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mercredi 22 août 2018

James Reese Europe Requiem pour le " Roi du jazz "


21 août 2018

James Reese Europe Requiem pour le " Roi du jazz "

Crimes à pleins tubes 1|6 De nombreuses figures de la musique ont été assassinées en pleine gloire. Chaque meurtre raconte autant l'artiste que son époque. En 1919, au sortir de la première guerre mondiale, c'est un héros de l'armée américaine et pionnier du ragtime qui est poignardé par l'un de ses musiciens

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Un homme noir est étendu sur un lit de l'hôpital de campagne de Gizaucourt, un village de la Marne. Autour de lui sont alignés des soldats momifiés, des gueules cassées, des corps ravagés. La veille encore, en ce mois de juin 1918, l'armée allemande a déversé un déluge d'obus sur les tranchées alentour, nappant l'Argonne de gaz mortels. Les poumons de James Reese Europe, 38 ans, lieutenant du 369e régiment d'infanterie, en sont remplis. Mais l'officier américain tient bon. Ses yeux globuleux sont mobiles derrière ses lunettes rondes en écaille de tortue. Ses doigts battent la mesure. Insensible au brouhaha et à l'odeur de mort, il griffonne sur des feuilles de papier. Il compose. On Patrol in No Man's Landracontera le tumulte des tranchées sur un rythme explosif de ragtime. Ce soldat essoufflé n'est pas n'importe qui : à New York, on l'appelle le " Roi du jazz ".
En France, James Reese Europe ne dirige pas seulement son groupe de mitrailleurs dans les boyaux maudits des abords de Valmy. Il est aussi à la tête du plus formidable orchestre militaire américain : soixante professionnels prêts à accompagner les exploits des Harlem Hellfighters. Ce régiment d'Afro-Américains engagés volontaires a été confié à l'armée française, ce qui évite tout mélange Noirs-Blancs au sein d'une US Army qui pratique encore la ségrégation. Le 1er  janvier 1918, à peine débarqué en rade de Brest, c'est une Marseillaise aux accents syncopés qu'offre le maestro au public local, qui mettra quelques mesures avant de reconnaître l'hymne national. Le 12  février, sous les ors du Théâtre Graslin, à Nantes, celui que l'on surnomme aussi " Big Jim " pour sa stature de colosse a même donné le premier concert de jazz en Europe. " Il a réorchestré son répertoire afin qu'il puisse être compatible avec les instruments et les déplacements d'une fanfare militaire, jouant aussi bien au plus près des zones de combat qu'au jardin des Tuileries ", précise Matthieu Jouan, commissaire général des commémorations " 100 ans jazz " en France.
James Reese Europe est un perfectionniste. Aux Etats-Unis, il avait procédé en personne au casting de son big band, opérant un aller-retour express à Porto-Rico, en mai 1917, afin d'y dénicher les meilleurs spécialistes des cuivres. Mais cette tournée française à portée de canon de l'ennemi est à mille lieues des sunlights de Broadway. " Pour des raisons tactiques, afin de ne pas dévoiler la position des troupes, il est rarement présenté sous son nom, poursuit Matthieu Jouan. Les programmes des concerts mentionnent alors simplement “un orchestre noir”, sans plus de précision. "
Non, le roi du jazz ne mourra pas dans les tranchées. Après son hospitalisation, il reprend les concerts, puis finit par rentrer sain et sauf à New York. Le 17  février 1919, le voici avec les Hellfighters rescapés, tous décorés par la France, qui remontent la Ve Avenue jusqu'à Harlem, sous les vivats de la foule. Cinq cent mille personnes sont agglutinées sur les trottoirs et aux fenêtres, saluant le meneur de la parade, James Reese Europe. Chacun se souvient qu'avant la guerre, ce descendant d'esclaves, né à Mobile (Alabama) en  1880, avait su se faire une place au sein du prestigieux circuit musical new-yorkais.
Une fanfare en uniformeCintré dans d'impeccables costumes, le colosse semble doué du don d'ubiquité, tout à la fois compositeur, chef d'orchestre, organisateur d'événements et directeur artistique, parfois le tout dans la même soirée, sur plusieurs scènes différentes, backstage ou en pleine lumière. Il s'impose comme l'animateur favori des fêtes des riches familles blanches de la Côte est, tout en syndiquant les musiciens noirs, au sein du Clef Club, exigeant des conditions de travail égales à celles des Blancs. James Reese Europe saura, le temps de ses shows, briser, la  color line, cette séparation discriminatoire fondée sur la couleur de peau. Le 2  mai 1912, il fait entrer le jazz à Carnegie Hall, la plus prestigieuse des salles new-yorkaises, avec le premier  Concert of Negro Music, un succès phénoménal, devant un public non ségrégué.
De retour de France, le lieutenant rêve désormais de porter la musique noire américaine à un niveau jamais atteint, de la faire apprécier au monde entier. " Au printemps 1919, sa popularité est au sommet, souligne Peter Lefferts, historien de la musique à l'université du Nebraska. C'est un héros de guerre et le musicien qui a fait découvrir le jazz à l'Europe. Son seul nom constitue un argument marketing. Il est promis à une longue carrière. "
