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samedi 2 décembre 2017

Sidi Boulaalam, l'envers du " nouveau " Maroc


2 décembre 2017

Sidi Boulaalam, l'envers du " nouveau " Maroc

Lors d'une distribution de nourriture dans une région pauvre, le 19 novembre, quinze femmes sont mortes piétinées

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En matière de montres, Abdelkabir Al-Hadidi est un imam qui a du goût. La sienne se laisse deviner sous les manches de sa djellaba beige finement brodée. Massive, noire et dorée, elle ne détonne pas avec ce que l'on sait de l'homme, prédicateur dans un quartier huppé de Casablanca. Un peu plus avec le décor : Sidi Boulaalam, commune rurale de quelque 8 000  habitants, perdue entre Essaouira et Marrakech, où l'on se déplace encore en carriole dans un paysage de rocaille à peine troublé par quelques chèvres et moutons.
Assis devant le local de son association, M.  Al-Hadidi, la cinquantaine, barbe taillée en collier, reçoit comme un notable, avec courtoisie, et sert lui-même le thé sur une table basse en marqueterie. " C'est une région très pauvre, sans activité économique. Cette année, la sécheresse risque d'aggraver la situation et, de toute façon, la terre n'est pas très fertile, explique-t-il. On sait que l'Etat ne peut pas tout faire, on ne va pas rester les bras croisés. C'est notre devoir et notre nature de Marocains de nous entraider. "
" Ni enseignement ni santé "M.  Al-Hadidi est originaire de la région. Officiellement, son association soutient les écoles coraniques et le développement local. Mais depuis cinq ans, elle organise aussi d'importantes distributions de denrées alimentaires. Aujour-d'hui, l'imam se dit " triste ". Car le dimanche 19  novembre, sur la place du marché en terre battue de Sidi Boulaalam, quinze femmes ont perdu la vie lors de la distribution de nourriture. La plus âgée était née en  1937, la plus jeune, mère de quatre enfants, en  1985. Elles ont été écrasées par la foule, alors que plusieurs milliers d'entre elles avaient afflué de toute la -région pour tenter d'obtenir un panier de vivres : de la farine, du sucre, de l'huile, peut-être quelques paquets de thé.
Fatima (le prénom a été changé), la cinquantaine, y était. Originaire de la petite ville de Sidi Mokhtar, à une trentaine de kilomètres, elle est partie dans la nuit, vers 1  heure, pour être sûre d'arriver à temps à Sidi Boulaalam. Elle a fait le trajet avec des voisines : 5  dirhams (environ 0,45  euro) chacune sur un pick-up. Sur place, après des heures d'attente sous le soleil, la distribution a débuté vers 10  heures.
" Quand la bousculade a commencé, je suis tombée par terre. Une dame m'a aidée à me relever ", raconte la rescapée en montrant ses bras couverts de bleus et son genou enflé. Emmenée en ambulance jusqu'à l'hôpital, elle y a reçu une injection puis est repartie avec une ordonnance – pour des médicaments qu'elle n'a pas pu acheter. Fatima est veuve et n'a quasiment pas de revenus. " L'an dernier, on a eu 10  kg de riz, 5  litres d'huile, 10  paquets de thé… Mais ça ne vaut rien si je meurs, dit-elle.  Je n'irai plus jamais, même s'ils distribuent de l'or. " Fatima sait qu'elle a échappé de peu à la mort.
Venue elle aussi de Sidi Mokhtar, Messouda Boudakh n'a pas eu cette chance. Elle a été écrasée contre les barrières puis piétinée. Elle avait environ 60  ans. Son mari ne savait pas qu'elle allait à Sidi Boulaalam. Devant la bicoque familiale faite de parpaings, de terre et de pierres, ce sont surtout les filles et les femmes de la maison qui parlent. " Ici, on n'a pas de revenus constants, gronde l'une d'elles, seulement ceux tirés de la récolte et d'un peu d'artisanat, avec les tapis. Le développement, c'est à Marrakech, Essaouira, Agadir. Ici, on ne voit rien. "
Sentiment d'abandonSelon un récent rapport du Haut-Commissariat au plan, la pauvreté, bien qu'en baisse continue, frappe 3,9  millions de Marocains (sur 34  millions), dont une majorité vit dans les campagnes. Omar Arbib est membre de l'Association marocaine des droits humains à  Marrakech. Il rappelle que la province d'Essaouira, dont dépend Sidi Boulaalam, est parmi les cinq plus pauvres du pays. " Dans ce village, 57  % des gens ne savent ni lire ni écrire, c'est même 65  % parmi les femmes ; 64  % des maisons sont insalubres, 35  % ont l'eau et 0,3  % seulement sont reliées au réseau d'assainissement ", détaille-t-il.
Sidi Mokhtar est l'archétype de ces zones rurales laissées pour compte de l'impressionnant essor économique des grands pôles urbains. Sur le bord de la route principale, on compte trois cafés aux nappes dépareillées, où les bus de touristes ne font que s'arrêter quelques minutes sur leur trajet entre les deux perles touristiques que sont Marrakech et Essaouira.
" A part ces trois cafés, personne ici ne profite du tourisme ", soupire Abdelbasset Soubaa, 35  ans, militant local des droits humains. Lui est un enfant du pays : " Les gens ici sont des bergers. Ils ont des petits troupeaux de chèvres, de moutons, ou ils font un peu de commerce dans les souks de la région. Les jeunes n'ont rien à faire, il n'y a aucune industrie, juste une petite zone agricole qui les fait travailler quand c'est la récolte : 40  dirhams (3,60  euros) par jour. " Parmi les femmes victimes de la bousculade, trois étaient originaires de Sidi Mokhtar. Le drame a provoqué la colère et de petites manifestations locales : quelques dizaines de participants tout au plus.
