mercredi 22 août 2018

Le regain des semences paysannes


21 août 2018

Le regain des semences paysannes

Petits sélectionneurs et banques de gènes font revivre des variétés locales

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Sur les terres des frères Zollinger, bordées par le lac Léman et les Alpes suisses, dans la commune des Evouettes, les asperges sont montées en graine et les carottes ouvrent leurs ombelles blanches. Nulle négligence dans ce laisser-pousser : les légumes ne sont pas cultivés pour leur chair, mais pour leurs graines. Pionniers des semences bio en Suisse, les Zollinger se sont lancés dans les années 1980 avec une douzaine de variétés, collectées dans les jardins villageois, les champs ou les monastères.
Depuis, les quatre fils ont repris l'entreprise familiale, et le catalogue s'est étoffé, avec quelque 450  variétés potagères et horticoles. Des variétés anciennes, ou modernes, mais toujours locales et libres de droit. Une démarche à contre-courant de l'industrie semencière, qui protège ses productions par des droits de propriété visant à interdire ou à taxer les " semences de ferme ", c'est-à-dire celles avec lesquelles un agriculteur resème une partie de sa récolte. Pourtant, la petite maison Zollinger prospère.
" Les gros sélectionneurs investissent des millions, pendant des années, pour faire entrer sur le marché une nouvelle variété ultra-performante. Ils veulent donc la protéger du piratage, explique l'aîné, Tulipan Zollinger. De notre côté, on s'adresse aux jardiniers et aux petits maraîchers, qui cherchent des variétés différentes, “swiss-made”, adaptées aux petites productions… On a, par exemple, la tomate rose de Berne, difficile à produire mais très savoureuse ", précise-t-il.
L'essor du bioEncore très minoritaires, les variétés locales tentent de prendre racine, aux marges d'un marché des semences restrictif et de plus en plus concentré – Bayer-Monsanto, Dupont-Dow et Syngenta-ChemChina détiennent à eux trois plus de la moitié du marché mondial. Malgré tout, on assiste à leur indéniable retour en grâce. En France, le Réseau Semences paysannes, né en  2003, fédère aujourd'hui une centaine d'organisations. Comme d'autres mouvements européens, il revendique le droit de reprendre en main ces variétés " à la ferme " et de les faire circuler librement.
Car, avec l'essor du bio, de la vente directe, des produits du terroir ou des potagers, l'agriculture se diversifie… et ses besoins en semences aussi. Dans ces productions de niche, la variété d'élite, prolifique partout (pour peu que les milieux soient homogénéisés à l'aide d'intrants ou d'irrigation), n'est pas la plus adéquate. On recherche au contraire une culture singulière, la mieux adaptée à sa région et à son usage : tel blé résiste à la sécheresse, ou à l'altitude, tel autre est d'excellente qualité pour faire du pain…
C'est la conception même de diversité culturale qui est en jeu dans cette bataille. " Pour nous, ce sont des populations hétérogènes - chaque plante est différente - , dont la force est de s'adapter aux savoir-faire paysans et au milieu ", détaille Patrick de Kochko, coordinateur du Réseau Semences paysannes. Tout l'inverse des variétés commerciales obtenues par les sélectionneurs et semenciers. Pour être inscrites au catalogue officiel, celles-ci doivent être stables dans le temps, homogènes, ou encore démontrer un progrès génétique par rapport aux variétés existantes.
Ces critères, censés garantir la qualité et la conformité des semences qui occupent l'essentiel des marchés, excluent toute la gamme des semences paysannes. Or, sans catalogue, pas de commerce, ou presque. Pour les récoltes paysannes, seuls sont autorisés des échanges en petits sachets ou, depuis la loi sur la biodiversité de 2016, une utilisation dans le cadre de l'" entraide agricole ", à titre gratuit.
La donne pourrait changer avec le nouveau règlement européen sur l'agriculture bio, adopté en avril, qui autorise leur commerce à partir de 2021. " Le règlement ne parle pas de semences paysannes mais de matériel hétérogène, avec une approche très technique et conventionnelle de la variété, finalement assez éloignée de nos pratiques ", note toutefois Patrick de Kochko. Il craint que cette dérogation n'ouvre en fait une brèche aux " nouveaux OGM ".
Une avancée en demi-teinte, donc, après des décennies d'érosion de la biodiversité plantée. Selon l'Organisation des Nations unies pour l'agriculture et l'alimentation (FAO), la diversité des cultures s'est réduite de trois quarts au cours du XXe siècle. Après la seconde guerre mondiale, l'agriculture se recentre autour de quelques variétés modernes à haut rendement, adaptées à la mécanisation et aux intrants chimiques.
Délaissées, les variétés paysannes se sont retrouvées reléguées dans des banques de graines. Ces conservatoires sont aujourd'hui plus de 1 750 dans le monde, chargés de veiller sur ce précieux patrimoine génétique.
Retourner aux champsRetour en Suisse. Sur l'autre rive du lac Léman se dresse, discrète, la banque de semences nationale de Changins. Elle a été fondée en  1900 par des sélectionneurs et conserve aujourd'hui quelque 13 000  variétés agricoles. Autant d'échantillons de graines qui dorment, rangés et étiquetés, dans ses sous-sols réfrigérés. Régulièrement, les semences sont mises en terre pour être régénérées, sur de petites parcelles où se côtoient ancêtres du blé, épeautres anciens ou sojas modernes.
" Ce qui nous intéresse, ce n'est pas tant la valeur agronomique de ces variétés que le maintien de la diversité génétique ", explique Arnold Schori, responsable de l'amélioration des plantes. Pour le chercheur, cette diversité " constitue un réservoir de caractéristiques crucial pour assurer l'avenir alimentaire : adaptation au changement climatique, aux nouvelles maladies… ". Parmi leurs types de 6 000  blés, les équipes de Changins ont ainsi retrouvé, dans une ancienne souche issue des montagnes des Grisons, une résistance à la pourriture de la neige… utilisée ensuite par des sélectionneurs japonais.
Gardiennes des ressources génétiques, les banques de graines ont néanmoins leurs limites. Soumises aux pressions des sélectionneurs, elles ont souvent privilégié les grandes cultures, au détriment d'espèces mineures comme l'orge ou le sarrasin. Et elles ne conservent qu'un petit échantillon, figé, de chacune des variétés qu'elles abritent.
" Ces banques jouent un rôle positif dès lors qu'elles distribuent des variétés aux agriculteurs qui les remettent en circulation, et qu'elles sont source d'une rediversification dans les champs. C'est de plus en plus le cas ", observe Isabelle Goldringer, généticienne à l'Institut national de la recherche agronomique.
L'enjeu est désormais, pour les variétés locales, de retourner aux champs après être sorties des banques de gènes. Ces institutions sont souvent le dernier endroit où paysans, amateurs et petits semenciers peuvent retrouver des variétés oubliées. A l'instar des frères Zollinger, qui ne se sont pas privés d'y puiser pour enrichir leur propre catalogue. Chaque année, leurs clients élisent cinq variétés sauvegardées dans les coffres de Changins, qu'ils multiplient, réadaptent au milieu et au goût des consommateurs… avant de les remettre sur le marché. La plante reprend vie. Pour Tulipan Zollinger, " c'est en la cultivant dans un maximum de jardins qu'elle sera le plus en sécurité ".
Angela Bolis
© Le Monde

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