Le jazzman commence par -remobiliser sa fanfare – qui -devient le Hellfighters Band. Ils -signent un contrat d'enregistrement avec Pathé et sillonnent l'Amérique en uniforme de soldat. Le chef propose un show jamais vu, combinant les premiers classiques du ragtime, ses succès d'avant-guerre et ses compositions personnelles made in France. Le spectacle se conclut chaque soir par On Patrol in No Man's Land, interprété à grand renfort d'effets pyrotechniques, scandé par Noble Sissle, dandy à la fine moustache, et les déflagrations de tambours des Percussions Twins (les " jumeaux des percussions "), les homonymes Herbert et Steven Wright.
Le 9 mai, c'est à Boston, sous une pluie de mousson, que fait étape le barnum des vétérans de la Marne. La journée est mal -engagée pour le chef d'orchestre. Son médecin s'inquiète de ses poumons, l'alerte sur le surmenage, lui intime de prendre une pause. Programmé à l'Opera House, son groupe doit finalement céder sa place à Al Jolson, un comique spécialiste des spectacles racistes de " black face ". Le Hellfighters Band se replie donc sur le Mechanics Hall, une salle plus impersonnelle.
Ereinté, Europe décline l'invitation à un dîner protocolaire d'avant-spectacle. Il se fait remplacer au pied levé par un chanteur des Harmony Kings – un épatant quatuor vocal qu'il vient d'adjoindre à sa tournée. Lorsque s'allument les lumières du concert du soir, le band leader est pourtant bien à son pupitre, toujours tiré à quatre épingles. En revanche, Herbert Wright, l'un des " jumeaux " percussionnistes, connu pour sa discipline erratique, manque à l'appel. Il est récupéré au dernier moment, allongé sur une banquette, par le fidèle Noble Sissle, et reprend sa place juste à temps pour le duo.
A l'entracte, Big Jim convoque les " jumeaux " dans sa loge. Il connaît la fatigue extrême de chacun, mais réclame calme et professionnalisme. Herbert -Wright réplique, se plaint d'être le souffre-douleur, le mal-aimé du binôme, avant que Noble Sissle l'escorte doucement vers la porte. Le petit percussionniste fait soudain volte-face. Son -regard se voile. " Je vais tuer quiconque profite de moi !, hurle le musicien. Jim Europe, je vais te tuer ! " Il sort un couteau de sa -poche, bondit vers le chef d'orchestre, lui entaille le cou d'un -revers de main. Big Jim s'affaisse.
Des choristes s'affairent pour maîtriser l'agresseur, éponger la plaie, appeler la police. C'est une blessure superficielle, rassure -Europe. Il a vu bien pire, lui, le -revenant des tranchées. Le sang, pourtant, coule à flots. Toujours très " pro ", il confie sa baguette à son adjoint, donne ses consignes pour le deuxième acte, avant d'être conduit par son ami Noble Sissle au City Hospital. Le sang se vide peu à peu du corps du soldat musicien. Un vendredi soir, aux urgences, la prise en charge d'un Noir n'est pas prioritaire…
Lorsque son corps fend de nouveau la foule de Harlem, moins de trois mois après son retour triomphal sur la 5e avenue, les larmes ont remplacé les sourires. En ce 13  mai 1919, New York offre les premières funérailles publiques à un Noir. Généraux et -danseurs, mélomanes et politiques accompagnent l'hommage d'une ville à son " King ". Une foule métissée, bercée par l'orchestre jouant du blues en guise de requiem.
La relève est assuréeHerbert Wright, en partie dégagé de responsabilité pénale en raison de son état mental, sera condamné à dix ans de prison après avoir plaidé coupable. Le Hellfighters Band, orphelin de son leader, s'étiolera en quelques mois à peine. De quoi décider un jeune clarinettiste ambitieux, nommé Sidney Bechet, de s'engager auprès d'un orchestre concurrent. Avec Louis Armstrong, -Dizzie Gillespie, Duke Ellington et tant d'autres, ils prendront la -relève, donnant au jazz ses lettres de noblesse, comme en avait rêvé  Big Jim. Lui qui n'aura légué qu'un maigre patrimoine de 24 chansons à l'enregistrement tressautant repose au cimetière militaire d'Arlington, au pied d'une stèle immaculée.
Celui que le jazzman Eubie Blake appellera le " Martin Luther King de la musique " laisse un autre héritage, plus personnel. Son fils, James II, n'avait que 3 ans lors du drame de -Boston. Lui aussi a traversé le siècle en pionnier, au sein de la -marine marchande puis des pompiers de New York, luttant contre la ségrégation, loin des -lumières de Broadway. Ses cinq enfants se sont récemment -regroupés à l'occasion de commémorations de la première guerre mondiale. " Nous n'avons aucun souvenir matériel de notre grand-père. Son assassinat, aussi tragique qu'inattendu, a changé le cours de l'Histoire. Il a été oublié un siècle durant ",raconte, d'une voix de velours, James -Europe III, 62 ans. Charpentier à New York, tout juste retraité en Floride, il n'a jamais mis les pieds en France, ni au Mechanics Hall de Boston. Mais il est aussi fier de ses aïeux que de ses deux -enfants. Le premier s'appelle Rob, il est joueur de blues " old soul ", au plus près des racines de la musique afro-américaine. Le second parcourt le monde pour l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique – il s'appelle James IV et a le grade de lieutenant.
Thomas Saintourens
© Le Monde

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