Translate

vendredi 24 août 2018

" Oleg Sentsov peut mourir à chaque minute qui passe "


22 août 2018

" Oleg Sentsov peut mourir à chaque minute qui passe "

Au 100e jour de la grève de la faim du cinéaste ukrainien détenu en Sibérie, des dizaines de personnalités, parmi lesquelles Annie Ernaux, Slavoj Zizek, Christiane Taubira, pressent les dirigeants européens de mettre en œuvre " tous les moyens de pression " pouvant permettre sa libération immédiate

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Pour comprendre l'histoire d'Oleg Sentsov, la vision politique et le courage singulier dont il fait preuve, il faut remonter dix ans en arrière. Précisément à la nuit du 7 au 8  août 2008 : pour la première fois en Europe depuis la seconde guerre mondiale, un pays, la Russie, annexe par la force militaire les territoires d'un autre pays, la Géorgie. Il ne faut que cinq jours aux forces russes pour prendre les provinces géorgiennes d'Ossétie du Sud et d'Abkhazie. Ni l'Europe ni le monde ne réagissent fermement, donnant ainsi à Poutine un sentiment de toute-puissance, face à " la faiblesse et la décadence de l'Occident ".
Alors Poutine continue…
En février  2014, en Ukraine, les révoltes prœuropéennes d'Euromaïdan - du nom ukrainien de la place de l'Indépendance, à Kiev - , auxquelles participe activement Oleg Sentsov, conduisent à la destitution de Viktor Ianoukovitch - alors premier ministre - , instrument de Poutine à la tête du pays. La réponse de ce dernier ne se fait pas attendre. Il annexe le mois suivant la Crimée, menaçant l'Ukraine d'une guerre. Et une nouvelle fois, ni l'Europe ni le monde ne réagissent réellement, acceptant dans les faits la volonté expansionniste russe.
Et c'est là que le destin de l'homme fort du Kremlin et celui du jeune cinéaste Oleg Sentsov se rencontrent.
Car Oleg Sentsov, lui, ne l'accepte pas.
Il est né à Simferopol, capitale de la -Crimée, où il vit à l'époque avec sa femme et ses deux enfants. Il prépare son deuxième long-métrage, mis de côté le temps des révoltes d'Euromaïdan. Il dit clairement, fortement, ce qu'il pense de l'annexion par la force d'une partie de son pays par la Russie. Après les premiers morts à Maïdan, alors qu'il se prépare à rejoindre les manifestants, sa mère lui pose la question : Pourquoi fais-tu ça ? Tu as deux enfants ! " Oleg Sentsov répond : " C'est justement pour eux que je le fais. Pour qu'ils ne vivent pas dans un monde d'esclaves. "
Le 11  mai 2014, il est arrêté alors qu'il sort de chez lui et emmené en Russie par le FSB (les services secrets russes), avec trois autres citoyens ukrainiens (Hennady Afanasyev, Alexei Chirnogo et Alexandre Koltchenko). Tous les -quatre sont accusés de préparer des -actes terroristes contre une statue de Lénine et des bâtiments administratifs passés aux mains des Russes.
Un procès " stalinien "Les procureurs russes prétendent que Sentsov a admis être impliqué dans des préparatifs d'actes terroristes. Lui affirme qu'il a été battu pour le forcer à des aveux qu'il n'a pas faits : " Ils ont mis un sac sur ma tête pour m'étouffer. Quatre fois. J'avais déjà vu ça dans des films. Ils m'ont battu à coups de pied et de bâton. Ils ont menacé de me violer. Puis d'aller me brûler dans les bois. "
Le 10  juin 2014, des cinéastes du monde entier, déjà, demandent la libération d'Oleg Sentsov. En vain. Après avoir été reporté plusieurs fois, le procès, qualifié par Amnesty International de " stalinien ", s'achève le 25  août 2015 par la condamnation de Sentsov. Après avoir changé sa nationalité pour pouvoir le juger, la Russie le condamne à vingt  ans d'emprisonnement dans un camp de travail forcé au-delà du cercle polaire. Son camarade Alexandre Koltchenko, anarchiste, écologiste et défenseur des droits de l'homme, est, lui, condamné à dix  ans d'emprisonnement.
Les pétitions internationales se succèdent, venant du monde du cinéma et des milieux artistiques et intellectuels. A la demande de réalisateurs européens, les plus grands festivals de cinéma réservent une place dans leurs jurys pour Oleg Sentsov.