Abdelbasset Soubaa montre une vidéo de mauvaise qualité sur son téléphone portable. On y voit des jeunes, banderoles à la main, scander : " C'est le nouveau Maroc, ni enseignement ni santé ", tournant ainsi en dérision le discours officiel sur le bond en avant du Maroc, puissance africaine en devenir, et sur ses grands chantiers. L'une des revendications des habitants concerne le dispensaire, qui ne compte qu'un médecin et ferme à 15  heures. Un modeste bâtiment de plain-pied, où se pressent dès le matin des dizaines de personnes.
Abdelbasset explique que les habitants bataillent depuis sept ans, en vain, pour avoir un hôpital avec des urgences. Ils ont certes obtenu une ambulance, mais il faut payer 200  dirhams (près de 18  euros) le transport. " Cette année, le roi a fait une grande tournée en Afrique, il a distribué de l'aide et des projets. Mais est-ce que ce ne sont pas nos régions, ici, qui en ont besoin en priorité ? ", tempête le militant.
Deux enquêtes ouvertesYounès Ennadiri est plus posé, mais il partage la même amertume. Capuche sur la tête, la trentaine, ce gaillard est le deuxième vice-président de la commune rurale. Il rappelle que Sidi Mokhtar et sa région, ce sont 40 000  habitants qui doivent se débrouiller avec un budget de 400 000  euros. Une fois retirés les frais de gestion (260 000  euros), il ne reste que 140 000  euros pour les projets de développement. " Pendant des années, raconte-t-il, on nous a dit, à nous les jeunes : Vous n'arrêtez pas de vous plaindre mais agissez, présentez-vous aux  élections !  "
Alors Younès l'a fait, et il a été élu en  2015 – peu importait le parti, il lui fallait juste être sur une liste. Aujourd'hui, il se dit sans illusion. Selon lui, non seulement les moyens sont insuffisants, mais le véritable pouvoir de décision est ailleurs, du côté du ministère de l'intérieur notamment. " Je regrette d'avoir été élu car je ne peux pas tenir les promesses que j'ai faites aux gens ", lâche-t-il.
C'est sans doute l'autre leçon du drame de Sidi Boulaalam : il a remis en pleine lumière le sentiment d'abandon d'une partie de la population marocaine, persuadée de n'être pas entendue ni représentée. " Après l'incident, on a vu le gouverneur, le wali. Les autorités sont venues et elles ont fait des promesses, mais c'est juste pour calmer les esprits ", estime Abdelbasset.
La tragédie a provoqué un électrochoc dans un pays qui se targue d'être en plein développement. Dans une chronique parue dans l'hebdomadaire TelQuel et intitulée " Mortes de faim ", l'actrice Fatym Layachi écrit : " C'est vrai qu'il est beau, le plus beau pays du monde. Ils sont beaux, tous ses grands projets structurants. (…) mais, au final, tout ça, ça sert à quoi ? Des gens crèvent de faim (…) Comment on a pu en arriver là ? Ou plutôt comment on a pu avancer sans voir ça ? "
Pour désamorcer la crise, les autorités ont réagi très rapidement. Quelques heures après le drame, un communiqué royal annonçait que les funérailles des victimes et les soins des blessés seraient pris en charge. Deux enquêtes, l'une administrative, l'autre judiciaire, ont été ouvertes. L'imam Al-Hadidi lui-même a été entendu par la gendarmerie royale. Certains le disent financé par des fonds saoudiens, ce qu'il réfute : " Ce sont des bienfaiteurs marocains qui financent notre action. "
Il explique que son association avait tout organisé dans les règles pour permettre la distribution de 10 000  colis en trois jours. La bousculade a d'ailleurs eu lieu en dehors de l'espace de distribution, insiste-t-il. Du côté de la municipalité, même son de cloche." Les autorités ont fait ce qu'il fallait : il y avait des gendarmes et des forces auxiliaires ", souligne Elyazid Al-Fahim, membre du conseil municipal, pour qui " ce n'est pas la pauvreté qui est en cause, mais l'inconscience  de certains profiteurs ".
Mohamed (le prénom a été changé), un jeune habitant de Sidi Boulaalam, a une tout autre version : " Il n'y avait pas assez d'agents des forces de l'ordre, peut-être huit ou dix, alors que des milliers de personnes étaient arrivées depuis la veilleEt si le but de l'association était d'aider les gens, pourquoi ne sont-ils pas venus dans les villages ? Ce qu'ils voulaient, c'était juste filmer la distribution pour se faire de la pub. "Saisonnier dans une ferme pour un salaire de misère, Mohamed aimerait que les responsables de ce drame soient punis – mais il n'y croit pas.
Miloud, lui, a perdu sa mère, morte dans l'ambulance qui l'emmenait à l'hôpital d'Essaouira. " Elle était tellement bleue que je ne l'ai pas reconnue au milieu des cadavres ", dit-il, rappelant que les dons n'étaient destinés qu'aux femmes. S'il avait pu, il y serait allé à  sa place. Dans sa tristesse, il est toutefois reconnaissant au roi d'avoir envoyé, comme il l'avait promis, de quoi acheter des vivres pour le dîner des funérailles.
Charlotte Bozonnet
© Le Monde

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