsh a fait inscrire le titre dont elle est le plus fière : " Professeure de l'année 2016 ". Elle a été distinguée pour un essai où elle défendait l'éducation publique contre les attaques des conservateurs, toujours prêts à réduire le nombre de fonctionnaires et le montant de leur retraite. " L'Arizona est le ground zero pour le mouvement de privatisation de l'enseignement public ", affirme-t-elle. Il y a deux ans, elle a dû demander des bons cadeaux aux parents pour se procurer du papier à imprimante. Rien d'exceptionnel. Selon une enquête du ministère de l'éducation, 94  % des profs américains avaient payé de leur poche des fournitures scolaires pendant l'année scolaire 2014-2015.
Comme Christine Marsh, plusieurs centaines d'enseignants se présentent aux élections générales du 6  novembre aux Etats-Unis. Beaucoup sont des débutants en politique, à l'image de Jahana Hayes, la " Prof de l'année " 2016 au niveau national, qui est candidate à la Chambre des représentants pour le Connecticut. Après la vague " bleue " (des démocrates à l'assaut du Congrès), et la vague " rose " (des femmes candidates qui n'ont jamais été aussi nombreuses), la presse parle de vague " éducative ", ou " Ed wave ".
La plupart ont participé au mouvement du printemps qui a vu les professeurs défiler dans la rue – un événement rare aux Etats-Unis – vêtus de rouge, de la Virginie-Occidentale à l'Oklahoma. Ils réclamaient des augmentations de salaire et des crédits pour l'enseignement public. Statistiques officielles à l'appui : les salaires sont au niveau de ceux des années 1990 aux Etats-Unis : 40 000  dollars annuels pour un débutant, soit 20  % de moins que pour tout autre titulaire d'un diplôme universitaire. Dans certains Etats, ils ont même baissé : moins 5 000  dollars en vingt ans en Arizona.
Après quelques jours de " walk out " – un choc dans les Etats républicains –, les manifestants ont obtenu des augmentations de salaire (10  % en Arizona, et une promesse d'une hausse de 20  % en trois ans). Mais rien pour le budget des écoles. Avant de se séparer pour les vacances, le mouvement #Redfor-Ed (" rouge pour l'éducation ") a adopté un nouveau slogan : " On s'en souviendra en novembre. "
Mission accomplie. L'éducation est devenue l'un des principaux thèmes de la campagne des midterms. A Phœnix, le professeur de pédagogie, David Garcia, essaie de ravir le fauteuil du gouverneur, Doug Ducey, en perte de vitesse depuis la révolte des professeurs mais soutenu financièrement par le réseau des frères Koch, les milliardaires libertariens du pétrole.
A 32  ans, Kathie Hoffman, une orthophoniste scolaire, se présente au poste de superintendante des écoles (rectorat). Son adversaire, Diane Douglas, est une républicaine qui a nommé à la commission des programmes scolaires un créationniste qui professe que tous les êtres vivants, humains comme dinosaures, ont été créés le sixième jour. " On voit l'émergence de profs activistes ", confirme Joshua Buckley, l'un des responsables du syndicat enseignant Arizona Education Association.
Les enseignants candidats espèrent profiter de la sympathie qui s'est manifestée depuis que les Américains, horrifiés, ont découvert que les éducateurs de leurs enfants, étaient obligés de prendre un deuxième emploi pour joindre les deux bouts : institutrice la semaine et serveuse le week-end, prof de musique et manutentionnaire dans un entrepôt d'Amazon, prof de maths et croupière de casino… Selon un sondage Ipsos-USA Today publié le 12  septembre, 60  % des Américains pensent que les enseignants ne sont pas assez payés. Une majorité – y compris parmi les républicains – estime même qu'ils ont eu raison de faire grève au printemps.
Un changement de perception important. L'Arizona est l'un des champions du modèle prôné par les républicains de dégraissage des services publics. Les impôts n'y ont pas augmenté depuis vingt-cinq ans. Même pendant la crise financière, l'Assemblée continuait à voter des réductions d'impôts sur le revenu. Le taux a été ramené à 4  %. Les entreprises sont choyées. " 74  % d'entre elles paient moins de 50  dollars d'impôt sur les bénéfices ", souligne Christine Marsh, en citant les chiffres du think tank Arizona Center for Economic Progress. Le 6  novembre, les électeurs vont se prononcer sur la proposition 126, qui entend inscrire dans la Constitution locale l'interdictionde taxer les services…
Combat inégalEn matière d'éducation, l'Arizona est un " laboratoire ", explique Joshua Buckley. " Les républicains contrôlent les deux Chambres et le poste de gouverneur, ce qui leur permet de mener leurs expériences. " En  2011, il a été le premier du pays à mettre en place des " comptes d'épargne éducation " octroyant des coupons de quelque 5 000  dollars aux parents d'enfants en difficulté qui retiraient leurs enfants du système public. En mars  2017, l'Assemblée locale a décidé de généraliser le système. Mais une association, Save Our Schools, s'est mobilisée et la loi va être soumise aux électeurs le 6  novembre. " On prend l'argent public pour l'injecter dans le privé. Cela revient à affamer son chien et dire ensuite qu'il est malade ", dénonce le syndicaliste.
Les républicains affirment qu'il s'agit d'offrir " plus de choix " aux parents. " Mais seuls ceux qui ont déjà assez d'argent pour payer l'école privée peuvent bénéficier de ce prétendu choix ", objecte Hiral Tipirneni, la médecin urgentiste qui se présente contre la républicaine Debbie Lesko, architecte de la privatisation de l'éducation et membre du conseil d'administration de l'ALEC, l'association financée par les frères Koch pour propager l'évangile anti " big government " dans l'Amérique profonde.
A la tête d'une coalition de syndicats et d'associations progressistes, M. Buckley a présenté un plan de sauvetage : financer l'éducation en augmentant les impôts de 3,46  % pour les très hauts revenus (plus de 250 000  dollars par an). Tout l'été, des milliers de profs ont fait campagne pour recueillir les 270 000 signatures nécessaires et ils ont réussi à faire inscrire la proposition " Invest in education " dans la liste des référendums soumis aux électeurs le 6  novembre. Un exploit dans un Etat aussi antitaxes mais qui a tourné court. La chambre de commerce a porté plainte. Le 29  août, le texte a été annulé par la Cour suprême de l'Etat qui l'a trouvé confus.
Christine Marsh et ses collègues ont développé une idée moins irréaliste. Supprimer les crédits d'impôts accordés – lobbys ai-dant – à toutes sortes de corporations et d'intérêts particuliers. La taxe sur les vitamines pour les chevaux, par exemple, dont personne ne soupçonnait l'existence, pourrait être rétablie, ou celle sur les achats de jets privés ou les œuvres d'art expédiées hors de l'Etat. Christine Marsh n'est pas dupe. Elle n'ignore pas que le combat est inégal. " Au moins, maintenant, les jeunes sont au courant de ce qui se passe dans le financement de l'éducation ", se félicite-t-elle.
Corine Lesnes
© Le Monde

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