Mais une fois de plus, les dirigeants des Etats démocratiques, en particulier en Europe, restent presque silencieux et laissent faire, comme ils l'ont fait avec constance ces dix dernières années, et comme ils continuent de le faire aujourd'hui face au soutien apporté par Vladimir Poutine à l'une des plus sanglantes dictatures actuelles, celle de -Bachar Al-Assad, responsable d'une guerre qui a fait plus de 350 000 morts en sept ans en Syrie.
Dans ce contexte, les dirigeants de la FIFA - Fédération internationale de football - vont s'ajouter au nombre de ceux qui servent les desseins de Poutine, en offrant à celui-ci l'organisation de la Coupe du monde 2018.
Les soutiens de Sentsov pensent alors que c'est peut-être une possibilité d'ouverture. Qu'il n'est pas imaginable au XXIe  siècle que les démocraties occidentales acceptent que cette Coupe du monde se déroule en Russie, si ce pays maintient emprisonnés ses opposants politiques, qu'ils soient ou non ukrainiens.
Mais les droits du football ont supplanté ceux des peuples.
Quand Oleg Sentsov a compris que l'on jouerait cette Coupe du monde en s'accommodant des territoires annexés et des opposants emprisonnés, il a décidé de ne pas laisser Vladimir Poutine tirer complètement parti de l'événement sportif mondial par lequel celui-ci comptait provoquer l'oubli occidental. Il a donc voulu fissurer le retentissement et l'omniprésence médiatique de la Coupe du monde par une grève de la faim.
C'est ce qui fait de son geste un acte politique majeur, qui, quelle que soit son issue, inscrira dans l'Histoire les -silences, les compromissions et les -lâchetés des démocraties européennes face à Vladimir Poutine, depuis plus de dix ans.
Oleg Sentsov a décidé de prendre le risque réel de mettre sa vie en jeu. Sa décision est politique, ce n'est pas une démarche suicidaire. Il s'est préparé, comme un cinéaste avant un tournage. Il a réfléchi avec un médecin à la façon la plus propice de mener sa grève de la faim, afin que son geste permette que soit entendu ce qu'il voulait faire -entendre. Il a cessé de s'alimenter le 14  mai 2018, en plein Festival de Cannes, sachant que le risque d'une issue fatale était envisageable au moment de la Coupe du monde.
Parallèlement, le calcul de Poutine s'est avéré juste. Les dirigeants occidentaux ont émis des protestations de pure forme, mais sont tous venus (à l'exception notable des Britanniques, qui accusent le Kremlin de l'assassinat sur leur territoire d'un ex-agent du FSB). Le président français avait déjà évoqué, publiquement, à la fin mai, le cas d'Oleg Sentsov, lors d'une rencontre et d'une conférence de presse avec Vladimir Poutine. Son hôte russe a écouté, le visage fermé, et a laissé croire qu'il ne savait pas -vraiment qui était Sentsov. Mais l'équipe de France s'étant qualifiée pour la finale, le président français a tout de même marqué de sa présence l'événement organisé par la Russie. Il a alors évoqué de nouveau le cas d'Oleg Sentsov. L'Histoire dira lequel des deux dirigeants a finalement fait le jeu de l'autre.
Si les Pussy Riot n'avaient pas envahi le terrain le soir de la finale, on n'aurait retenu de cette Coupe du monde que " sa formidable organisation ", comme l'ont répété jusqu'à l'écœurement le président de la FIFA et la quasi-totalité des médias.
Oleg Sentsov peut mourir à tout moment, à chaque minute qui passe.
S'il restait aujourd'hui quelque chose à sauver d'une affirmation politique des démocraties européennes, elles le perdraient définitivement avec la mort d'Oleg Sentsov. Par son combat, malheureusement mené sans leur soutien réel, Sentsov aura éclairé ce que doivent être les valeurs du XXIe  siècle, pour que les démocraties ne répètent pas les erreurs du XXe, en nourrissant elles-mêmes les monstres qui vont les dévorer.
Aujourd'hui, au 100e jour de sa grève de la faim, nous réitérons notre appel aux dirigeants européens pour que soient mis en œuvre tous les pouvoirs et moyens de pression pouvant permettre la libération immédiate du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov.
Collectif
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire