vendredi 24 août 2018

CULTURE - Des rayons et des rails : les gares de Claude Monet


CULTURE


22 août 2018

Des rayons et des rails : les gares de Claude Monet

LES ARTISTES PRENNENT LE TRAIN 2|6 En 1877, le peintre obtient l'autorisation de travailler à la gare Saint-Lazare. Et commence une série de douze toiles décisive pour la modernité

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Le communisme, c'est les soviets, plus l'électricité. L'impressionnisme, c'est le tube en étain et le chemin de fer. Au mitan du XIXe siècle, les artistes français découvrent une nouveauté, venue d'Angleterre, et commercialisée à partir de 1859 à Paris par la maison Lefranc : la peinture en tube. Finie la longue séance de broyage des couleurs sur la plaque de marbre, oubliées les vessies de porc où on les conservait quand on désirait les transporter. Désormais, elles se présentent sous un faible volume, dans un emballage léger et pratique pour l'artiste désireux de travailler en plein air.
Ça tombe bien, le plein air est lui aussi plus facilement accessible : un peintre parisien souhaitant brosser les façades de la cathédrale de Rouen aurait dû supporter douze à quinze  heures de diligence pour y parvenir. Quand Claude Monet (1840-1926) installe son chevalet dans un immeuble avec vue sur la façade de l'église, en  1894, il y est arrivé en un peu moins de quatre  heures, grâce aux Chemins de fer de l'Ouest. En  1885, la toute nouvelle gare Saint-Lazare a déjà accueilli plus de 12 millions de voyageurs. Construite grâce à des capitaux franco-britanniques, et une majorité d'ingénieurs et d'ouvriers anglais, la ligne a été inaugurée en mai  1843, bientôt prolongée jusqu'au  Havre, la ville où Monet a grandi, qu'on atteint en six heures seulement. Impression, soleil levant eût-il été peint sans cela ? Rien n'est moins sûr. Les falaises d'Etretat, sans l'embranchement vers Fécamp (1855) ? Peu probable. Et les plages de Dieppe, de Pourville, de Varengeville ? Inenvisageable, sauf à souffrir d'importants inconforts.
Le train est moderne, confortable, pour peu qu'on voyage en première classe : dans ce cas, le billet jusqu'au  Havre coûte 26,50 francs, 6  francs de plus qu'en deuxième. Les plus pauvres, prêts à subir la rudesse de bancs de bois, opteront pour la troisième classe, 15,50  francs (soit tout de même l'équivalent de quatre journées de travail d'un ouvrier en 1850). Honoré Daumier sera le premier, sinon le seul, à représenter cet aspect des choses en  1864 avec son tableau Le Wagon de troisième classe, dont le thème est moins le train que la misère des banlieusards qui l'empruntent au quotidien. Tous voyageront en sécurité. Les premiers accidents ferroviaires les plus meurtriers ont servi de leçon : on n'enferme plus les voyageurs à clé dans les wagons depuis qu'un incendie a tué de nombreux malheureux prisonniers des compartiments. Et l'accès des trains, où il n'est pas permis de fumer, est interdit " à toute personne en état d'ivresse, ou vêtue de manière à salir ses voisins " et " à tous les individus porteurs de fusils chargés… ". C'est donc armés de leur boîte de tubes de peinture et de leur chevalet de campagne – mais pas plus des 13 kg de bagages autorisés – que les impressionnistes partent vers la Normandie.
Cependant, il leur arrive aussi, comme aux vaches, de regarder passer les trains. Le Musée de Compiègne conserve ainsi une des plus anciennes (vers 1845) représentations connues en France d'un chemin de fer, une lithographie d'un certain Bineleau montrant un train de la ligne Paris-Rouen. La vitesse ne doit pas être excessive, puisque des passagers coiffés de hauts-de-forme jouissent de la vue depuis le toit de l'une des voitures. On ne peut pas trouver plus grand contraste avec l'un des tout premiers tableaux consacrés à l'iconographie ferroviaire,Rain, Steam and Speed – The Great Western Railway peint par Turner (1775-1851) en  1844. On est là plus proches de La Bête humaine (le roman de Zola ne paraîtra pourtant qu'en  1890) que d'autre chose. L'irruption de la modernité, mais aussi la fin d'un monde rural.
Couleurs et valeursCe contraste-là n'intéresse guère Claude Monet. Quand il peint des trains, assez tardivement, c'est sur les couleurs et surtout les valeurs qu'il s'attarde. Son Train dans la campagne (vers 1870) conservé au Musée d'Orsay ne montre que quelques wagonnets, à peine visibles, et une locomotive cachée par une ligne d'arbres touffus, dont les feuilles jouent avec le panache de la fumée produite par la cheminée.
" La poésie du XIXe siècle, il faut le dire, c'est la vapeur… ", écrivait Jules Janin, auteur en  1847 d'un guide, Voyage de Paris à la mer." La machine, et le rôle qu'elle joue dans le paysage, ne suffit-elle pas à un beau tableau ? ", interrogeait à son tour en  1857 le critique Jules Champfleury dans son manifeste Le Réalisme. On en est loin. Longtemps, les trains de Monet seront des détails de ses paysages. La fumée de son Train de marchandises (1872), c'est un gros nuage gris et blanc qui coupe en oblique les falaises de la vallée de la Seine. Sans elle, le convoi lui-même serait inidentifiable. En  1873 et 1874, il représente à plusieurs reprises le pont d'Argenteuil. Les trains sont à peine visibles : le sujet, c'est la masse blanche du viaduc et son aspect rectiligne qui contrastent avec les reflets de la lumière dans les eaux du fleuve et le ciel moutonnant de nuages. Même quand il peint en  1875 un Train dans la neige à Argenteuil, le noir du convoi n'est qu'un détail du tableau.
Il faut attendre 1877 et son installation dans le quartier de la Nouvelle Athènes, à Paris, pour que Claude Monet regarde les trains autrement. Il obtient l'autorisation de travailler dans la gare Saint-Lazare, toute proche, et entame un ensemble de douze toiles où la verrière surplombant les quais filtre les rayons du soleil, qui jouent avec les fumées produites par les locomotives. Le paysage est urbain, et le sujet des plus contemporains, mais c'est encore la lumière qui est l'héroïne de l'affaire. Surtout, avant les " meules ", avant les " cathédrales de Rouen ", avant les " nymphéas ", les " gares Saint-Lazare " furent le premier thème que Monet traita de façon quasi -systématique, et ce n'est sans doute pas un hasard, car la série dans l'art, inaugurée ainsi par lui, est devenue l'une des marques de la modernité, comme le train le fut dans les transports : si Monet est révolutionnaire, ce n'est pas par ses sujets, mais bien par la manière dont il avait décidé de les traiter.
Harry Bellet
© Le Monde

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